4. Le Cuisinier
Je pose mon Zouave près de la Porte de Clignancourt afin de continuer à pied à partir d'ici. Le Zouave a sa réputation : « le vélo des dealeurs » comme disent les bobos moqueurs. Il faut dire que parmi la ribambelle de marques qui propose des locations, le Zouave est le seul qui, à rebrousse-poil, fonctionne avec des jetons accessibles en liquide. Le cash. Une denrée devenue rare, antique, à l'heure où tout se passe en transactions dématérialisées : crypto monnaies, virements instantanés, cartes sans contact, paiements directs avec le Blackphone... Qui utilise encore des billets de nos jours ? À part les putes et les dealeurs.
Je profite de la chaleur de la fin d'après-midi et de l'espace désengorgé de sa foule pour respirer un peu et manger le sandwich que je me suis acheté sur la route. Je n'avais pas réalisé avoir autant l'estomac dans les talons avant de croquer dedans. La nourriture me requinque. Un peu. Ma tête entend toujours ces choses qu'elle ne devrait pas entendre. Mais en plein air, à distance, les sons me parviennent étouffés, lointains. Avec des écouteurs sur les oreilles, je parviens presque à les ignorer, comme on oublierait des acouphènes.
Je slalome entre les bâtiments de l'ancien marché aux puces de Saint-Ouen. Autrefois, ces bâtiments de briques rousses abritaient des brocantes, des marchés d'antiquaires ou des friperies. Les fascistes au pouvoir ont tout fait fermer il y a deux ans, au prétexte que ces halles servaient de point de ralliement à la contestation idéologique extrémiste. Dans leur jargon, les extrémistes, ce sont ces militants de gauche lambda qui rêvent de changement, de terrasser enfin le capital, l'ennemi. Mais le capital résiste. On ne sait même plus quels fils rattachent encore la tête au reste, on n'en voit plus les coutures à force de le rafistoler, de le ressusciter. Pire qu'un mourant sur lequel on s'acharne en soins palliatifs. Et pour tenir bon, quoi de mieux qu'un pouvoir autoritaire et répressif qui affiche ses opposants politiques comme de la vermine à purger.
Aujourd'hui, c'est une criminalité d'un autre type qui s'est développée dans les artères de ces lieux bouclés et désaffectés. Le genre de crime qui n'intéresse pas les pouvoirs publics. Au contraire, tant que ces idiots utiles prolifèrent, les autorités gardent une panoplie complète de prétextes pour continuer à faire régner la terreur et l'appareil répressif « pour le bien de l'honnête citoyen ».
Certes, je ne suis pas ce qu'on pourrait qualifier « d'honnête citoyen », mais j'ai bien moins peur en me promenant entre les rues bohèmes de ces anciens marchés qu'en croisant une patrouille de Robocops à Châtelet-les-Halles. Les dealeurs et autres guetteurs louches me saluent, même, d'un signe de tête à peine visible. C'est comme si on se flairait entre chiens. Ils n'ont pas besoin d'un pouvoir de télépathie pour me cerner. Maintenant, les signes ont aussi valeur d'avertissement : ils m'ont repéré, j'ai le droit de passer, tant que je me tiens à carreau. Tout va bien. Je suis la discrétion même, l'immigré sans papiers qui applique la stratégie du profil bas comme ligne de survie. Je ne suis pas là pour traîner, et j'ai une destination.
Je passe un portail – plutôt le grillage défoncé à côté – et traverse une cour aux dalles inégales sur lesquelles les mauvaises herbes tentent de reprendre leurs droits. Je pousse un lourd rideau de tôles rouillées et descends un escalier jusqu'à une porte, cette fois bien plus moderne. J'appuie sur le seul bouton. Un interphone.
J'attends en basculant sur mes pieds. Je ne l'ai pas averti de ma venue. Il pourrait bien m'envoyer bouler. Est-il seulement là ? Je l'imagine mal ailleurs qu'ici un lundi soir.
— Qu'est-ce que tu fous là, Ejay ?
Je sursaute à la voix qui grésille hors du haut-parleur. Je me rappelle la caméra. Intégrée et invisible. Mon cœur bat la chamade au son de sa voix lasse. Même des mois après notre séparation, elle continue à me faire cet effet-là. De ce fait, je suis presque désarçonné d'entendre son mécontentement palpable.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il me saute dans les bras, mais au moins qu'il fasse preuve d'une politesse élémentaire.
