Chapitre 12
Château de Lures, 7 mai 1734
"Mon Dieu qu'elle est belle !..."
Ces mots ne cessaient de tourner dans ma tête alors que le visage et les beaux yeux bleus d'Héloïse dansaient encore et toujours devant mes yeux. Etendu sur mon lit, dans la belle chambre qui avait été préparée pour moi, je ne trouvais pas le sommeil. J'étais obnubilé par la sœur de François, me remémorant sans cesse chacun des moments passés. J'avais l'impression de tout connaître d'elle et qu'elle soit pourtant tout un monde à explorer. J'aurais voulu encore être à ses côtés, lui parler, la regarder, l'entendre aussi, la voir sourire. Et surtout, surtout, me regarder encore avec ses yeux si beaux, de ce bleu si tendre et profond qui n'était pas sans évoquer pour moi les eaux des lochs de mon pays.
Elle était charmante, aussi, et beaucoup plus posée que ne me l'avait décrite François. J'avais remarqué aussi - il était difficile de faire autrement ! - sa claudication. Or je trouvais que cela ne faisait qu'ajouter à son charme.
Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Jamais je n'avais éprouvé un tel sentiment de joie, d'espérance, d'impatience, et pour tout avouer, de désir. Evoquer plus que ses yeux et son sourire, évoquer ses formes, ses épaules, sa poitrine... me rendait fou. C'était totalement incongru et je tentais alors de me concentrer sur autre chose.
Je jetai un œil vers la petite horloge qui décorait le manteau de la cheminée de ma chambre. Elle indiquait minuit passé. Et je ne trouvais toujours pas le sommeil, malgré une longue journée de voyage et un repas animé qui nous avait fait veiller assez tard. En d'autres temps, j'aurais dormi comme un loir, heureux qui plus est de pouvoir profiter d'un grand lit confortable, aux draps propres et parfumés, à l'édredon moelleux.
François, s'il m'avait beaucoup parlé de sa sœur, ne m'avait pas dit qu'elle était fiancée, et je doutais que ce ne fût pas le cas. Elle avait tout à fait l'âge de bientôt convoler, or cette pensée provoquait une vive douleur très déplaisante dans mon cœur. Je n'acceptais tout simplement pas cette idée.
Je finis par trouver le sommeil, mais je me réveillai dans une sorte de brume nébuleuse, croyant entendre des voix. Si le visage d'Héloïse s'imposa encore à mon esprit alors que je n'étais pas tout à fait éveillé, la voix que j'entendis n'était pas la sienne. Elle était grave et profonde, avec cet accent bien particulier des Highlands. Les mots me revinrent en mémoire, les mots qu'Hugues avaient prononcés ce premier soir où je revoyais Inverie. Alors je compris vraiment ce qu'il avait voulu dire ce jour-là : j'étais tombé amoureux.
**
Trois jours plus tard...
Ces premières journées de mon séjour au château de Lures s'étaient déroulées dans une atmosphère joyeuse et avaient été des plus agréables. J'avais apprécié quelques discussions avec le père de François qui, parfois, me rappelait mon oncle Craig dans sa façon d'écouter, de réfléchir et finalement, de donner son avis sur telle ou telle question. La mère de mon ami était beaucoup plus discrète, parlant peu, observant beaucoup. Je devinais en elle une femme intelligente.
Quant à Héloïse... Chaque instant passé en sa compagnie était un ravissement pour mon cœur et pour mes yeux. Je veillais cependant à me montrer discret dans mes observations, tout en ayant bien du mal à résister à l'attrait qu'elle représentait pour moi. Elle avait cette gaieté que je n'avais jamais connue chez Jennie, cette innocence joyeuse que ma sœur aurait pu connaître, si...
Ce matin-là, je me retrouvai seul avec François pour le déjeuner. Ses parents avaient déjà quitté la table lorsqu'Héloïse fit son apparition. Quand elle entra dans la pièce, j'eus comme le sentiment qu'un ange venait d'y pénétrer, comme si une nouvelle aura éclairait les lieux alors que, pourtant, les rayons d'un franc et beau soleil brillaient déjà.
- Monsieur MacLeod, Monsieur mon frère, je vous souhaite le bonjour, dit-elle en faisant une charmante petite révérence.
- Monsieur mon frère... Arrête, Héloïse ! Depuis quand tu m'appelles ainsi ? rit François.
- Depuis que j'ai envie d'entendre ton rire le plus souvent possible ! Il n'avait pas résonné entre ces murs depuis si longtemps..., ajouta-t-elle dans un soupir.
Et elle prit place à table avec nous. François poursuivit la conversation :
- Héloïse, je suis bien content de te voir tôt ce matin. J'ai quelque chose à te demander.
