9. Et l'intimité alors ?
Un après-midi moite, dans un appartement miteux sur Bastille. Un lit, deux chaises et des natures mortes placardées au mur. La location bas de gamme sur FlyHousing. Le client est planté sur le matelas, affalé contre une avalanche de coussins. Il a mandaté Aran pour un duo et Aran m'a appelé.
Au début de la séance, mon ami kurde a tenté de le faire participer, enchaînant les caresses entreprenantes, plaquant les mains du type sur son corps ou le masturbant allégrement. Mais ce n'est pas ce que le client souhaite. Il veut juste mater et est infichu de le dire clairement. J'ai fini par le faire « subtilement » comprendre à Aran en prenant les devants. Je l'ai attrapé et décroché du client à une distance suffisante pour que le voyeur bénéficie du tableau intégral de son corps couleur caramel dans son champ de vision.
Je l'ai retourné et me suis mis à lécher son cul, prenant soin d'écarter la chair de ses fesses pour qu'il puisse ne rien manquer du spectacle. Il a commencé à se branler mollement. J'ai à nouveau tourné Aran pour qu'il vienne me sucer, malaxant de mes doigts son orifice. De temps à autre, le client avançait la main pour effleurer l'une de nos peaux. Jamais plus. Quand il commençait à se lasser de cette danse, j'en entamais une nouvelle. J'ai fini par plaquer le buste d'Aran sur le lit pour le prendre en levrette. Alors il me fallait conjuguer entre les ressentis d'Aran qui explosaient mes sens et les attentes du type fusionné aux coussins.
Cela donne une forme d'entre-deux où je me positionne dans le bon angle pour qu'il puisse admirer ma bite s'enfoncer en Aran dans une mécanique bien rodée. J'accentue encore le visuel, crochetant en lui deux doigts supplémentaires. Ce n'est pas un problème pour Aran, il peut encaisser bien plus ; il a l'habitude. Néanmoins, il ne tiendra pas longtemps si je continue à titiller de la sorte sa zone de plaisir.
Heureusement, le client est presque à bout. L'heure du rendez-vous aussi. J'accélère mes coups de reins en vue du bouquet final. Aran n'essaye plus d'étouffer ses gémissements entre les draps.
— Vous voulez qu'il vous jouisse dessus ? proposé-je au client.
La question était bien sûr rhétorique, je sais qu'il n'attend que ça. Il se décolle enfin de sa pile de coussins et s'allonge sous les cuisses d'Aran. Lorsque ma main s'empare de sa queue, il ne faut pas plus de quelques secondes pour le voir éclabousser dans un sublime geyser les joues creusées du client et sa barbe hirsute. Le type se branle et jouit de concert. Et moi, en phase mentale avec l'orgasme d'Aran, je ne tarde pas à m'ajouter à ces réjouissances.
Aran échange un long baiser avec le client. Le barbu se relève et part rincer son visage dans la salle de bain. Quelques minutes plus tard, il tend des billets à Aran et se répand en timides remerciements. La séance est finie. Il quitte l'appartement, repu et ravi.
Aran laisse planer un long soupir de contentement et s'affale à son tour dans la montagne de coussin. Quant à moi, je sors mon paquet de cigarettes et ouvre la fenêtre pour m'en griller une. L'air est frais, mais pas suffisamment pour que j'enfile un pull.
— La vache Ejay, je ne sais pas ce que tu as en ce moment, mais tu es en forme, constate-t-il d'une voix lessivée.
— C'est le cas.
— Tant mieux ! Par contre, je vais arrêter de t'envoyer des clients tant que tu es dans cette frénésie parce que j'ai reçu trois messages – trois putains de messages – cette semaine, de clients qui m'ont dit qu'ils ne voulaient plus reprendre de rendez-vous qu'avec toi ! Tu veux me mettre sur la paille ou quoi ?
Je me permets de rire, car je sais qu'Aran ne m'en veut pas vraiment – et qu’il exagère sûrement sur la teneur des messages. Il semble, au contraire, heureux de me voir rebondir.
— Désolé beau gosse. Si tu as froid sur la paille, appelle-moi pour que je vienne te réchauffer.
