Le Over vient marquer l'arrêt devant le perron de son immeuble et mon cœur s'affole. Aedhan n'a qu'un léger sac de voyage sur l'épaule. Il ne part pas longtemps, dit-il. Cela ne m'empêche pas d'appréhender le vide qu'il va laisser.

Ces deux jours en immersion avec lui furent brefs, mais incroyablement intenses. Il a tenté de m'éduquer un maximum sur les Alters, de m'apprendre à mieux employer mes pouvoirs télépathiques, puis nous avons rattrapé notre retard sur l'intense flux d'informations qui envahit le torrent médiatique et les réseaux sociaux ces derniers jours. À part les États-Unis, le Brésil et la Russie qui affichent les Alters comme une terrible menace pour l'équilibre mondial et attisent une peur injustifiée à leur égard en brandissant le Rugen-Hoën comme un épouvantail, de nombreux pays restent dans le flou concernant les directives. Certains, comme la Chine ou l'Inde, sont prêts à s'embarquer dans une politique eugéniste pour favoriser cet « homme supérieur » que serait l'individu altéré. La plupart se contentent de réclamer un fichage et un contrôle aux frontières.

Maintenant, entre les discours policés et la réalité des courbettes que la plupart des dirigeants adressent à Geneware...

Pour le reste, nous avons passé l'essentiel de notre temps dans son lit. Je ne vais pas m'en cacher. Oui, j'ai adoré retrouver son étreinte, le sentir en moi, frissonner aux mots sales qu'il glissait dans mes oreilles. Oui, j'ai joui sans compter sous ses coups de reins, avec ses doigts habiles ou dans sa bouche. Et oui, cela dépassait le simple plaisir sexuel, il persistait, au-delà, une sincère connexion sentimentale. Mais non, je ne mentirai pas à Lucas à ce sujet. Je pourrais le lui cacher. Aedhan m'a appris comment murer mon esprit face aux autres Alters. Sauf que je ne souhaite pas utiliser ce genre de tours contre Lucas.

Je n'ai plus eu la moindre nouvelle après l'avoir laissé à sa descente de LSD. Je ne sais pas par quel bout prendre la situation. Je ne veux pas le brusquer et je veux, encore moins, être celui qui mettra fin à notre relation. Je l'aime toujours et j'aime aussi Aedhan, d'une autre manière. Est-ce égoïste de ma part de refuser de choisir ?

J'ai profité de ces deux jours pour tenir à distance ces tracas. Mettre de côté ma culpabilité vis-à-vis de Lucas, oublier mes ennuis avec Igor, le Rugen-Hoën et me réfugier dans un délicieux cocon onirique avec Aedhan. Mais la bulle de rêve doit bien éclater.

— Préviens-moi dès que tu arrives à Portland ! lui dis-je alors qu'il dépose son sac dans le coffre.

— Promis, je t'appellerai en descendant de l'avion.

— Tu as intérêt !

Il ouvre ses bras et je m'y engouffre pour profiter une dernière fois de son odeur apaisante. Sa chaleur me fait du bien alors que la fraîcheur de la nuit s'est installée depuis plusieurs heures déjà. C'est fou comme je ressens déjà son manque me creuser alors qu'il ne part que trois jours. Moi je lui ai fait subir mon absence pendant trois mois, alors je n'ai pas franchement le droit de me plaindre.

Dans la voiture, je sens le chauffeur s'impatienter. Il se détache de moi.

— Fais attention à toi, lui ordonné-je.

Il m'embrasse et je ne peux m'empêcher de savourer plus longtemps que nécessaire le goût de ses lèvres. Le conducteur exaspéré songe d'ici à la mauvaise note qu'il attribuera à son passager.

— Toi aussi, Jay. Appelle-moi ou les numéros d'urgence que je t'ai donnés au moindre problème.

Enfin, il s'installe à l'arrière et m'adresse un dernier signe de la main, avant que la voiture ne file à toute allure.

Le vague à l'âme, je remonte à l'appartement. Il m'a laissé les clés. « C'est mieux que tu restes chez moi étant donné les ennuis que tu as avec ton mac ». C'est vrai, mais ce lieu trop spacieux, trop blanc et trop ordonné me file le cafard quand il n'est pas là pour l'égayer de sa présence. Et si je parvenais à mettre de côté mes soucis lorsqu'il me pilonnait, cela s'avérera plus difficile si je dois errer seul entre ces murs.