- Ah oui ? Je t'écoute, répondit-elle en portant à sa bouche une petite cuillère de compotée de fruits qu'elle dégusta de ses charmantes lèvres roses.
- Oui... Père tient absolument à passer quelques heures ce matin avec moi pour me parler du domaine. Il s'est retenu jusque-là, mais...
- Mais il est impatient de te mettre au courant de tout ! Tu seras plus fatigué à midi que si tu passais la journée à cheval.
- Je le crains..., dit François avec un petit sourire.
- Tu veux que je vienne faire diversion ?
J'ouvris de grands yeux à cette remarque. J'avais déjà remarqué toute la complicité et l'amour fraternel qui liaient Héloïse et François, et cette proposition m'en révéla encore plus.
- Non ! Grand Dieu, non ! Sinon, j'en aurais vraiment pour la journée... Non, puis-je simplement te demander d'accompagner Kyrian pour une petite promenade ? Je ne sais... faire le tour du domaine, nous n'en avons pas encore eu le temps, par exemple. Ou... peut-être même un peu au-delà ?
François lui jeta un regard espiègle, elle le fixa avec assurance :
- Tttt... Que vas-tu imaginer ?
- Rien ! Qu'ai-je dit qui pourrait laisser imaginer... que ma petite sœur connaît bien les chemins qui permettent de quitter le domaine à travers le bois sans en avoir l'air...
Elle pouffa et je souris plus franchement.
- Bien, dit-elle, si Monsieur accepte ma compagnie, je serais très heureuse de faire cette promenade à cheval. Et dans les limites du domaine, pour te faire mentir, mon frère.
- Ce serait un plaisir, Mademoiselle, répondis-je, vraiment trop heureux de pouvoir passer quelques heures seul avec elle.
Et ce fut ainsi que nous nous retrouvâmes, peu après, à cheminer tranquillement en direction d'un petit bois.
**
Elle me mena d'abord vers l'arrière du château, là où s'étendaient donc quelques arbres majestueux. C'était une des limites de la propriété. Elle me dit que le bois était vite touffu et qu'il était difficile de s'y promener. Nous ne nous attardâmes pas et continuâmes notre chemin à travers une vaste prairie. Je pus, au cours de cette matinée, mieux me représenter l'étendue du domaine. On aurait pu en dessiner un plan sous la forme d'une grosse outre bien pleine, avec une sorte de bosse vers le nord. C'était là que se trouvaient le château et le petit bois. Puis, sur le côté droit, s'étendait cette vaste prairie dont les jardins situés sur le devant du château n'étaient finalement que le prolongement. Une pente douce descendait alors vers la plaine et, au-delà, le fleuve qui coulait paisiblement. Enfin, entre le fleuve et la route se trouvait un autre bois, moins dense, et je compris que c'était par-là que, parfois, Héloïse "s'évadait" pour quelques explorations qui n'auraient certainement pas été du goût de sa mère.
Nous poussâmes alors nos chevaux jusqu'à un promontoire qui permettait d'admirer la vue sur le fleuve.
- La Loire, me dit-elle simplement alors que nous arrivions. Voulez-vous faire quelques pas ? On ne peut mener les chevaux sur le sentier, là, dit-elle en montrant un point sur sa droite, mais le chemin n'est pas long.
- Volontiers, répondis-je en descendant prestement de cheval et en m'approchant du sien pour l'aider à faire de même.
Je lui tendis la main qu'elle prit avec assurance et je pus constater toute son aisance à quitter sa monture, malgré sa jambe boiteuse. Sa robe m'effleura le bras quand elle descendit et ce fut aussi doux que si elle m'avait elle-même touché. Un léger parfum de violette parvint jusqu'à mes narines et je reconnus là l'essence qu'elle portait, un parfum discret que je trouvais terriblement sensuel. Elle s'engagea d'un pas décidé vers le petit chemin et je la suivis avec plaisir. En quelques minutes, nous fûmes en effet sur une sorte de terrasse naturelle, entourée de quelques arbustes ras, qui offrait une vue dégagée sur les méandres du fleuve.
- C'est beau, dis-je.
- Vous trouvez ? Sincèrement ?
- Oui, bien sûr. Pourquoi mentirais-je ?
- Juste parce que... Vous êtes poli alors que vous avez vu bien plus beau...
Je ris légèrement. Elle était vraiment vive d'esprit, avec ce petit côté piquant dans les paroles qui la rendait follement charmante.
- J'ai surtout vu très différent. Il n'y a pas en Ecosse de fleuve comme celui-ci, ni même comme l'Escaut ou le Rhin que j'ai eu l'occasion de voir avec votre frère. C'est très impressionnant.
- Vous n'avez pas de fleuves, mais vous avez des rivières et des lochs... Cela me fait rêver... Voulez-vous bien m'en parler encore ?