Il m'envoie un coussin en pleine tête.
— Non blague à part, repris-je, ça va bien mieux financièrement maintenant. Je n'ai plus besoin de te voler tes clients.
— Cool. Au moins, tu remontes la pente.
Un mois s'était écoulé depuis le blackout et ces pouvoirs, que j'avais initialement tenté de récuser comme une malédiction, me gratifient finalement de quelques bénéfices.
Les affaires reprennent ! Je n'ai jamais aussi bien vendu que maintenant que je n'ai plus peur d'aborder des acheteurs dans une boîte ou dans un bar. Je sais ce qu'ils veulent, je sais quoi leur dire pour les mettre à l'aise et je déboute ceux en qui je ne peux pas faire confiance. Même les rendez-vous « tapenade » – c'est le petit surnom que leur donne Aran – se passent de mieux en mieux : je n'ai plus besoin d'un décodeur pour savoir ce que veulent réellement les clients.
Certes, mon don fait parfois un peu flipper Olga, qui a l'impression que je vais la disséquer de l'intérieur, mais elle reste globalement enthousiaste et passe son temps à creuser le Net à la recherche d'infos sur les Alters. De toute façon, je suis rarement là pour m'adonner à ce genre de dissection sur elle, encore moins pour m'intéresser à ses trouvailles.
Car je passe désormais beaucoup de temps chez Lucas.
Je redoutais qu'il me rejette, mais passé la surprise initiale et les « preuves » que j'ai dû déployer afin qu'il me croie, il s'est enflammé d'excitation pour la nouvelle. De son point de vue, l’existence confirmée des dons de télépathie remet en cause un paquet de bases scientifiques, mais octroie aussi la chance de pouvoir en fonder de nouvelles !
En bon psychonaute (explorateur d'espaces psychédéliques), Lucas s'est vite enthousiasmé pour cette capacité de l'esprit à franchir et s'harmoniser avec le flux d'ondes cérébrales. Ainsi, il existe de nouveaux sens à l'être humain pour communiquer. Des sens qu'il lui semblait approcher, parfois, lors de ses trips sous hallucinogènes, lorsque le voyageur avait l'impression de pouvoir se connecter avec d'autres psychés. Peut-être n'avait-ce pas été qu’une impression, peut-être pouvait-on réellement frôler, voire atteindre, la capacité d'amplification de ces signaux électriques faibles que captent les Alters, dans certains états modifiés de conscience.
Lucas ne m'en a presque pas voulu de ne pas avoir craché le morceau tout de suite à ce sujet. « À ta place, je ne sais pas si j'aurais su te l'annoncer un jour. » En effet, connaissant Lucas, il m'aurait probablement laissé dans l'ignorance pour toujours. Cela le soulageait, même, que je puisse désormais le comprendre, détricoter ce qu'il avait des difficultés à exprimer sous forme de mots. C'était presque le libérer d'un poids.
Pour autant, l'introverti tient quand même à son intimité. C'est pourquoi je le laisse régulièrement à sa solitude et sa réclusion. Il avait déjà besoin d'espace auparavant, c'est d'autant plus vrai maintenant qu'il se sent mis à nu en permanence en ma présence.
Peut-être même est-ce pour donner le change que, de son côté, il a entrepris de me décortiquer comme un intrigant sujet d'étude ? Je suis devenu sa nouvelle expérience scientifique. Je me plie avec amusement à ses tests, découvre, grâce à lui, mes limites, et pousse au maximum mes possibilités. Lorsque je me concentre, j’atteins des profondeurs de strates mentales qui me surprennent. Je déterre des souvenirs enfouis, des mécanismes dont les gens n'ont même pas conscience, je vois des choses qui me donnent l'impression de vivre des cauchemars éveillés. Cela me fait peur, en fait. Lucas veut pousser son étude et combiner les dons d'Alters avec les drogues. Tester ainsi quelles molécules sont susceptibles d'accroître ou diminuer ces capacités. Pour le moment, j'ai posé mon véto sur le projet. J'aimerais bien l'aider, mais les drogues n'ont jamais été ma tasse de thé.
