Chapitre 3
Château de Lures, 18 juillet 1723
Il fut un autre événement qui amena certainement, à bien y réfléchir, à endurcir mon caractère et à ouvrir mon esprit. J'avais alors 7 ans et j'étais une petite fille délurée et aventurière. Je ne manquais jamais d'amener François à quitter ses chères études pour parcourir nos jardins. J'apprenais aussi, déjà, à monter à cheval. Mon père avait choisi pour moi un de ces petits chevaux que l'on nomme poneys. Il était d'un caractère doux qui se démarquait totalement du nom qui lui avait été donné : Battant. Avec lui, je pouvais m'aventurer bien plus loin dans notre domaine, mettant parfois à rude épreuve François qui s'efforçait de me suivre au mieux. Il était un bon cavalier, mais son cheval, plus grand que le mien, passait plus difficilement à travers les taillis et les sous-bois. Je n'avais pas conscience, alors, de courir des risques. Je me rêvais simplement en Jeanne d'Arc, chevauchant aux côtés de grands seigneurs pour pourfendre l'Anglois. Ou être une de ces reines des temps anciens, majestueuse, charmée par les poèmes d'un beau troubadour. Mais quand la voix de François résonnait, trop grave et trop sérieuse, à travers la futaie, il me fallait bien me résoudre à revenir vers des sentiers plus praticables.
J'avais donc sept ans passés. Nous étions en plein été. Il faisait chaud, très chaud, depuis plusieurs jours. Craignant que le soleil ne brûlât ma peau, ma mère m'avait interdit d'aller dehors et je devais demeurer dans les pièces étouffantes de notre maison. Si François s'occupait à ses études, lisant divers traités de guerre et autres conseils en stratégie militaire, de mon côté, je m'ennuyais. Même si la cour était écrasée par la chaleur, il me semblait qu'il y faisait toujours meilleur que derrière les hauts murs du salon ou de ma chambre et je ne parlais pas des rives du fleuve qui m'attiraient par l'idée que je me faisais de leur fraîcheur. Je choisis alors de gagner la bibliothèque, puis me ravisai pour aller dans la serre où mon père, féru de plantes exotiques, soignait quelques beaux spécimens venus des Indes ou d'Afrique. Je ne m'y entendais guère, mais je pensais que m'y promener ne pourrait me faire encourir la colère maternelle. Je voulais même l'informer de cette promenade, mais elle se reposait et je savais que ce moment était sacré pour elle.
Je quittai donc la maison, par une porte située à l'arrière, et longeai la façade qui se trouvait à l'ombre. Il me fallait juste traverser quelques mètres en plein soleil avant de pouvoir entrer dans la serre.
Une fois rendue, je doutai soudain d'y trouver vraiment l'apaisement : il y faisait au moins aussi chaud que dans la cuisine, quand le feu vrombissait dans la grande cheminée, que les domestiques s'activaient, que les odeurs des différents plats se mélangaient. Je faillis me raviser et retourner sur mes pas, mais la perspective d'un long après-midi d'ennui, à déchiffrer la Bible, seul livre que l'on me mettait entre les mains à cette époque, me conduisit à rester dans mon nouveau refuge.
Je commençai à arpenter les allées, regardant les fleurs, lorsque j'entendis un miaulement plaintif. Je me dirigeai vers le fond de la serre, d'où provenait cet appel, et je vis un de nos jeunes chatons, coincé sur une étagère. Comment était-il arrivé là ? Mystère... Je compris que le petit aventurier, s'il avait su comment monter, ne savait plus redescendre.
Mon père gardait par là un grand escabeau. Avec un peu de difficulté, je parvins à le traîner jusqu'au chat. Je montai sans me soucier de la poussière qui recouvrait les marches et allait salir ma robe. Le chaton me regardait, miaulant encore de temps en temps comme pour me rappeler sa délicate condition. Malheureusement, j'avais placé l'escabeau un peu juste et le chaton, me voyant tendre la main, recula encore, se cachant derrière un pot et miaulant de plus belle.
- Allons ! Mistigri ! Viens donc par ici ! Rapproche-toi de moi au lieu de t'éloigner ! Viens, je vais t'attrap...
