Chapitre 15

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Château de Lures, 20 juillet 1734

Il était tôt, encore, et pourtant, j'étais levée depuis bien avant l'aube. Clarisse et Manon, une autre domestique, tournaient autour de moi en silence, sous l'œil attentif de ma mère qui se permettait, parfois, une remarque. Elles étaient en train de me faire revêtir ma robe de mariage. Je m'efforçais au calme, mais dès que je pensais à la journée que j'allais vivre, j'avais le cœur battant. Et j'avais bien du mal à l'empêcher de cavaler comme un fou.

Depuis deux jours, je n'avais quasiment pas vu Kyrian, car j'avais été confinée dans ma chambre pour les derniers essayages avec les couturières. Enfin, la veille au soir, j'avais pu pousser un long soupir de soulagement : ma robe était prête, et à temps. Et je la trouvais très belle.

Nous avions été très occupés depuis que la demande en mariage de Kyrian avait été acceptée par mon père. Tout s'était emballé au point que la cour que François faisait à Flore de Beaumont était passée au second plan des préoccupations maternelles et familiales. Si je n'avais pas revu Kyrian au terme de cette journée si riche en émotions, cela avait été le cas dès le lendemain, au cours du premier repas, en présence de toute la famille. Nous n'avions échangé que des saluts polis, j'étais trop impressionnée par tout ce qui se passait et par la présence de mes parents pour pouvoir articuler une phrase cohérente. Mais son regard était serein et heureux et cela m'avait suffi. Ma mère avait cependant décrété que, puisque la décision du mariage était prise, il fallait mettre maintenant les bouchées doubles pour tout organiser. Avant le midi-même, elle s'était déjà entretenue avec le prêtre, avait convoqué deux couturières et recruté du personnel supplémentaire pour aider aux cuisines et pour toute l'organisation que requérait ce genre d'événement. Mon père, de son côté, commençait à dresser la liste des connaissances que nous pourrions inviter. Il va sans dire que je n'avais pas mon mot à dire à ce sujet, et cela me laissait assez indifférente.

Le fait qu'ils aient été tous les deux très occupés ce premier matin nous avait permis à Kyrian et moi-même d'avoir un petit moment d'une intimité toute relative, puisque François était présent et ne me lâchait pas d'une semelle ou presque. J'ignorais encore qu'il avait eu une longue conversation avec Kyrian la veille au soir, après le dîner. Et qu'après l'acceptation paternelle, mon frère avait aussi donné sa bénédiction pour ce mariage.

Kyrian et moi avions donc pu parler un peu et, sans entrer dans les détails, il avait pu répondre à quelques-unes de mes questions concernant la longue discussion qu'il avait eue avec mon père la veille.

- Que lui avez-vous donc dit ? avais-je demandé, à la fois curieuse et vaguement inquiète.

- La vérité. Tout simplement, avait-il répondu avec un grand sourire qui avait creusé un peu plus sa fossette.

- Mais... qu'en est-il exactement ?

- Et bien, en fait... Je n'ai pas laissé le temps à votre père de me faire un sermon ou de m'assaillir de questions en tout genre. Ma décision était prise, vous le saviez, et je n'ai fait que demander votre main en l'assurant que, d'une part, je m'étais montré respectueux de vous et que, de plus, je souhaitais ardemment vous épouser et veiller sur vous tout le temps qu'il me sera donné à vivre.

J'avais ouvert de grands yeux alors que François, je le remarquai, avait levé les siens au plafond. Kyrian avait poursuivi :

- Bien entendu, j'ai ajouté quelques détails, comme mes titres de noblesse, remonté une partie de mon arbre généalogique, évoqué mon oncle, mon père, ma mère... Hum... Je dirais cependant que la seule chose dans laquelle je ne me sois pas lancé a été d'expliquer le fonctionnement précis d'un clan écossais et des différentes subtilités des titres de propriétés, mais... disons que... je ne pense pas que cela était nécessaire pour convaincre votre père qu'une fois que nous serions mariés, j'aurais de quoi subvenir à vos besoins. De là, il a quand même pris la parole, m'a demandé quelques précisions, pour finir par me dire qu'il acceptait de me donner votre main et qu'il vous réservait également une dot conséquente. Je vous précise cela, même si c'était le cadet de mes soucis à ce moment de notre discussion : je voulais juste qu'il acceptât ma demande. Et ce fut le cas.