En attendant, Lucas se perd, lui aussi, sur le Net. Il est curieux de savoir si les Alters ont tous des capacités uniformes ou si ce pouvoir s'exerce différemment d'une personne à l'autre. Il veut aussi comprendre comment cela a pu s'éveiller en moi du jour au lendemain. Il a suivi ma première hypothèse sur les drogues et a fait chou blanc. Son pote Omar a pu analyser mon sang et n'a trouvé aucune des molécules de sa large liste de suspects. Bien sûr, sa bibliographie sur les dernières avancées pharmaceutiques n'a rien donné non plus. Il s'y attendait. Alors Lucas a commencé à envisager d'autres hypothèses.
Au contraire d'Olga qui parcourt les rumeurs sensationnalistes, quitte à englober les fakes dans le lot, Lucas a dressé ses recherches avec sa méticulosité habituelle. Il est formel. D'après lui et les témoignages, les pouvoirs des Alters n'émergent pas à la suite d'une ingestion de drogue, mais d'un épisode traumatique ou événement violent.
Je suis sceptique sur ce point. Ce n'est pas pour jouer les saules pleureurs, mais des violences, j'en ai déjà eu mon lot. Lorsque ma mère s'est volatilisée à huit ans. Lorsque mon père, lobotomisé par le sectarisme religieux, m'a viré de la maison. Lorsqu'on m'insultait ou me crachait dessus alors que je faisais la manche dans le métro. Lorsqu'on m'a racketté dans la rue alors que je n'avais déjà plus aucune possession. Lorsque des flics m'ont arrêté et que j'ai accepté qu'ils m'enculent à sec, à tour de rôle, plaqué contre un mur qui fleurait bon la pisse, pour qu'ils ne m'emmènent pas au poste. Je pourrais continuer longtemps la liste. Pourtant, Lucas n'en démord pas : « Tu sais, on ne t'a peut-être pas drogué, peut-être que tu as perdu la mémoire à la suite d'un choc traumatique trop difficile à encaisser. Ce sont même les cas d'amnésie les plus fréquents. »
Je refuse de me ranger à sa théorie parce qu'elle me glace le sang. Qu'a-t-il pu advenir, ce week-end-là, de plus sordide que le reste de ma vie pour que mon cerveau accepte d'effacer l'ardoise ? Finalement, je ne suis pas certain de vouloir retrouver mes souvenirs. Alors, je fais l'autruche, laisse Olga et Lucas se perdre en conjonctions tandis que je trace, vis ma vie et tire parti de ces nouveaux dons.
— Oui, je remonte la pente. Cet incident du mois dernier m'aura fait réaliser que la vie est courte, qu'il est temps que je me prenne en main et que j'en profite.
Mon entrain inhabituel étonne Aran, qui tourne sur moi son éternel sourire étincelant.
— C'est vrai que tu as l'air plus heureux en ce moment. Je te vois sourire plus souvent.
Je réponds avec une grimace béate et niaise, pour illustrer son propos.
— C'est parce que Lucas s'est remis avec moi.
— Et tu attendais la Saint-Glinglin pour me le dire !
Il m'envoie un deuxième coussin en pleine figure et on éclate de rire en chœur. Comme si la nouvelle d'un nouveau départ pour mon couple valait l'annonce de l'incendie de la banque centrale européenne ou l'avènement d'une politique de décroissance écologiste. C'est le vrombissement de mon téléphone dans la poche de mon jean qui vient briser ce doux moment de plénitude. Il sonne bien trop souvent ces temps-ci, entre Lucas et les clients enthousiastes, je ne vais pas m'en plaindre. Ma main attrape le combiné avec insouciance.
Puis se fige à la lecture du nom. Igor. Et merde.
Parce que le tableau de ma vie actuelle ne peut quand même pas être parfait ; une arrogante tâche vient le salir.
Pourtant Igor ne cache pas son enthousiasme à mon égard. Il me félicite, m'encouragea et renfloue mes poches. Mais j'aurais préféré qu'il continue à m'humilier et me frapper plutôt que de m'infliger le spectacle désolant de ses manigances.