Mais on parle de Lucas. Et Lucas ne fait jamais les choses comme les autres.
J'essaye d'afficher mon plus joli sourire à la caméra, je crois que je réussis à ne produire qu'un rictus fané. Les sourires ne sont pas ma tasse de thé.
— Je viens rendre visite à un ami... et j'ai besoin de te parler aussi.
Hésitation à l'autre bout du combiné. Je sais qu'il n'a pas raccroché uniquement au son de sa respiration.
— Ça ne peut pas attendre ? Je suis en plein milieu d'un batch.
Je suis bien placé pour savoir qu'il déteste, plus que tout, être dérangé dans son travail, mais considérant ma probable agression, l'administration d'une drogue qui me fait entendre les pensées et une amnésie de deux jours, en effet, je pense que ma situation ne peut pas attendre.
— Non, mais je peux te parler pendant que tu travailles, non ?
Soupir dans le haut-parleur. Bien sûr qu'il préférerait que j'évite de le déconcentrer. Mais par égard pour notre amitié – ou ce qu'il en reste – il actionne le bouton qui m'autorise à pousser la porte.
Encore un couloir et je me retrouve dans une ambiance tout à fait différente du dehors. Ce sous-sol aménagé ressemble à l'antre d'un tueur en série, avec ces murs épais blancs qui ne laissent filtrer aucun son et ces appliques murales qui reflètent une lumière crue et anxiogène dans la pièce. Après avoir traversé une cuisine aménagée comme dans un catalogue Balkeo, je tombe sur un autre genre de cuisine. Même si c'est loin d'être la première fois que je viens ici, je suis toujours impressionné par ce volume engoncé dans cet espace de quarante mètres carrés, écrasé du haut par une couronne de puissantes hottes aspirantes et tapissé à l'horizontale par un large étalage de paillasses surmontées de béchers, plaques chauffantes, balances, colonnes de distillation et ballons en tout genre.
Lucas semble danser au milieu de cet assemblage, voguant d'un montage à l'autre, préparant ses dilutions de réactifs et surveillant un chronomètre. En plus, de son tablier usuel – que j'ai toujours eu le chic de trouver sexy – il a enfilé la visière, les manchons en nitrile et allumé toutes les ventilations. Je ne sais pas ce qu'il prépare, mais cela semble dangereux.
— Attends deux secondes, je rajoute juste l'éther et je fais une pause.
Je m'installe, silencieux, sur un tabouret au comptoir de la vraie cuisine et le regarde rajouter une éprouvette de liquide translucide sur un mélange de poudres dans un ballon. La mixture fume légèrement, mais la réaction ne démarre que lorsque Lucas déplace le ballon sur le chauffage.
Alors, il retire enfin sa visière qui lui laisse une adorable marque sur le front et dégage ses cheveux en bataille. La visière n'y est pas pour grand-chose sur ce plan-là, je n'ai jamais connu Lucas autrement qu'avec ses sempiternelles mèches d'un blond presque blanc, emmêlées dans une anarchie à faire pâlir d'envie les Zadistes. Il ôte ses gants avec une élégance maniérée qui le rapproche davantage du strip-teaseur que du chimiste.
Comme j'ai aimé ces mains fines et agiles, le reste de son corps gracile aussi. Grand, mince, dépourvu de muscles – soulever des bidons de solvants, même très lourds, ne compte pas comme du bodybuilding – mais d'une douceur de peau qui me donne envie d'en dévorer chaque pan. Ses traits lisses et juvéniles contrastent avec ma façade marquée par les sillons des galères. On pense à tort que je suis plus âgé que lui alors qu'il a vingt-huit ans et que j'en ai vingt-et-un. Son visage angélique et dépourvu d'aspérité lui confère cet air éthéré, absent et insaisissable. Mais ce qui m'a fait fondre, avant tout, chez lui, ce sont ses yeux. Des perles d'un bleu plus translucide que l'eau d'un lac de montagne. À bien y réfléchir, on devait sacrément détonner l'un à côté de l'autre : le prototype de l'aryen parfait au bras de l'étranger bridé.
Il s'avance vers le comptoir, de sa démarche hagarde habituelle, l'air de se foutre de tout. Le monde pourrait brûler – il a déjà brûlé maintes fois – Lucas se réfugierait dans ses hallucinogènes. Parce que rien n'a d'importance dans sa tête. Pas même moi. Du moins, c'était ce que je croyais.
Jusqu'à ce que ses pensées déferlent sur moi.
