Chapitre 35
Sur le sable mouillé Flore suivait les traces de pas de sa fille, précédées par celles des coussinets de Vlad et des petites bottes de Lucie qui courait au loin et lançait des bâtons au chien. Le vent couvrait partiellement les cris amusés de la petite, parfois ponctués par quelques demandes d’attention auxquelles Flore et sa mère répondaient en levant la main.
L’océan gris et vert ondulait tandis que de la mousse éclatait contre les falaises ocre qui fermaient la vue vers le large. Lise et Flore sortaient du restaurant et alourdies par le repas, marchaient lentement, le regard attiré vers le sol parsemé de coquillages. De temps à autre, elles se baissaient pour en ramasser un et le glisser dans leur poche, dans un infime filet de sable.
Elles rejoignirent Lucie, accroupie devant un trou d’eau. Dans cette portion de la plage le sable était presque blanc et strié par les mouvements des vagues. Le soleil apparaissait lentement et réchauffait le visage des filles, penchées au dessus-de l’immense flaque d’eau salée. Lucie grimaça, Flore tira la langue et Lise retroussa son nez. Le reflet du trio fut soudain brouillé par l’arrivée de Vlad qui vint tournoyer dans l’eau. Il en sortit sous des récriminations amusées puis des cris lorsqu’il vint s’ébrouer près d’elles. « On dirait qu’il le fait exprès ! » cria Lucie, surexcitée par le vent et l’énorme glace au chocolat qu’elle venait d’engloutir et dont il subsistait quelques traces sur le menton.
– Mais il le fait exprès, il essaie de te laver à l’eau de mer ! répondit Flore amusée, en essuyant le menton de sa fille.
– D’Artagnan a encore frappé ! s’amusa Lise.
Elle observa la tendresse des gestes de sa fille, puis avança un peu plus loin aux côtés de son chien, laissant Flore et Lucie chahuter ensemble tandis qu’elle grimpait le petit chemin de la dune. En haut, sur la lande, elle attacha Vlad et emprunta le sentier balisé de rouge et blanc avant de s’arrêter sur un bord de falaise pour chercher l’île de Bart des yeux. Le temps n’était peut-être pas assez clair pour la voir. Elle leva la tête, le soleil n’allait pas tarder à totalement percer.
En face de Lise, encore dans la brume, Camille marchait le long de la falaise ouest de l’île de Bart. Elle essayait de ne pas penser, mais ni l’arrivée de Marcia la veille, ni la beauté violente du paysage ne parvenait à lui laver l’esprit. Son visage était piqué par des gouttes froides qui la fouettaient par rafales. Elle ne portait pas de capuche, et avançait, comme en pénitence. Elle aurait voulu que le ciel la frappe plus fort encore, qu’un déluge s’abatte sur elle comme une pluie de lames, pour la distraire de la torture mentale qui l’envahissait. Elle allait bientôt atteindre la grotte des astres où elle regardait le soleil entrer, adolescente. Au milieu de l’écume, elle avait souvent guetté la tache lumineuse au fond de la grotte, à l’endroit où l’entrelacs de rochers laissait passer la lumière. Elle y faisait alors ses petits rituels personnels, priant à sa manière, entre incantations silencieuses et superstitions étranges. Si le soleil entre dans la grotte maintenant, ça voudra dire que… Elle atteignit le petit sentier qui descendait abruptement. Chaque rocher lui rappelait un été et elle pénétra dans l’enceinte grise comme on entre dans une église. Elle avait toujours eu le sentiment d’être le fruit d’une catastrophe, d’une erreur, d’un problème. Elle sentait maintenant confusément que si elle en était le fruit, elle avait cependant suffisamment de force et d’espace pour choisir de devenir autre chose, que sa chair n’était pas pourrie, qu’elle n’avait pas été confite par la violence et la haine de son père. Sa sœur aussi l’avait vu : la douceur de Camille n’était pas une faiblesse. Alors qu’elle esquissait un sourire en pensant à La Saline où se trouvait Marcia, un rayon de soleil brouillé par les gouttelettes des vagues pénétra dans la grotte.
Sur le continent, Lise se mit à fredonner l’Aria N°20 du Triomphe de Judith.
« In somno profundo,
Si jacet immersus
Non amplius sit vigil
Qui dormit in te.
Quiescat exanguis,
Et sanguis
Sic exeat
Superbus in me. »
(Si dans un profond sommeil, / Il est immergé, / Il n’est pas vigilant, / Celui qui dort. / Que celui qui se repose soit vidé de son sang, / Et que ce sang / Jaillissant / M’apporte la superbe.)
L’agitation de Vlad, tirant sur sa laisse, la fit se retourner. Lucie et Flore venaient vers elle.
– Ça va, maman ?
– Je chantais la décapitation d’un sinistre dragon, répondit Lise doucement.
– Quel dragon ? demanda Lucie en se blottissant contre sa grand-mère.
– Si je le savais, ma biche… On a tous un dragon à combattre, non ?
Le soleil apparu alors largement et Flore posa sa main sur le dos de sa mère. Toutes trois regardèrent la ligne d’horizon sur laquelle on perçut un fin trait brun. Lise se pencha vers Lucie, pointa son doigt en direction du large et murmura : « Tu vois, là bas ? C’est l’île de Bart. Tu te souviens, on y est allées l’été dernier ? » Lucie opina en fronçant les yeux pour essayer de la voir le plus clairement possible.
– Je ne vois pas les gens dessus, grogna Lucie, qui mimait des jumelles avec ses deux mains.
– Oh, mais je peux te dire qui il y a dessus, répondit Lise. Il y a des femmes qui viennent justement de terrasser un dragon.
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