J'ai toujours su que le personnage n'était pas un enfant de chœur, mais tant que je me contentais de dealer ou me prostituer pour son compte, je pouvais prétendre ne rien savoir et décréter que ce n'était pas mes oignons. Aujourd'hui, je baigne dedans comme un beignet oublié dans la friture.
Il me siffle tel un chien à des heures indues, me fait chercher chez moi ou chez Lucas, quitte à interrompre sans vergogne nos moments d'intimité. Tout ça pour me traîner dans son sillage à la rencontre de ces débiteurs qui lui cacherait une partie de leur recette, pour s'assurer de la fidélité de tel ou tel sous-fifre, pour soutirer des informations sur une cible appartenant à la concurrence... Bref, il m'en faisait voir des vertes et des pas mûres. Je n'ai jamais choisi de vendre mon âme à la criminalité. Encore moins lorsqu'il s'agit de jouer le rôle d'une vulgaire « balance ».
Il me paye, certes, mais je préférerais cracher sur ses billets plutôt que d'avoir à me sentir souillé de la sorte. Sauf qu'il ne me laisse pas le choix.
Je glisse la touche verte le cœur battant, avec l'appréhension de devoir, une fois encore, partir au galop à l'autre bout de Paris pour sonder la solvabilité d'un acheteur quelconque.
— C'est maintenant que tu te décides à décrocher ?
Effectivement, je n'étais pas en mesure de répondre un quart d'heure plus tôt, mais je ne peux guère justifier ma désertion en parlant de cette séance. Je ne suis pas censé m'adonner ce genre de prestations qui ne lui rapporte aucune commission.
— Désolé, j'étais sous la douche.
— Oui, bien sûr, et tu prends aussi des douches lorsque tu snobes les clients que je t'envoie ?
Je me pince les lèvres. J'aimerais pouvoir dire qu'il se trompe, mais j'ai effectivement pu envoyer bouler, avec plus ou moins de tact, quelques clients d'Igor. Parce que j'ai besoin de me consacrer à mon couple et que je ne peux pas cumuler trois jobs.
— Je suis désolé, mais je n'ai plus beaucoup de temps en ce moment. Puis c'est toi qui tiens à ce que je reste disponible pour ton compte, non ? Tu ne voudrais pas plutôt les envoyer à Bao, s'il te plaît ?
Bao, c'est un peu mon doppelgänger. Certes, il est thaïlandais, mais les gens ne font pas la différence, et on se ressemble. Alors quand ils doivent choisir entre lui et moi, c'est lui qu'ils choisissent, parce qu'il est moins fissuré et plus souriant que moi. Dire que jusqu'à présent, je le considérais comme un rival, aujourd'hui j'en viens à le brandir comme pare-feu.
De l'autre côté du téléphone, son rire sinistre éclate.
— Dis-moi Ejay, tu ne te foutrais pas un peu de ma gueule ? Parce que du temps, j'ai l'impression que tu en as quand il s'agit d'aller fourrer ton cul chez des clients que je ne t'envoie pas. Tu en as quand tu vas vendre des produits que Lucas t'a filés gratos. Et tu sais quoi ? Je ne t'en veux pas. Je suis prêt à fermer les yeux. Et bien sûr que je n'ai pas attendu ta suggestion pour envoyer les demandeurs à Bao plutôt qu'à toi. Sauf qu'il y en a un qui insiste. Il ne veut d'un rendez-vous qu'avec toi. Celui qui signe « A ».
Sa voix monte d'une octave et passe du froid agacement au déchaînement tempétueux.
— Alors tu vas me faire le plaisir de prendre rendez-vous avec ce type, et avec le peu que je daignerai t'envoyer désormais ! Si tu n'es pas capable de satisfaire à ce minimum syndical, je te jure que j'enverrai quelqu'un refaire le portrait de ton petit copain kurde et veillerai à ce qu'il sache bien que c'est de ta faute.
Il n'en fallait pas plus pour me tétaniser. Sa voix seule a déjà le don de me faire perdre mes moyens, alors quand il se met à brandir des menaces contre Aran... Je ne savais pas qu'il était au courant. Comment aurait-il pu ne pas l'être ? Tu n'es qu'un idiot, Ejay.