Je le regardais avec admiration. J'avais tellement pensé qu'il aurait été chassé manu militari, que je n'en revenais toujours pas. A ce moment, François avait tenu quand même bon de préciser :

- Je vous signale cependant, ma chère sœur, qu'avant que notre père n'entre dans le salon où il avait expédié notre ami ici présent, je lui avais rappelé que je devais la vie à Kyrian et qu'à ce titre, je le considérais déjà comme mon frère... Qu'il devienne votre époux n'était pour moi que la concrétisation de ce qui était déjà une réalité. Et je pense que c'était un argument de poids, ajouta-t-il en regardant franchement Kyrian.

Ce dernier avait hoché la tête.

J'en étais à me remémorer ces premières heures de fiançailles, quand Manon osa demander à ma mère :

- Madame, que diriez-vous de glisser une rose dans la chevelure de Mademoiselle ? Cela pourrait être du plus bel effet et il y a en de nombreux boutons...

Je trouvai aussi que c'était une bonne idée, mais alors que j'allais accepter, je me souvins soudain d'un détail évoqué par Kyrian.

- Une rose serait très jolie, c'est vrai, mais j'aimerais aussi porter la fleur d'un chardon.

- Quelle idée grotesque, Héloïse ! s'exclama ma mère dont la voix portait rarement si haut.

- Mère, ce n'est pas une idée grotesque... Souvenez-vous de ce repas où mon futur époux nous a raconté que cette fleur était l'emblème de l'Ecosse... Ne pensez-vous pas que ce serait comme un petit hommage que je pourrais lui rendre ?

J'avais pris mon regard le plus candide possible, celui qui aurait fait craquer mon père et dont je n'aurais pas eu besoin d'user avec François car il aurait craqué avant. Ma mère soupira, réfléchit, puis dit :

- Héloïse, c'est une idée très saugrenue, mais je me souviens de ce détail en effet. Manon, allez demander à Jacques de trouver quelques fleurs de chardons et de se débrouiller pour enlever les épines des tiges. Nous verrons ce que nous pourrons faire. Et qu'il ramène un beau bouton de rose, également.

Et ce fut ainsi que, moins d'une demi-heure plus tard, j'avais un bouton de rose et une fleur de chardon dans les cheveux. Et j'étais ravie.

**

La matinée se déroula à la vitesse de l'éclair et en même temps, très lentement. Ma mère ne se départait pas de son calme olympien et pourtant, elle devait répondre à nombre de sollicitations.

Enfin, François vint frapper à ma porte. Il avait revêtu un costume magnifique qui soulignait sa prestance, sa taille haute et son allure élancée. Je me dis que Flore de Beaumont se pâmerait certainement en le voyant.

- Tous les invités sont arrivés, mère, précisa-t-il. Ils sont rendus à la chapelle. Père nous attend.

Ma mère hocha la tête et dit :

- Je dois encore dire quelque chose à ta sœur. Nous arrivons.

François inclina la tête, puis sortit après m'avoir souri chaleureusement et adressé un long regard brillant. Je demeurai alors seule avec ma mère. Elle s'approcha de moi, posa ses mains sur mes bras. Son regard fit le tour de mon visage, de ma coiffure, comme pour s'assurer une dernière fois que tout était parfait.