Je souris et je sentis son regard s'attarder sur mes lèvres et sur ma fossette. Je n'avais jamais particulièrement prêté attention au fait que cela pouvait me donner un certain charme. A vrai dire, je ne m'étais jamais posé la question de savoir si je pouvais plaire à une jeune fille ou pas. Héloïse était la première que je fréquentais vraiment, les autres ayant été des filles faciles, des filles à soldats comme on dit... Quant aux jeunes filles qui se trouvaient à Dunvegan, à bien y réfléchir, aucune ne m'avait attiré comme Héloïse m'attirait. Sans doute avais-je aussi quitté le château trop jeune pour vraiment m'y intéresser.
Souriant toujours, je répondis finalement :
- Je crois que je pourrais parler de l'Ecosse des heures durant... J'aime cependant entendre parler d'autres endroits et découvrir votre lieu de vie est un vrai plaisir. Sincèrement, regarder ce fleuve couler apporte un sentiment de paix, un peu comme lorsque je m'attardais à regarder la brume s'étendre sur le loch...
Et je repartis. A nouveau. Vers les Highlands.
Ce matin-là, je lui décrivis Skye et le château de Dunvegan, les falaises abruptes, les vallées étroites. L'aura mystérieuse qui enveloppait l'île. Elle m'écoutait avec attention, me posant parfois une question, demandant une précision. J'avais l'impression de repartir là-bas, et plus encore : de l'y emmener avec moi. Et cette sensation était des plus étranges.
Au bout d'un moment, je m'inquiétai cependant qu'elle ne fatiguât trop à rester debout sur le promontoire et nous repartîmes vers nos montures. Je lui tins le pied pour l'aider à remonter et une fois en selle, je m'enquis de savoir pour quelles raisons elle boitait.
- François ne vous a pas raconté ?
- Non...
- Cela m'étonne... Ou peut-être ne voulait-il pas que vous ayez une trop mauvaise opinion de moi !
- Qu'est-ce qui aurait dû me donner une mauvaise opinion de vous, Mademoiselle ?
- Le fait que je sois trop intrépide et remuante ! Pas aussi sage que doivent l'être les jeunes filles de bonne famille, répondit-elle en riant.
J'aimais vraiment son rire, cette joie de vivre qui émanait d'elle. Cette insouciance aussi qui la rendait de plus en plus attirante à mes yeux.
Elle me raconta bien volontiers l'incident. Je compatis à ses douleurs et ce fut là qu'elle me demanda un petit service.
- Puis-je vous demander quelque chose, Monsieur ?
- Oui, bien sûr, répondis-je avec peut-être un peu trop d'empressement.
- Vous n'êtes pas sans savoir que ma mère a décidé d'organiser une fête pour le retour de mon frère.
- Oui, elle en a parlé hier soir, au repas.
- N'allez pas penser que je n'aime pas ces soirées. Si j'ai plaisir aux préparatifs qui les précèdent, à voir des personnes que j'apprécie - même s'il en est d'autres que j'apprécie moins - il est cependant quelque chose qui m'est toujours très pénible. Je ne peux danser longtemps et si je pouvais ne pas danser du tout, je pourrais alors passer de très bons moments. Or le protocole fait que j'y suis contrainte, alors... Alors je voudrais que vous m'excusiez d'avance si je refuse de danser avec vous. Vous comprenez, n'est-ce pas ? Je sais que François n'insistera pas, mais...
Je l'interrompis alors :
- Je comprends tout à fait et je trouve cela regrettable pour vous, car si j'ai bien compris, la danse est un grand plaisir pour les jeunes filles de votre âge, en France.
- Ne l'est-elle pas aussi en Ecosse ?
- Si, mais nos danses ne sont pas les mêmes et, ma foi, votre demande me réconforte quelque peu : pour tout vous avouer, je suis totalement incapable d'exécuter une de vos danses. Même si je n'ai eu que peu l'occasion d'assister à un bal, car à l'armée, nous dansons d'autres pas que ceux des salons, je sais juste que c'est beaucoup trop compliqué pour moi et alors, j'aurais été bien embarrassé de devoir vous inviter...
Elle m'offrit en réponse un de ses grands et merveilleux sourires :
- Oh, alors, c'est formidable ! Accepteriez-vous de me servir d'excuse ?
Je la regardai avec étonnement.
- Oui, vous pourriez expliquer à ma chère maman les raisons qui vous empêchent d'évoluer sur la piste et je dirais que je vous tiens compagnie. Ce serait une très bonne excuse que de ne pas laisser un invité désœuvré pour refuser les demandes que l'on pourrait me faire. Vous accepteriez de me rendre ce service ?
- Bien volontiers, souris-je en réponse.
Et nous échangeâmes alors un long regard complice.
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