C'est vidé de toute contenance que je réplique d'une voix de souris.
— Pardon. Ça ne se reproduira plus.
— Il ne vaudrait mieux pas. Demain, ramène-toi chez moi pour dix-neuf heures. J'aurais besoin de toi.
Et il raccroche. Ma main tremble et envoie valser avec rage le malheureux téléphone contre un mur. Le tableau qui y était accroché, représentant une corbeille de fruits, tangue sous le choc et s'écrase sur la moquette.
— C'était Igor ? demande la voix inquiète d'Aran.
Je n'ai pas besoin de lui répondre. Je ne me sens pas en état de parler, de toute façon. Mes yeux vitreux fixent un point au hasard dehors. Un écran publicitaire promouvant une école de commerce : « L'élite vous tend les bras ! »
Une masse chaude s'enroule dans mon dos nu. Je me saisis de la main d'Aran passée sur ma poitrine. Il faut prendre le réconfort qu'il y a à prendre dans ce brouillard tumultueux. Je relâche ma tête contre lui et souffle dans le vague.
— J'aimerais tellement qu'il me foute la paix.
— Tu ne peux simplement lui dire que tu arrêtes de bosser pour lui ? Si c'est à cause de l'appart', je suis sûr qu'on peut te trouver une nouvelle piaule avec un proprio pas regardant sur les papiers. Et en attendant, je peux t'héberger...
Ce garçon est un tel trésor. Si Igor ose lui faire du mal à cause de moi, je ne suis pas sûr de pouvoir m'en remettre.
— Il ne me laissera pas partir.
— Pourquoi ? Il y a encore un mois, tu disais qu'il te rabaissait sans cesse, que tu devais même l'implorer pour qu'il te file des plans...
— Les choses ont changé.
Oui, il y a un mois, j'aurais probablement pu claquer la porte. Il m'aurait jeté mon passeport à la figure (celui qu'il m'a pris deux ans plus tôt pour « le garder en lieu sûr ») accompagné d'un délicat : « Fous le camp et que je ne te revois plus quémander chez moi ! » J'aurais perdu mon logement et les trois quarts de mes sources de revenus, mais j'aurais été libre.
Aujourd'hui, je n'ai même plus ce loisir. Je suis devenu son « précieux petit fouineur » (c'est encore la dénomination la plus aimable que j'ai retenue). Et il a clairement sous-entendu qu'il était prêt à s'en prendre à mes amis si je n'agissais pas selon son bon-vouloir.
— Comment ont-elles pu changer en un mois ? Ça a un rapport avec ton amnésie ? Avec ce qui s'est passé ce week-end-là ?
— On peut dire ça...
Après tout, si Olga et Lucas sont au courant et sont parvenus à m'accepter avec ce don alors que l'une vit avec moi et que l'autre couche avec moi, il serait légitime de mettre mon meilleur ami dans la confidence. Aran est la personne la plus ouverte d'esprit et la plus compréhensive que je connaisse, il ne me rejetterait pas à cause d'une différence.
— Après mon amnésie, je me suis réveillé avec la faculté d'entendre les pensées des gens, comme ces Alters dont tout le monde parle. Igor l'a appris et maintenant, il m'exploite pour ça.
Je n'aurais peut-être pas dû présumer pour Aran. J'aurais peut-être d'abord dû lire son esprit et son historique pour connaître son opinion sur les Alters. Alors j'aurais su qu'il les voyait comme d'infâmes nouveaux obstacles à l'égalité, comme une nouvelle manière de s'élever au-dessus de la population et d'aboutir à une hiérarchisation gerbante entre ceux qui entendent et ceux qui n'entendent pas. Il voyait d'ici les sociétés prêtes à s'engouffrer dans un eugénisme écœurant, celles prêtes à discriminer l'accès aux emplois en fonction de ces facultés, celles qui franchiraient un nouvel échelon dans le contrôle de la population et rendraient impossible toute forme de vie privée à l'aider d'une milice Alter. Un monde avec Alters, dans la tête d'Aran, sonnait comme une sacrée dystopie.