Je lance une série sur Binge Freak – celle qui se passe à Davao et qu'il avait prétendu produire sous sa précédente identité – et je tombe rapidement de sommeil devant cet ersatz de comédie romantique.

Au réveil, je traîne encore quelques heures et me prépare à manger, comme si j'espérais combler autre chose que mon estomac. Un message d'Aedhan me rassure en me disant que son premier vol a bien atterri et qu'il attend à l'escale. Puis le Blackphone refermé, la prise de conscience de ma nouvelle solitude m'écrase comme un cafard. J'appréciais cet état, autrefois. Désormais, il ne me rappelle que trop bien l'absence d'Aedhan. Et de Lucas.

Lucas ne m'a pas rappelé et cela me ronge terriblement. Je sais qu'il m'enverra bouler si je fais le premier pas, mais je risque d'attendre longtemps si l'initiative doit venir de lui. Je vais aller le voir. Au moins pour m'assurer qu'il va bien. De toute façon, je devrai bien me confronter à lui un jour. Et s'il ne veut plus de moi après ce que j'ai fait, ainsi soit-il.

Je pars en débardeur – il fait trop chaud en ce mois de juin pour s'encombrer d'une veste – et prends le métro en direction de la porte de Clignancourt. Je reste vigilant. Sur les réseaux de l'Arche, ils expliquent que tout un système de surveillance s'est mis en place avant même l'officialisation des Alters pour pouvoir les débusquer aux carrefours de passages, comme les grandes stations avec des échanges. Aedhan en sait quelque chose, puisqu’il officiait ainsi lorsqu’il travaillait pour Geneware.

Mon amant m'a cependant rassuré. « La plupart des Alters ne sont pas capables de scruter en profondeur ni même à distance, passe-leur un leurre en superficie et ce sera suffisant pour franchir la majorité des barrages ». J'use donc de la technique qu'il m'a enseignée la veille. Je tire une satisfaction presque puérile de la facilité avec laquelle j'ai su la maîtriser. Lui-même était impressionné. Il me dit que c'est parce que j'étais télépathe depuis ma plus tendre enfance, que ces réflexes ont été enterrés, mais rapidement retrouvés. Enfin... pour ce que ça sert. À l'heure où il nous faut nous cacher, faire preuve d'un talent exacerbé est hélas bien futile.

Une nouvelle fois, je fais chou blanc à l'appartement de Lucas. Est-il seulement repassé chez lui depuis deux jours ? Je retrouve donc l'habituel chemin du marché aux puces. Au mois de juin, les herbes dansent dans sa cour comme un bosquet sauvage. Je sonne à son interphone et ne suis pas surpris de n'obtenir aucune réponse. Je sors mon double en essayant de ne pas m'angoisser. De le trouver à l'intérieur et de ne pas l'y trouver. Trop tard, mes mains tremblent.

Je franchis sa porte blindée et esquisse finalement un sourire en le voyant affairé au fond de la pièce sur ses paillasses. Ouf. Il va bien. Il a mis un son des Doors pour accompagner sa cuisine. Et sa déprime.

Il sursaute lorsque la porte claque derrière moi. Heureusement qu'il n'avait pas de produit dangereux entre les mains.

— Putain ! J'aurais dû te reprendre ton double.

Je m'installe au bar de la cuisine, sans attendre sa permission. Lui, m'ignore copieusement et continue son slalom entre les béchers comme si de rien n'était.

— Heureusement que tu ne l'as pas fait, sinon je n'aurais pas pu venir te parler.

Je songe à la façon peu élégante avec laquelle il m'a évité ces deux derniers jours. Du Lucas tout craché.

— Je n'ai pas envie de te parler, Jay, cingle-t-il en reposant une éprouvette dans un claquement sonore.

— Il le faudra bien un jour, non ?

— Non. Envoie-moi un message pour dire que tu romps, pars faire ta vie avec ce type et oublie-moi, ok ?

Je serre les dents. Son allusion ne me renvoie qu'à de trop mauvais souvenirs. J'ai déjà commis l'erreur, une fois, de rompre alors que je l'aimais encore. Pas deux.

— Je ne veux pas rompre, Lucas.

