Étienne
Aussi loin que remontait sa mémoire, Etienne avait toujours détesté son prénom. Il le trouvait plus que ringard. Un prénom qui sent la naphtaline. L’entendre dans la bouche des autres le mettait mal à l’aise.
Etienne avait toujours eu peur de tout, du noir, de la nuit, du placard du fond de sa chambre, de son père, de sa mère, des « autres ». Il avait peur de parler aux adultes, peur d’acheter une baguette à la boulangerie, il avait peur d’avoir mal.
Il avait peur d’avoir peur.
Le dernier des trouillards.
Il avait grandi avec ça. Au collège, les autres le sentaient bien dans la cour et ça les faisait marrer. Ils avaient l’air tellement à l’aise les autres, tellement plus forts, tellement plus cool. Les autres se foutaient des mauvaises notes, ils savaient jouer au foot, parlaient fort en roulant de juvéniles mécaniques devant les filles, et les filles riaient à leurs pitreries.
Etienne, lui, espérait à longueur de journée, mais n’osait jamais rien.
Ce serait l’histoire de sa vie.
Rien ne changea vraiment jusqu’au Lycée ; s’ajoutèrent seulement la peur des profs, plus durs, la peur des maths qui devenaient du chinois, la peur des mauvaises notes qui s’accumulaient, à mesure qu’Etienne perdait pied.
Vers la fin de l’année de seconde, contre toute attente, une fille fit mine de s’intéresser à lui. Etienne se souvenait de la lumière et de la chaleur de ce début juin, dans une ambiance irréelle. La fille l’avait mis au défi de la rejoindre derrière le gymnase après la cantine. Il rassembla tout ce qu’il pouvait de forces, et, la poitrine au bord de l’explosion, il se rendit à l’endroit dit.
La fille ne prononça pas un mot, elle lui passa la main derrière la tête et l’embrassa longuement, sans grâce, mécaniquement. Elle lui sourit bizzarement, puis elle détala pour rejoindre sa copine qui l’attendait plus loin. Etienne resta un long moment paralysé par ce qu’il venait de lui arriver.
Le reste de la journée, Etienne se rêva en parfait tombeur, capable d’être désiré sans draguer. Pour la première fois, il bomba le torse, s’imaginant qu’il pourrait faire jeu égal avec les autres .
Mieux ! A la fête de fin d’année du lycée, prévue dans deux jours, il danserait un slow avec elle devant les autres balèzes de la classe. Terminé le costume de looser qui lui faisait une deuxième peau. Nouvelle vie !
Deux jours plus tard, c'est avec toute l’assurance dont il était capable qu'il poussa la porte du gymnase décoré pour l’occasion. Chemise préférée, jean préféré, coiffé, gélifié.
Il chercha la fille des yeux…pour la trouver enfin dans un coin de la salle, assise sur les genoux d’un élève de première. Il s’approcha, chercha à accrocher son regard, mais elle avait déjà tourné la tête pour rouler une gamelle grotesque à son nouveau copain.
Dans le bus qui le ramenait à la maison, Etienne n’arriva même pas à pleurer. Un froid intense semblait lui congeler peu à peu les boyaux. Il vomit en arrivant dans le jardin.
Quelques jours plus tard, gênée, elle lui expliqua qu’elle le trouvait tellement gentil, tellement adorable, qu’elle avait juste voulu lui rendre service en le « dépucelant » …La vérité était encore plus simple, et n’avait pas grand-chose à voir avec la pitié. La fille et sa copine étaient juste curieuses de savoir ce que cela faisait d’embrasser un puceau.
Vide intersidéral. Les vacances d’été passèrent dans un semi coma. A la rentrée, son cœur se serra dès qu’il la vit. Il sut immédiatement qu’il n’y avait plus rien à faire. A son habitude, il n'essaya même pas.
Il ne pensa plus à rien d’autre : comment font les autres ? Ils emmènent les filles au cinéma, les embrassent dans le noir, ou fricotent ensemble le temps d’une boum, puis se quittent sans que cela ne les affectent, pour recommencent de plus belle.
Dans la cour, les couples se forment, se défont, donnant à Etienne l’impression d’évoluer au milieu d’une troupe de macaques. Les males font démonstration de leur force, se testent, montrent leurs canines. les femelles gloussent, s’offusquent, puis au final s’abandonnent au dominant. Les plus faibles ont à peine le droit de regarder.
Et pourquoi il continue à souffrir, lui ? Pourquoi ça ne s’arrête pas ? Qu’est ce qui ne tourne pas rond ? Pourquoi son cœur ne cicatrise t-il pas ?
Si l’Etienne du futur pouvait lui parler, il lui expliquerait qu’il est né hypersensible, et s’est donc vu condamné à vivre sous un déluge constant d’émotions, dont la plupart résultent de petits riens, de broutilles qui passent inaperçus aux yeux du commun des mortels.
Pour un hypersensible, chaque critique, chaque contrariété, chaque conflit devient une blessure profonde, et prend un temps anormal à être digérée.
Trente ans plus tard, le petit garçon apeuré vivait toujours au fond de lui, bien qu' Etienne eu appris à le faire taire tant bien que mal pour devenir un adulte lambda, capable d’évoluer dans ce monde.
N’empêche, il continuait à vivre chaque évènement quotidien avec une intensité démesurée. Une musique, un livre, pouvait lui tirer des larmes instantanément. Il était gêné par trop de bruit, de lumière, par le désordre d’une pièce, par la texture même d’un tissu sous ses doigts.
Il avait appris à vivre avec cette sensation : à chaque dérapage émotionnel, le sol semblait s’ouvrir sous ses pieds. le froid naissait au cœur de son ventre, et envahissait ses membres. Une brume de mélancolie enveloppait son cerveau, et posait un voile gris sur le monde.
Il continuait à absorber la tristesse des autres comme une éponge, et la faisait sienne malgré lui. Son empathie hors du commun lui valaient d’être toujours le bon camarade, le bon confident…
Le jeune adulte Etienne devînt donc le genre de type que l’on appelait lorsque l’on avait envie de parler, mais celui auquel on ne pense pas pour aller faire la fête.
C’est dire son immense succès d’estime auprès des filles : le meilleur confident du monde ! Toujours la bonne intuition ou le bon conseil. Un parfait ami. Mais jamais un amant. Ou bien si. lorsque la fille avait pris l’initiative d’opter pour une consolation en mode « physique », assortie de l'eternelle mise au point matinale : "Désolé, on aurait pas dû. On reste bon amis ? "
Ce trop-plein permanent d’émotion et la fatigue mentale associée avait conduit Etienne à s’isoler de plus en plus. Non pas qu’il eut du goût pour la solitude, mais pour trouver simplement un peu de répit. Bien évidemment, cela eu pour conséquence rapide de faire péricliter sa vie sociale. Il était pourtant devenu un jeune homme rieur, spirituel, bienveillant, brillant ; mais ce sont des qualités qui ne lui servirent plus à rien lorsque l’étiquette définitive de dépressif lui fut collée dans le dos par les autres .
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