Un jour...

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Assise sur ma chaise, je la vois. Elle est là. Immobile devant son stand. Cherchant quelques clients qui oseraient lui jetés un regard. Elle est invisible pour la plupart des passants. Elle pense à sa vie, un naufrage parmi tant d'autres. Cette vie, synonyme de malheur, de pertes, d'espérances vaines et d'indignation. Ces yeux ont tellement pleuré que leurs couleurs déteignent. Ce regard raconte son histoire et ses tourments :

Elle vient d’Haïti. Elle travaille pour donner une vie normale à ses enfants là-bas.Pourtant elle est encore là, devant moi. Perdue au milieu de ce brouhaha, elle ne sait plus. D’où vient-elle ? Que fait-elle ? Pourquoi ? Trop de question pour une seule réponse : elle attend. Elle attend qu’on daigne lui acheter une babiole sans importance. Celle-ci est pourtant important pour elle. Chaque objet vendu est synonyme de victoire. Elle a été vue. Elle est sortie, le temps d’une seconde, de ce trou aveugle où elle s’engouffre petit à petit. De cette humidité dont elle est victime. De cette souffrance qui la martyrise. L’argent qu’elle gagne, la plupart va à sa famille qui en a tant besoin. Sa famille, ce qui la maintient debout, qui la fait vivre. Plus particulièrement ses enfants. Ses enfants ! Cet espoir qui lui fait croire qu'elle y arrivera. Qu’il lui fait croire qu’un jour, elle sera heureuse. Un jour elle pourra les embrasser sans les quittés. Un jour elle n’aura plus cette peine, ce désespoir de devoir les abandonné. Ce jour est surement lointain mais il viendra. Elle sait que sa fille ainée veut faire des études en médecine et qu’elle est doué en maths. Les quelques moments passés avec eux, elle s’en souvient : une partie de football avec ses 2 fils, un jeu d’échec perdu avec sa fille où une fête préparée ensemble, comme ce jourde l’an, Ils avaient préparé une soupe Jouwoumou mélange de viande, d’herbe et de légumes cultivés dans le jardin. En dessert, les enfants avaient préparés des beignets. Quel délice avec si peu de choses ! Ce jour-là était un merveilleux jour. Ou encore ce jour où le cadet, âgé de huit ans, avait trouvé un oiseau tombé de son nid. Il lui construit un nid et le nourrit avec des vers de terre trouvés par ci par là. L’oiseau avait pris son envol un beau matin de mai. Il avait été triste longtemps. Du haut de ses huit ans, il savait ce qu’il voulait faire plus tard : vétérinaire. Elle se souvient de ce jour, de son stand, elle voyait souvent une petite fille âgée peut-être de six ans. Celle-ci portait des haillons et fixait les gâteaux présentés. L’inconnue que je fixais, lui demanda d’approcher. Elle emballa quelques biscuits et les donna à cette petite fille. Après un petit moment, elle se rendit compte qu’elle n’était peut-être pas la plus malheureuse… elle se rappelle de ses moments passés au bord de la mer avec son mari. Un homme aimant, fidèle et gentil. Lui aussi travaille, une chance pour elle parmi ses malheurs. Il ne gagne pas beaucoup mais assez pour faire vivre la famille. Aujourd’hui elle se sent seule, terriblement seule. Chaque souvenir d’eux la rassure comme un bijou. Ils font miroiter les bons moments passés ensemble. Comme une journée de vacances avant de retourner au travail. Une journée de répit où elle s’assure, elle reprend confiance en l’avenir. Elle y croit. Elle essaye de revenir chez elle le plus souvent mais plus elle voyage là-bas plus c’est difficile de repartir. De ne pas savoir quand ce tourbillon va se terminer. Elle ne sait pas et erre dans le doute, continuant d’alterner les deux pays : Haïti et la République-Dominicaine. Un arrachement à chaque fois. Une partie d’elle qui s’en va. Elle essaye de tenir mais c’est dur, elle se l’est promis elle s’accrochera. Elle continuera le temps qu’il le faut. En attendant, elle subit. Elle achète des bricoles à Haïti qu’elle revend en République-Dominicaine. Assez pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle le savait que ce serait dur, peut-être pas à ce point. Dur de se retrouver entre deux pays. Dur de ne pas pouvoir voir ses enfants autant qu’on le veut. Dur de tout. Elle a peur, trop peur. De plus les catastrophes naturelles sont nombreuses là-bas. Pluies torrentielles, cyclones, ouragan et surtout tellement de tremblement de terre. Si violent qu’ils arrachent villes et villages. A chaque catastrophe ou elle n’est pas présente, elle prie pour ses proches. Pour qu’il ne leurs arrivent rien, pour qu’il soit sains et sauf. Et quel soulagement quand son mari l’appelle pour dire que tout va bien !Combien de temps va-t-elle tenir ?

Tout ça dans un seul regard. Si profond qu’on ne peut l’ignorer. Elle est toujours là devant moi, assise par terre regardant dans le vide. Ça se voit, elle souffre beaucoup trop. Une souffrance inhumaine que seules les personnes dans son cas peuvent subir. Et personne ne lui tend la main. Personne pour l’aider ou pour la tirer de ce monde qui la maintient enchainée. Personne. Elle est condamnée. Une peine qu’elle n’a pas choisie, une peine que le destin choisit. Si ce destin n’avait pas tourné sa vie en un naufrage aurait-elle une vie aussi instable ? Devrait-elle laisser ses enfants trop souvent ? Serait-elle obligée de rester cloitrée à ce stand comme un chien attaché ? Oublierait-elle ses rêves et ses convictions ? Savez-vous ce que c’est que cette arrachement à un pays, à une famille, des amis ? Non. Savez-vous ce que ça fait d’être éloigné de ses proches ? Non. Savez-vous ce que ça fait d’être déchiré entre deux pays ? Non. Avoir un destin si heureux qui se révèle plus sombre ? Non. Toutes ces questions vous tourmentent-elle chaque minute, chaque heure, chaque jour? Avez-vous ce sentiment d’avoir raté votre propre vie ? Comment vivre sans être présent pour ceux qui vous sont chers ? Ne lui a-t-on pas laissé le choix ? A-t-elle eu une fois la liberté de s’exprimer ? De sortir de ce trou qui la maintient enfermé ? De vivre pleinement sa vie sans contraintes ? Non vous ne savez pas ce que supporte ces femmes, ces enfants qui migrent pour une meilleure vie. Du moins de ce qu’ils pensent. Chaque migrante à son histoire. Ce sont des humaines et pourtant elles sont montrées sans être vues. Des invisibles, des incomprises. N’ayant plus d’identité, oubliées parmi tant d’autre. Des fantômes errants dans les rues. Des humains montrés du doigt et laissé comme mort. Un migrant sera toujours défini comme un voyageur qui se déplace d'une région ou d'un pays à un autre trop souvent pour fuir une injustice

Elle s’appelle Eudine, c’est une femme considérée par la société comme migrante. Elle est toujours devant son stand. Ces yeux n’ont pas bougé. Elle n’a qu’une seule envie : retourner chez elle.

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