Il daigne enfin me regarder, de ses yeux bleus foudroyants et écarquillés de stupeur. Je n'ai même pas besoin d'être dans sa tête pour deviner le conflit entre sa rage et ses sentiments encore trop douloureux. Lui, en revanche, ne peut pas me scanner à cette distance. Est-ce pour cela qu'il se décide à jeter furieusement ses gants et à me rejoindre jusqu'au comptoir ?

Je devine cependant son hésitation à s'avancer. Il a bien trop peur de se retrouver pris au piège par ce qu'il pourrait voir en moi. Il s'efforce de ne rien laisser transparaître de son conflit intérieur – Lucas n'a pas son pareil pour afficher la froideur – alors qu'il me contourne pour s'emparer d'une bière dans son frigo. Je suis surpris qu'il en dépose une devant moi aussi, avant de décapsuler la sienne d'un coup de briquet nerveux. Il pose ses fesses à un tabouret d'écart de moi.

Je dois retenir de toutes mes forces l'envie de l'effleurer, de souiller sa grâce éthérée de mes mains impures. Je ne visualise que son profil, attelé à descendre sa bière à coups de longues gorgées. Il ne peut néanmoins pas s'empêcher de laisser filer, sur moi, quelques regards furibonds, et paradoxalement navrés de cette colère.

Il s'écoule de longues minutes pendant lesquelles nos consciences se meuvent entre elles. À défaut de contacts physiques, nous mêlons quelques effluves de nos essences.

Lucas baisse les yeux sur sa bouteille et joue avec le goulot du bout des doigts.

— Je ne suis pratiquement pas sorti ces trois derniers jours... Je n'avais pas encore essayé de... plonger comme ça... dans la tête de quelqu'un. C'est... bizarre.

— Je trouve que tu t'adaptes plutôt bien.

Il m'avait fallu deux semaines pour me remettre des maux de crâne, trois semaines pour savoir faire le tri proprement et un mois pour me sentir de nouveau en phase avec mon cerveau. Donc j'admirais Lucas qui semblait s'en accommoder avec flegme.

— Disons que c'est assez comparable à certaines de mes expériences sous psyché. Et pour la douleur, j'ai l'habitude avec mes migraines. Après, je n'ai pas encore fait mon baptême de feu dans une foule...

— En même temps, même avant ça, toi et la foule, ça faisait trente-six !

Je le vois réfréner – difficilement – un rire, avant de retourner tirer la tronche face à sa bouteille. J'y entrevois un mince espoir.

— Tu sais Lucas, je...

— Arrête, coupe-t-il d'un ton sec.

Je le dévisage avec étonnement, espérant l'entendre reprendre. Ce qu'il fait après un long silence suivi d'un soupir.

— Je vois d'ici le blabla que tu comptes me sortir. Que tu m'aimes encore, que je compte pour toi, que ce type, c'était juste sous le coup de la passion, que ça ne valait pas les moments qu'on a passés ensemble...

Ma bouche se tord dans un rictus amer.

— Pas vraiment.

Il se fige, je peux sentir le moindre de ses muscles se tendre. Il se demande s'il n'aurait pas préféré des mensonges enjolivés.

— Je l'aime, reprends-je, mais je t'aime auss...

— La ferme.

— Est-ce que cela te semble si impossible ? Regarde en moi, Lucas ! L'amour que je lui porte n'a pas remplacé celui que j'ai pour toi. Ce que vous m'apportez tous les deux est complètement différent. Ce n'est pas l'un ou l'autre, c'est complémentaire.

Il grimace et détourne encore le visage, abattant un rideau de cheveux blonds entre lui et moi pour mieux camoufler le monstre qu'il voit en moi. Sous ses airs froids et détachés, Lucas enfouit un être profondément sensible et fleur bleue. Son empathie lui permet de comprendre la sincérité de mes paroles, mais ses croyances, ses fondations, l'empêchent d'appréhender un concept d'amour démultiplié. Pour lui, ce sentiment doit être préservé pur et entier.

Il maudit sa nouvelle empathie qu'il l'empêche de me haïr et de me rejeter complètement.

— Pourquoi rends-tu les choses si compliquées, Ejay ? Ce serait tellement plus simple que tu me dises que tu ne m'aimes plus et que tu partes avec cet homme.

— Tu préférerais que je te dise ça ?