Je revois alors le temps d'un battement de cil l'intégralité de notre histoire. De son point de vue. Je suppose que le choc que je reçois à ce moment-là correspond à peu près une chute de cinq étages.
Putain de merde Lucas... Pourquoi tu ne m'as jamais dit tout ça ?
Je l'ai quitté, il y a trois mois, parce que j'avais le sentiment, au bout de six mois de relation, d'avoir tout essayé pour faire fondre le mur de glace. En vain. J'avais l'impression de l'ennuyer, toujours dans la vague, jamais moyen de lui décrocher une impression, un avis ou la moindre émotion. J'ai taché d'être compréhensif, au début.
Il m'avait mis en garde sur ses migraines, après tout. Séquelle héritée du scandale du Razepan, ce médicament – accessoirement perturbateur endocrinien – prescrit dans les années 2000, retiré depuis, a provoqué une épidémie de céphalées et divers problèmes vasculaires cérébraux sur les personnes qui en ont pris et leurs descendances. Des soucis bénins, mais permanents et handicapants. À la façon dont il m'a décrit ces douleurs chroniques, je veux bien croire que cela suffise à le rendre irritable et parfois indisposé à la conversation. Je peux comprendre aussi que cela explique sa passion – son addiction – pour les acides qui lui permettent d'oublier son cerveau amoché.
Mais cela ne justifie pas son insensibilité.
Quand je l'ai quitté, il a seulement haussé les épaules et dit « ok ». Ok. J'ai pris ce simple mot comme un « cela m'arrange que tu prennes les devants, car je n'osais pas te le demander ». Je suis parti en ramassant les morceaux de mon cœur en lambeaux et, depuis trois mois, nos relations déjà peu chaleureuses sont devenues polaires. J'essaye pourtant, en bonne pâte, de garder un semblant d'amitié, parce que c'est Lucas. Parce que j'ai besoin de le voir pour le travail, parce que j'adore toujours autant l'écouter me déblatérer avec passion ses dernières expérimentations de voyages psychédéliques. Parce que le mouvement de ses cils pâles est hypnotique. Et parce que je suis toujours aussi amoureux.
Et lui aussi m'aime toujours. Il n'a jamais cessé de m'aimer. Bordel. De. Merde.
Il m'aura fallu cette horrible mésaventure, ce blackout et ces pouvoirs sortis de nulle part pour m'en rendre compte : ce n'est pas que Lucas ne ressente pas d'émotions, au contraire, c'est un tourbillon qui m'envahit en ce moment même ; c'est seulement qu'il ne sait pas comment les exprimer. Alors il se rétracte sur lui-même, dans sa bulle, s'en extrait parfois sous LSD, mais revient toujours se terrer derrière ses murs rassurants.
— Tu nous sors deux bières, s'il te plaît ? tonne Lucas en désignant le frigo dans mon dos.
Mais je ne l'écoute pas, bien trop happé par l'activité qui bouillonne dans sa tête. Dire que je croyais être amoureux alors que je ne connaissais que sa coquille externe, vide. Maintenant que je vois l'étendue de ce qui se trame en lui, j'ai l'impression que mes sentiments, à moi, sont en train d'exploser en un geyser. Je me surprends à me forger de nouveaux espoirs. Et si je pouvais recommencer avec lui ? Et s'il me donnait une nouvelle chance ?
— Ejay ? Tout va bien ? Tu as vu un fantôme ?
Il secoue sa paume devant mes yeux comme pour me ranimer. Il ne faut pas que je me laisse engloutir. Je suis venu pour un autre sujet, un sujet sérieux. Je me ferais des films sur notre relation, et son futur éventuel, plus tard.
— Pardon... Qu'est-ce que tu disais ?
Il soupire.
— Les bières. Derrière toi.
Je m'excuse de ma distraction et m'exécute promptement pour me rattraper. Depuis le temps que je connais les lieux, je n'ai aucun mal à trouver deux IPA et le décapsuleur. Je lui tends la bouteille fraîche et cherche un sujet neutre pour me détourner de cette bouffée de chaleur qui m'a envahi quelques secondes plus tôt.
— Tu cuisines quoi aujourd'hui ?
Lucas ingurgite sans trinquer une large goulée du liquide pétillant. Passer la journée dans les vapeurs d'acides et la chaleur des bains-marie, ça assoiffe.
— De la paraméthoxyamphétamine.
— À tes souhaits.