Je ne terminai pas ma phrase, mais terminai sur le sol, dans un grand vacarme de pots cassés, d'escabeau s'effondrant. Je poussai un grand cri de frayeur qui se transforma une longue plainte lorsque je chus sur le sol. Un craquement se fit entendre et une violente douleur se propagea dans ma jambe gauche. Je perdis connaissance, ayant tout juste le temps de voir le chaton, effrayé, mais finalement retrouvant quelque courage, sauter sur l'étagère du dessous puis sur la longue table, filer entre les pots et prendre la poudre d'escampette par la porte laissée entrouverte.
Combien de temps demeurai-je évanouie ? J'aurais été incapable de le dire. Quand je rouvris les yeux, je vis autour de moi des tessons de pots, des plantes brisées, de la terre partout. La douleur revint alors que je tentais de me relever, me faisant perdre connaissance à nouveau. Ce fut la voix d'un des domestiques qui me tira de mon inconscience.
- Elle est là, Madame ! Monsieur François ! Elle est là ! Oh, la pauvre petite mademoiselle !
Je rouvris les yeux à nouveau et je pus distinguer les chaussures cirées de Charles, le majordome. La voix de François me parvint ensuite :
- Où est-elle ? Oh !
Puis je vis mon frère s'accroupir auprès de moi.
- Héloïse ! Héloïse ! Tu m'entends ?
- Oui..., répondis-je dans un gargouillis. Fran... çois... j'ai... mal...
On s'affairait autour de moi. Ma mère avait suivi mon frère de peu.
- Oh, mon Dieu ! Mais...
- Il faut la porter à la maison, avec précaution, dit Charles. Madame... elle a dû chuter et se blesser. Elle dit avoir mal.
- Héloïse ! Mon enfant ! Mais...
- Plus tard, les mais, mère, dit la voix de mon frère alors que je me sentais tourner de l'œil à nouveau.
On me souleva, me porta jusqu'à la maison. Je gardai un vague souvenir de la cour chaude que l'on traversa au plus vite, des graviers blancs si brillants qu'ils m'en brûlaient les yeux et des marches d'escalier qui n'en finissaient pas. Ma jambe me lançait, on fit appel au médecin et un jeune serviteur partit sur le champ prévenir mon père qui se trouvait en ville pour une affaire quelconque.
Je souffris le martyre, alors que le médecin tentait de remboîter ma jambe au mieux. Plus d'une fois, je sombrai à nouveau dans l'inconscience, réveillée en hurlant par les manipulations douteuses qu'il tentait de réaliser. J'allais demeurer boiteuse, autant du fait de ma chute que du peu de compétences de ce charlatan. Mais ma mère avait refusé qu'on fasse appel au rebouteux du village voisin, sous prétexte qu'il sentait mauvais et allait apporter des puces et des poux dans toute la maisonnée. Lorsqu'un jour, bien plus tard, j'allais le croiser et que je lui raconterais mon aventure, il me regarderait d'un air entendu et me dirait simplement :
- J'aurais pu sauver votre jambe, peut-être, gentille demoiselle...
**
J'allais rester longtemps alitée, sans pouvoir bouger. Par moments, j'avais très mal et on me donnait des infusions au goût fort amer, mais qui me soulageaient quelque peu. Pour m'éviter l'oisiveté, on me fit profiter des leçons que suivait François, en complément de ce que je commençais à apprendre de mon côté. Je reçus ainsi des connaissances que bien d'autres fillettes de mon âge n'apprenaient jamais. Je dus ânonner du latin, et même du grec. Je sus lire aussi, bien vite, et pas que la Bible. J'appris également à compter. Seul l'enseignement de la science militaire m'était épargné.
Mais ce qui allait m'être le plus utile dans toute ma vie n'allait pas être de connaître des passages entiers du livre saint en latin, ni même d'être capable de lire Socrate ou Homère. Mais de savoir parler anglais.
Il avait en effet été jugé nécessaire pour François d'apprendre la langue de l'ennemi. Pour mieux le combattre sur le champ de bataille. Car mon frère se préparait déjà à passer quelques années dans l'armée de Sa Majesté. Il n'avait que quinze ans alors, mais c'était ce qu'il estimait devoir faire, avant de prendre en main la destinée de notre domaine. Oh, bien entendu, sans doute ne servirait-il pas là où il y aurait trop de danger. Il était le seul héritier mâle de notre famille, et s'il venait à perdre la vie, ma dot s'en verrait grandement enrichie. Mais je me moquais bien de ma dot : mon frère comptait plus moi que tout le reste.
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