Un nouveau silence lui laisse le temps de vider une nouvelle rasade de bière. Le bruit des ventilations instaure un barouf tonitruant entre nos malaises palpables. J'ai presque envie de tenter de me rapprocher d'un tabouret... Je comble l'espace. Il ne s'éloigne pas. En revanche, il balaie ma main quand elle se rapproche de son épaule, tel un insecte inexorablement attiré par la lumière.

— Et alors quoi ? (Il rit jaune.) Un jour chez lui, un jour chez moi ? Te moque pas de moi, Jay. J'ai aucune envie d'une putain de garde alternée avec ce type !

Que puis-je répondre à ça ? Ce n'est pas comme si j'avais une solution simple à lui proposer. Ce n'est pas comme s'il en existait une. Je déblatère les piètres justifications qui me viennent en tête...

— Tu sais, il ne va pas rester sur Paris. Il doit beaucoup voyager pour son travail. Ce n'est pas comme si je pourrai le voir souvent...

Lucas fait volte-face. À ses sourcils froncés de colère, je réalise trop tard que ce n'est certainement pas ce qu'il aurait aimé entendre.

— Alors tu reviens voir le minable cuistot asocial coincé dans son labo ? Simplement parce que Monsieur n'a pas le loisir de voler aux quatre coins du monde avec son Don Juan ! C'est pathétique.

J'en viens à puiser dans toutes les réserves de ma diplomatie pour demeurer calme et compréhensif, alors même qu'il fait preuve d'une mauvaise foi éhontée.

— Je n'ai jamais dit ça et tu sais très bien que je ne le pense pas.

Il se rembrunit quelque peu. Il regrette de m'avoir fait face. Désormais, il n'arrive plus à se détacher de moi. À renier ce désir pour moi qui le consume. J'en joue et tire les armes déloyales : ma bouille de chien triste à laquelle il peut difficilement résister. Je lui prends sa main qui pendait sur sa cuisse. Il ne cherche pas à l'extraire, au moins.

— Je ne sais pas comment faire, Lucas. Je n'ai même aucune vision de ce que va devenir ma vie, là tout de suite. Je ne peux pas me projeter alors que le monde est en train d'exploser et qu'on risque d'être chassés à cause de nos particularités, alors qu'Igor en a après moi et que j'ai toujours peur qu'il s'en prenne à mes amis. C'est le bordel ! Je nage dans l'incertitude. La seule chose que je sache c'est que je garde toujours l'espoir qu'on aille s'installer tranquillement à la campagne, toi et moi, même si ça sonne comme un rêve naïf. Je ne dis pas ça pour te manipuler Lucas, mais parce que je t'aime toujours.

Son trouble est perceptible dans sa main qui tremble entre les miennes bien plus que dans le magma de ses pensées en ébullition. Je le sens proche de craquer, d'oublier l'espace de quelques secondes ses réticences et sa rancœur, afin de franchir l'espace vide entre nos corps.

Je prends l'initiative à sa place. Je me penche et attrape ses lèvres. Par réflexe, il tente d'abord de se reculer, puis cède finalement à l'étreinte. Je sens sa bouche s'ouvrir délicatement et sa langue effleurer la mienne. Ces jours passés avec Aedhan n'ont pas amoindri sa saveur. Son contact m'avait manqué.

Puis un violent claquement émane de l'entrée et brise notre fragile réunion. La porte du local s'ouvre à la volée. Quelqu'un avait la clé. Quelqu'un ? Non. Trois personnes, pour être exact. J'étais si focalisé sur Lucas que je ne les ai même pas senties arriver !

Les carrures de montagnes de Mikaïl, Lobster et Ibrahim remplissent le hall. Les sbires d'Igor. Il y a bien une autre sortie au fond du local, mais l'éclat métallique des pistolets qu'ils tiennent entre leurs mains constitue un argument suffisant pour ne pas se risquer dans une fuite inconsidérée.

Ibrahim avance vers nous avec le flegme de celui qui sait la situation en sa faveur.

— Le boss nous a demandé de ramener le blondinet. Mais puisque tu es là Ejay, tu vas venir avec nous aussi. Je suis sûr qu'il sera ravi de te voir.

Le sérieux et le dévouement d'Ibrahim ont toujours constitué ses qualités essentielles en tant que bras droit. L'ironie n'en fait pas partie. Il n'est pas sarcastique. Igor sera réellement enchanté de me retrouver, mais j'ai peur de ne pas pouvoir partager sa joie au vu de ce qu'il me réserve.