- Héloïse, sache que ton père et moi-même, nous te croyons et savons que tu ne portes pas cette robe blanche par faute. C'est un beau jour pour toi que celui de ton mariage, cela se voit dans tes yeux et pour avoir croisé ton futur époux ce matin, j'y ai vu la même joie dans les siens. C'est très bien et j'en suis heureuse pour toi. Ce soir, tu reviendras dans cette chambre non seule, mais avec lui. Ce qui se passe entre un homme et une femme, dans l'intimité n'est pas ce qu'il y a de plus agréable dans un mariage, mais enfin... ce n'est pas le pire non plus. Toute femme connaît un peu de douleur, au début, ensuite... Ah, ensuite, il faut laisser les hommes faire leur affaire, car si tu te refusais à ton mari, il irait voir ailleurs et ce n'est pas une bonne chose. Ton père m'a toujours respectée et protégée aussi. Je regrette seulement de ne pas avoir pu lui donner plus d'enfants, mais tu auras peut-être plus de chance que moi, je ne peux que te le souhaiter. Tu dois encore savoir que lorsque tu ne saigneras plus, chaque lune, c'est que tu seras enceinte. Sois toujours attentive à tes menstrues, ce sont des repères importants pour une femme, surtout si tu devais en venir à voyager.

Je ne sus que répondre et je bafouillai un "bien, mère". J'étais en fait autant stupéfaite par la teneur de ses propos que par la longueur de son discours, car c'était bien un véritable discours qu'elle m'avait fait : habituellement, ma mère ne parlait pas autant et était très concise. Je devais bien reconnaître, en y songeant plus tard, qu'elle avait été concise, mais qu'elle avait vraiment beaucoup de choses à me dire...

Elle eut alors un geste qui me surprit plus encore que ses paroles : elle déposa un baiser sur ma joue.

- Bien, dit-elle en s'écartant. Nous sommes attendues. Allons.

Et nous nous dirigeâmes vers la porte de ma chambre pour rejoindre mon frère qui patientait au-dehors. En la franchissant, je repensai à ce qu'elle venait de me dire : ce soir, j'y reviendrai avec Kyrian.

**

Mon père et mon frère nous attendaient en bas de l'escalier, dans le hall. Si François m'avait déjà vue dans ma robe de mariée, ce n'était pas le cas pour mon père et je vis une lueur de fierté et d'admiration enflammer son regard. Il eut un léger sourire et s'avança vers nous. Il prit d'abord les mains de ma mère, ils échangèrent un long regard, puis il l'aida à descendre les dernières marches. Ma mère glissa alors sa main sous le bras de mon frère et ils se dirigèrent vers la porte. Quelques instants plus tard, ils avaient disparu à notre vue et j'entendis bien vite leurs pas faire crisser les graviers en direction de la chapelle du château qui se trouvait juste sur sa droite, un peu en arrière.

Mon père les avait suivis des yeux et il se retourna alors vers moi.

- Bien, ma fille, es-tu prête ?

Je lui souris et répondis :

- Oui, je le suis.

Il me tendit la main et je descendis les deux dernières marches à mon tour pour arriver à sa hauteur. Les quelques dernières heures passées debout, immobile, pour m'habiller, avaient engourdi ma jambe qui me lançait un peu. Je n'étais pas mécontente de pouvoir marcher et dénouer ainsi mes muscles.

- Ta jambe, cela va ? me demanda-t-il comme s'il avait pu suivre mes réflexions sur mon visage.

- Elle me tire un peu, mais cela va.

- Tu n'auras pas de mal à aller jusqu'à la chapelle ?

- Non, non, père, cela devrait aller, au contraire. J'ai besoin de marcher un peu...

Il me sourit et son regard s'arrêta alors sur ma coiffure. Je vis son étonnement sur son visage, puis un sourire s'y afficha à nouveau :

- Ce mariage sera donc aux couleurs de l'Ecosse...

- Oui, père. N'est-ce pas une belle idée ?

- Très belle. Ta mère et ton frère doivent être rendus maintenant. Nous pouvons y aller.