Il se détache de mon dos et se relève d'un bond.
— Tu déconnes ?
Je secoue la tête, sans me détourner de la fenêtre. Je n'ai pas besoin de le voir pour savoir qu'il s'agite, qu'il est confus.
— Et c'est seulement maintenant que tu m'en informes ? Au bout d'un mois ?
Cette fois, je lui fais face. Il a raison, je n'aurais pas dû traîner autant. D'un autre côté, ce n'est pas non plus quelque chose que je souhaite crier à la face du monde. Moins de personnes sont au courant et mieux je m'en porte.
— J'étais chamboulé, Aran. J'étais complètement perdu avec ça au début. Ça m'est tombé dessus sans prévenir. Je commence seulement à m'adapter. Je ne voulais pas t'en parler tant que c'était encore le bordel dans ma tête et que je n'arrivais pas à réaliser...
— Ah ouais ? Tu sembles pourtant avoir réalisé rapidement pour rendre service à ton mac, tu sembles t'être bien adapté avec les clients pour parvenir à les séduire de la sorte... Je comprends mieux « le nouveau Ejay » maintenant : un putain de menteur et manipulateur !
Je reste bouché bée, scié par ces propos. Qu'il soit choqué par ce que je lui annonce, qu'il m'en veuille de ne pas avoir été immédiatement honnête ou d'avoir pu explorer ses pensées sans son consentement, je pourrais comprendre, mais, là, sa véhémence me paraît presque irrationnelle.
Je ne sais pas quoi répondre et en face, Aran volette d'un bout à l'autre de la pièce pour ramasser ses vêtements et regrouper ses affaires. Ma voix tremble et flétrit, mais j'ai quand même besoin de lui demander :
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Pourquoi tu poses la question ? Tu n'as qu'à regarder dans mon esprit pour le savoir ! répond-il d'un ton acerbe qui ne lui ressemble pas.
Il s'en va. Il me fuit. Il me voit comme un ennemi, même. Le flot de sa défiance à mon égard déferle sur moi comme un tsunami et m'engloutit. Je sens même les larmes qui me montent aux yeux. Je ne pleure jamais d'habitude.
— Tu ne peux pas m'en vouloir d'être ce que je suis, Aran ! Je n'ai pas demandé à avoir ce pouvoir. Si je pouvais, je le rendrais immédiatement. Sauf que je ne peux pas m'en défaire.
Et je mens en le jurant. Ça y est, sa prédiction se réalise ! Je me suis si bien adapté à ce don que je ne souhaiterais sans doute pas revenir en arrière, à cette époque compliquée où il fallait lire le langage corporel des gens pour ne récolter que des informations parcellaires et non fiables sur leur état.
— Alors je t'en prie, reprends-je, ne me mets pas dans le même sac que ceux qui veulent en faire une nouvelle élite ou s'en servir pour asseoir l'ordre jusque dans la pensée. Je ne monnayerai pas ce don.
— Ah bon ? Et ce que tu fais avec Igor alors ?
Cette fois-ci, je craque vraiment. Ma respiration se fait haletante et je me courbe sur ma poitrine comme si j'avais reçu dans l'estomac. En une phrase, Aran me renvoie à toute mon ambivalence entre éthique et confort. J'ai beau m'alléger la conscience en me disant que je ne m'avilis que parce qu'Igor ne me laisse pas le choix. Mais est-ce que je ne me plie pas aussi à lui par facilité ou par lâcheté ? Non, ses dernières menaces ne me rappellent que trop bien l'étau dans lequel il m'a coincé.
— Mais tu crois qu'il me laisse le choix ? Je n'en ai rien à foutre de l'argent qu'il me donne ! Il me tient à coups de menaces sur mes proches, Aran. C'est toi qu'il a menacé tout à l'heure au téléphone si je ne lui obéissais pas.
Au moins, mon aveu lancinant le touche de plein fouet. Il se rassit sur le lit, à la fois honteux et attristé. Une partie de lui, celle chamboulée par ma nature, hésite à me croire, une autre partie, celle de l'Aran que j'aime, lui somme de faire confiance à l'ami que je suis. La deuxième partie semble en passe de l'emporter, alors j'insiste :
— Je comprends ta peur des Alters, Aran. Mais ce n'est pas à eux que tu dois en vouloir. C'est à ceux qui souhaitent les exploiter.