Je sais que sa réponse a simplement vocation à me taquiner. Lucas est loin d'être prétentieux. Il pourrait pourtant se le permettre avec deux masters et une thèse en synthèse organique, ce petit blond migraineux aurait pu travailler pour les plus grands labos pharmaceutiques. C'est ce qu'il a d'ailleurs fait, pendant un an, avant de réaliser qu'il en avait marre de vendre son âme au Diable. Alors il a échoué dans la cuisine clandestine de psychotropes. Il ne fait pas ça pour l'argent. Lucas aime les drogues et souhaite faire partager sa passion avec un maximum d'amateurs en fournissant des produits de bonne qualité.
Ma réponse lui donne l'occasion de lâcher un rire. Comme j'adore voir sa gorge se déployer dans ce bruissement cristallin. Hélas, Lucas rit à peu près aussi souvent que je souris. Quoiqu'en sa compagnie, mes zygomatiques ont tendance à se plisser plus fréquemment vers le haut. Je souris en ce moment même, d'ailleurs.
— La PMA si tu préfères. Même si vous vendez ça comme de la MDMA et que je n'aime pas ça.
Je tire une moue. Effectivement, je ne fais pas la différence auprès des clients. Personne n'a envie de s'embarrasser avec les distinctions nomenclaturales entre les drogues. Tout le monde connait l'ecsta et tout le monde se fiche de savoir que la PMA est un analogue plus puissant, mais qui met plus de temps à agir. Je vends ça au même prix et tout le monde est content.
— Pourquoi tu continues à en fabriquer, alors ?
Lucas essuie le trait de bière sur ses lèvres et soupire comme si j'étais un enfant à qui il fallait réexpliquer les bases.
— Parce qu'Igor m'a redemandé de l'ecsta – il n'y a que ça qui se vend bien –, mais n'arrive plus à m'approvisionner en héliotropine, alors on fait avec ce qu'il reste sous le coude. Crois-moi, je préférerais largement faire du LSD ou du 2C-B.
Je veux bien le croire. Lucas n'est pas soumis à Igor comme je le suis, mais le patron lui prête ce local, le fournit en précurseurs et lui vend ses produits. Il en tire évidemment un pourcentage substantiel. Mais Igor a plus besoin du talent de Lucas que Lucas a besoin du réseau d'Igor. Le chimiste préfère cet arrangement plutôt que monter son propre business et avoir à se mouiller. La contrepartie est qu'il doit, de temps en temps, se plier aux lois du marché. Alors qu'il préférerait éveiller la population au bonheur des hallucinogènes, plutôt qu'exciter la libido des clubbeurs.
— D'ailleurs, tu voudras reprendre une cargaison ? demande sa voix usée qui n'aime pas s'attarder sur ces sujets mercantiles, mais le fait tout de même par devoir professionnel.
Je secoue la tête d'un air navré. Il me jette un de ces regards entre dépit et amusement.
— Tu n'as toujours pas fini de vendre la dernière, c'est ça ?
Je passe une main dans mes cheveux, passablement gêné que même Lucas me renvoie à la figure mon inefficacité. Déjà que je n'arrive pas à vendre la coke, qui part pourtant comme des petits pains, alors les hallucinogènes... Les gens ne sont pas assez fous pour essayer ça. Ils ne savent pas ce qu'ils ratent. Entre la merde coupée d'Igor et les produits de qualité de Lucas, le choix est pourtant vite fait.
— C'est juste qu'Igor préfère que j'écoule sa coke en priorité...
Mon ton d'excuse ne bluffe pas Lucas qui fronce ses sourcils clairs sur moi.
Mon petit Jay, le vendeur le plus maladroit de la capitale. Pourquoi est-ce que ça le rend diablement chou ?
Je n'ai pas le temps de rougir à la pensée coquine de Lucas qu'il enchaîne déjà sur ce ton sérieux, bien trop en décalage avec son être intérieur.
— Si tu n'es pas là pour une cargaison, alors quelle est la raison de ta venue ?
Je crois que j'ai inconsciemment retardé le moment d'aborder ce sujet épineux. J'espérais avoir au moins le temps d'ingurgiter une bière complète avant. Mais Lucas semble pressé. En réalité, sa préparation doit cuire quarante-huit heures et il n'a pas d'autres timings pour la suite. Il se sent juste extrêmement mal à l'aise face à moi. Tout comme je me sens mal à l'aise dans sa sphère d’attraction…
Plus tard, Ejay. Le sujet.
