Balade crépusculaire (scène de vie 15)
C’est une longue rue piétonne qui part du centre de la ville et va jusqu’au port. Tout le temps bondée, les gens aiment la monter ou la descendre, l’arpenter en somme. Il y a des cafés, des restaus, quelques boutiques de fringues, deux-trois places offrant une respiration à l’artère étroite et biscornue. À son départ, des marginaux proposent des spectacles bancals. Plus loin, une grande fontaine gicle exaltant les cris des enfants et les bavardages des hommes. Ici, les sens en prennent pour leur grade. Ils ne savent pas où se fixer, n’arrivent pas à se reposer tant la vie tourbillonne. Qui regarder ? Qui entendre ? On ressent un doux vertige proche de l’ivresse au milieu de ce tumulte incessant. Et puis…
Et puis ils arrivent. Ils viennent de sortir de leur bâtiment et sont soudés l’un à l’autre. Tous deux sont d’une rare élégance. Lui porte un polo rose, un pantalon beige et des chaussures noires. Elle, une veste verte, une jupe noire et des souliers blancs. L’une de ses mains tient un petit sac ravissant. Tous deux sont remarquablement assortis comme s’ils avaient réfléchi à leur tenue ensemble. Quel âge ont-ils ? Soixante-dix, peut-être quatre-vingt ans. Il est légèrement dégarni, elle a teint ses cheveux en blond. Ils avancent dans la rue avec une lenteur qui détonne par rapport aux autres badauds. De par leur allure d’escargot en pleine digestion, on dirait presque qu’ils prennent un courant différent de ceux possibles. Qu’ils empruntent un chemin de traverse, connu d’eux seuls et indécelable. Ils marchent au milieu de la foule, dans cette rue passante et pourtant ils se trouvent ailleurs, sur une voie parallèle et déserte, annexée par le silence.
Après une dizaine de pas chiches, ils s’arrêtent. L’homme se décroche de sa femme et s’appuie sur un gros bloc de béton qui délimite la terrasse d’un café. Deux longues minutes passent. La femme ne montre aucun signe d’impatience. Elle attend que son homme regagne des forces. Son bras se déplie lorsque c’est bon. Il y a une espèce de flottement. L’homme hésite à s’arrimer à son épouse. Son visage parcheminé se chiffonne preuve d’une lutte intérieure. Finalement, il quitte son amarre et s’agrippe au bras offert. Ils repartent à nouveau soudés, un peu plus lentement semble-t-il qu’à la sortie de leur immeuble. Obnubilé par les buts qu’ils ont en tête, les gens les dépassent avec précipitation. Météores fous, comparés à eux, qui ignorent encore qu’ils vont bientôt s’écraser. D’ailleurs, ce vieux couple qui grignote les centimètres péniblement ne cherche-t-il pas à faire contrepoids à cette course vaine et générale ? Leur extrême lenteur en s’opposant à l’agitation ambiante ne vise-t-elle pas à sauver leurs semblables inconscients ? Comme si tous les deux tiraient une corde au bout de laquelle serait accroché le reste du monde pressé de mordre la poussière.
Nouvel arrêt. L’homme s’appuie contre un mur. La femme attend. Ils sont presque au bout de la rue. Un temps infini s’est écoulé depuis qu’ils ont mis le nez dehors. Toujours ce flux constant de piétons autour d’eux. La femme s’approche de son mari qui secoue la tête. Il se redresse et fait un pas en avant. Sa carcasse vacille légèrement. Puis un second. Son épouse l’accompagne, vigilante.
Ils disparaissent ainsi dans le jour finissant.
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