Il n'ose pas me regarder, abattu ; il cherche les bons mots pour s'exprimer. Au contraire de Lucas, qui ne s'embête pas à formuler ses pensées, Aran ressent le besoin de matérialiser en paroles, ses émotions et ses idées. Ainsi, même si je connais déjà l'aboutissement de son cheminement, je lui laisse le soin de le poser oralement.
— Désolé Ejay. C'est juste que je me sens trahi. Tu sais, j'offre tout aux autres : mon corps, mon énergie, mon temps… Ma porte est toujours ouverte pour accueillir, mes bras sont toujours disponibles pour aider. La seule partie de mon être qui n'était pas dédiée aux autres, c'était mon esprit. C'était le dernier territoire privé qu'il nous restait dans cette société-là, et des gens comme vous sont en train de violer ce refuge intime.
Il hésite, puis finit par admettre :
— Ça me fait peur tout ça ; ce bond, ce bouleversement qui est en train de se préparer. Notre monde est déjà au bord du gouffre. Je crois qu'on n'avait vraiment pas besoin d'une flammèche de plus pour enflammer la poudrière.
— Je sais. C'est pour ça que je ne souhaite que me tenir à l'écart de ce merdier.
— Sauf que tu n'as pas le choix, soupire-t-il.
On reste un moment penauds, à un mètre de distance l'un de l'autre, comme si je véhiculais une maladie prête à le contaminer.
— Je suis désolé d'avoir été injuste avec toi Ejay. Est-ce que tu peux t'empêcher d'utiliser ton pouvoir ?
Je hausse les épaules et accompagne cela d'un rictus malhabile.
— Plus ou moins. C'est comme se boucher les oreilles. On peut parfois atténuer les sons, mais on ne peut pas le faire continuellement.
— Alors j'aimerais que tu te « bouches les oreilles » quand je suis avec toi. Est-ce que tu pourrais faire ça pour moi, s'il te plaît ?
Ce qu'il me demande est difficile. C'est comme se forcer à respirer de manière erratique, cela exige un effort constant et conscient. Néanmoins, je vois bien qu'il a besoin de cette promesse pour être rassuré, pour se sentir capable de me revoir.
— Je le ferai, oui.
Même si je me sens mis au pied du mur, au moins, j'essaierai.
— Merci.
Il part et m'abandonne dans cette chambre désuète. Je voudrais m'écrouler sur le lit et pleurer de tout mon saoul pour vidanger ce malaise qui vient de s'installer entre mon meilleur ami et moi. Aran, la personne entre les mains de qui j'aurais posé ma vie sans crainte, ne me fait plus confiance. Et c'est douloureux, putain de douloureux. Néanmoins, je n'arrive plus à pleurer. Les pauvres larmiches de tout à l'heure étaient toutes celles auxquelles j'avais le droit. Alors je m'allume à nouveau une clope, fixe ce stupide panneau publicitaire ; tout pour penser à autre chose, puis je vrille sur le mot « élite ». Aran imagine-t-il vraiment que les Alters puissent évoluer de la sorte ? Élite est un mot que je n'ai jamais pu associer à ma personne. Paria me correspond mieux.
Je récupère mon téléphone échoué sur la moquette. Mon lancer incontrôlé aura décoré l'écran d'une nouvelle fêlure. Je pianote dessus, dans l'espoir de trouver une diversion à mon désarroi. Je retombe alors sur les messages de « A » ; polis, consensuels et pourtant copieusement ignorés. Igor tenait à ce que je vois ce client, qui, parait-il, voulait me voir moi, spécialement. Depuis quand des clients flashent-ils sur ma tête bridée au point de revenir insister auprès de mon mac ?
De dépit, je lui adresse une réponse et on se cale un rendez-vous dans quelques jours en moins de deux messages.
C'était si simple. J'aurais dû le faire bien plus tôt. Après tout, c'est juste un client.
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