— Je voulais savoir quelles drogues sont susceptibles de provoquer des amnésies.
Il me dévisage avec les yeux ronds de celui qui n'avait pas anticipé une pareille question, avant de s'esclaffer.
— La liste est longue comme le bras, mon p'tit Jay. Je vois le GHB pour commencer, mais j'imagine que tu as déjà dû y penser. Autrement tu as tout ce qui est drogues anticholinergiques style atropine, scopolamine, pour les naturelles ; Artane, Parkinane, Kemadrin, Buscopan, pour les médocs. La méthoxétamine qui est un dérivé de la kétamine peut aussi provoquer des pertes de mémoire passagères. Tu parles d'une amnésie totale ou partielle ? Et sur quelle durée ?
— Totale. Sur quarante-huit heures.
Cette fois, il n'a plus envie de rire. Ses pensées sont affolées. Je sais qu'il a peur de ma réponse, mais il doit quand même me poser la question.
— C'est ce qui t'es arrivé ?
Je hoche simplement la tête.
— Mais comment ?
Alors je lui raconte. Le récit ne dure pas longtemps. L'avantage de l'amnésie. D'autant que je ne lui parle que de mon retour à la conscience sur un parterre de bégonias, des nausées au réveil et des maux de tête qui persistent. J'évite soigneusement le sujet des Alters et de mes « nouveaux pouvoirs », Lucas est un doux rêveur accro aux psychotropes, mais aussi un grand rationaliste. Je ne voudrais pas semer la zizanie dans ses croyances physiques et terre à terre avec cette dose de paranormal. C'est un peu lâche de ma part de justifier ainsi mon omission. En vérité, j'ai juste peur qu'il me regarde comme un monstre.
Sa première pensée tourna en imbroglio autour de :
Putain de merde, c'est chaud... Faut qu'il aille à l'hosto... Mais il va se faire dénoncer s'il fait ça... Je pourrais lui prendre du sang et l'envoyer à Omar... Mais pas sûr qu'il ait le matos pour analyser les molécules qu'il faut à son labo...
De grâce, il admet simplement :
— Je ne sais pas quoi te dire, mec. Je suis désolé.
Ça ne me déçoit qu'à moitié. Je n'imaginais pas que Lucas puisse avoir une solution miracle pour ma pomme, mais j'espérais peut-être un peu quand même.
— Ce n'est pas grave, soufflé-je.
— Si, c'est grave ! Écoute, je vais essayer de me rencarder comme je peux. Là, comme ça, je n'ai aucune idée de ce qui pourrait provoquer une amnésie aussi longue. Même en jouant sur un dosage extrêmement précis et chronométré, il devrait quand même te rester des bribes. Et si on t'avait surdosé, je pense que les séquelles seraient bien pires que des migraines et des nausées.
Je me renfrogne un peu plus sur mon tabouret. Mes yeux sont rivés sur ma bière vide.
— Est-ce que tu penses qu'on a fait plus que te droguer ? Je veux dire, était-ce seulement pour te voler ou bien avais-tu des marques de coups ?
Je ne sais pas pourquoi il pose la question alors qu'il redoute autant la réponse et prie intérieurement pour que je le rassure par la négative. Je repense aux marques qui s'estompent déjà sur mon corps et le viol plus que probable, mais je n'ai pas le cœur à lui en parler. Il se ronge déjà assez les sangs comme ça et le savoir ne lui apportera rien de plus.
— Non. Ils ne m'ont même pas fait les poches.
Je tourne quand même la tête pour éviter qu'il ne capte le mensonge dans mon regard et tombe sur la gigantesque armoire dans le coin gauche de la pièce, celle qui fait office de dessiccateur géant pour préserver ses innombrables produits à l'abri de l'humidité.
— Est-ce que tu crois que j'aurais pu être victime d'un genre de labo louche qui voudrait tester une nouvelle substance et qui m'aurait pris comme cobaye ?
L'idée me vient comme ça, aussi stupide que rocambolesque, parce que cela n'expliquerait pas le viol ou les coups, mais on se raccroche aux hypothèses que l'on trouve. Lucas lève un sourcil circonspect comme pour exprimer à quel point ce serait stupide et rocambolesque, mais dans sa tête, le projet ne lui semble pas si invraisemblable.
— Mais pourquoi toi ?
Au fond, il connait déjà la réponse, mais je la lui donne quand même.
— Parce que je ne suis rien ni personne. Je n'ai pas de famille, pas de papiers. Ils savaient sûrement que je n'irais pas voir la police ou un médecin, et qu'ils pouvaient agir en toute impunité.
— C'est pas faux.
Et l'admettre lui écorche la gorge. Lucas passe peut-être pour un insensible, cela ne l'empêche pas de se sentir révolté face aux injustices et aux inégalités. Il se lève et part fouiller dans un tiroir de son cabinet. Il en sort un ruban en caoutchouc, une aiguille et une seringue stériles. Une part de son attirail pour les injections.
— Laisse-moi te faire une prise de sang. Je verrai si on peut en tirer quelque chose auprès de mes contacts.
Même s'il n'y croit guère, je le remercie pour l'initiative d'un hochement de tête silencieux et pose mon bras sur le comptoir pendant qu'il ramène son tabouret près de moi. Sa proximité et l'effleurement de ses doigts fins sur la veine de mon bras m'électrisent. Je suis pris d'une furieuse envie de m'agripper à lui et de me jeter sur ses lèvres. Mais il ne comprendrait pas. Alors je le laisse docilement me vampiriser quelques centilitres de mon liquide vital vicié.
— Merci Lucas.
— Tu me remercieras si je trouve quelque chose. Partant de ton idée, je vais me mettre un peu de biblio sous la dent aussi. Mais s'il s'agit d'un abracadabrantesque projet pharmaceutique mystérieux, je doute qu'ils l'aient breveté. Le sacro-saint secret de la recherche. Tiens, en attendant, je vais te chercher un petit cadeau.
Il repart stocker mon sang au frais et revient avec un sachet généreusement garni d'une poudre blanche qu'il pose sur le comptoir, devant moi. Je sais qu'il brûle de m'entendre lui demander ce que c'est, afin de pouvoir me faire marcher. Hélas, je connais déjà la réponse. L'inconvénient de ce pouvoir : il ne laisse plus de marge pour les surprises.
— Acide acétylsalicylique, finit-il par lâcher.
— Aspirine, hein ?
— Tu as retenu ? souffle-t-il, impressionné. J'en fabrique en grande quantité pour mes migraines, sans ça ma pharmacienne serait riche.
Ok, j'ai un peu triché, mais il n'est pas obligé de le savoir.
— Je ne suis pas aussi demeuré que tu l'imagines.
— Je n'ai jamais pensé ça, andouille.
Je sais. Il sourit. Je suis ébahi par la chaleur qui s'en dégage soudainement, même sans la télépathie, je la sentirais quand même couler sur moi. Elle m'avait tant manqué après nos derniers échanges si froids. Ces flammèches ravivées me donnent des ailes. Alors qu'il s'éloigne de moi, je l'interpelle.
— Lucas, ça te dirait qu'on se revoit quand tu ne seras pas occupé ?
— Pour quoi faire ?
Ses réflexes défensifs sonnent l'alerte et me déstabilisent dans mon envol. Je me réceptionne maladroitement.
— Hum... Je... Pour discuter... Toi et moi...
Je sens ses diodes sentimentales se rallumer comme un sapin de Noël. Il n'ose même pas se retourner, de peur de faire céder la digue, quand bien même c'est exactement ce que je recherche, alors j'insiste, cette fois, mû par le courage que me procure la nouvelle connaissance de ses états d'âme.
— Tu me manques, Lucas.
Je n'ai pas à forcer le ton mielleux de ma voix. Je suis plus que sincère. Et en lui, c'est le déferlement. Il espérait tant que je brandisse ces mots, bien qu'ils l'enferment à nouveau dans la terreur de devoir faire face à ses sentiments. Un long silence plane avant qu'il ne se décide à décoincer la boule de sa gorge.
— Tu m'invites, alors ?
Il se retourne et brandit un sourire crispé. Pour une fois, je lui en retourne un sincère, que j'imagine chaleureux.
— Bien sûr. Tu me diras quand.
Je me lève et me dirige vers lui. Il est temps de prendre congé, j'imagine. Je l'ai déjà retenu plus qu'il ne l'aurait anticipé. Je me dresse sur la pointe des pieds – sa taille de géant nordique a toujours été un handicap pour mon gabarit d'asiatique – et lui colle un bisou sur la joue. J'ai hésité à viser les lèvres, mais cela aurait sans doute été trop pour lui. Et pour moi.
— Merci pour l'aspirine.
Je lui adresse ces derniers mots en franchissant la porte et en le laissant hagard. La chaleur de mes lèvres encore empreinte sur sa peau.
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