Et, à notre tour, ma main droite passée sous le bras gauche de mon père, nous nous engageâmes dans la cour. Elle était emplie des voitures de nos invités et de nombreux chevaux avaient été conduits dans nos écuries. Je mesurai à cet instant qu'il y avait quand même beaucoup de monde.

C'était la fin de matinée, il devait être onze heures environ. Le ciel était très bleu, le soleil brillait de mille feux et la journée s'annonçait très chaude. Après plusieurs discussions à ce sujet, je savais que ma mère avait pris la décision de faire dresser des tables au-dehors, sous de grandes et larges tentes. Je trouvais que c'était une belle idée et que ce serait très agréable d'y prendre le repas.

Nous parcourûmes la petite distance nous séparant de la chapelle en silence, d'un pas lent et régulier. Je pouvais ressentir l'émotion de mon père, même s'il ne disait rien et ne la montrait pas. En approchant de la chapelle, je perçus le bruit étouffé des conversations. Nous marquâmes un petit temps d'arrêt avant d'en franchir les portes qui demeureraient ouvertes tout le temps de la cérémonie, comme le voulait la tradition.

Je sentis la main droite de mon père se poser sur la mienne, un court instant, et y imprimer sa marque, une dernière fois. Je levai mon visage vers lui et nous nous sourîmes. Comme ma mère auparavant, il me montrait là sa propre joie pour moi et cela me toucha beaucoup. Les démonstrations de tendresse avaient été rares durant mon enfance, mais ils s'étaient toujours souciés de moi - de nous devrais-je dire, en incluant François. Ils avaient pris soin de nous, de notre éducation et maintenant... Maintenant, j'allais voler de mes propres ailes et, d'ici peu, partir loin d'eux. Ce serait tout un changement, un bouleversement pour eux aussi, qui ne serait pas totalement apaisé par la présence de François, je le devinais déjà confusément.

Mon père nous engagea alors dans la chapelle et le silence se fit. Pour ma part, je faillis rester figée sur place et si mon père n'avait pas continué à remonter l'allée, ce serait peut-être ce qui serait arrivé. Je ne voyais que Kyrian et... il était magnifique.

Il se tenait debout devant l'autel, le prêtre à ses côtés. Sans doute ses témoins, choisis par mon père, se trouvaient-ils un peu en arrière, mais je ne les vis pas. Je ne vis pas non plus mon frère et ma mère, ni Flore de Beaumont qui ne quittait pas François des yeux. Je ne vis pas les visages de nos invités, les sourires, les regards admiratifs de certaines jeunes filles devant ma robe et mon allure. Non, je ne voyais que Kyrian.

La lumière qui filtrait à travers les vitraux de la nef faisait briller ses cheveux qu'il avait soigneusement attachés en catogan sur sa nuque. Quelques boucles entouraient son visage comme de petites flammes virevoltantes. Sa haute silhouette se détachait nettement sur les murs blancs de notre chapelle et d'autant plus qu'il était vêtu de son costume écossais. Je ne l'avais encore jamais vu ainsi, il ne m'avait pas non plus montré le moindre morceau d'étoffe de son tartan. Il était tout simplement fascinant et d'une folle beauté. Ce costume lui allait à merveille. Les carreaux sombres étaient soulignés par des traits de couleur claire. Par-dessus sa chemise blanche, un grand pan lui couvrait l'épaule gauche, retenu par une broche ouvragée, représentant l'emblème de son clan, et qui réfléchissait un fin rayon de lumière. Ses bottes avaient été parfaitement astiquées et on pouvait deviner la souplesse du cuir.

Alors que je remontais lentement l'allée, son regard vert m'enveloppa et j'eus soudain envie de marcher plus vite, que dis-je, de courir pour le rejoindre. Mais je gardai mon pas bien calé sur celui de mon père. Plus je m'approchais et plus je voyais briller ses yeux. Comment pouvais-je résister à un tel regard ? C'était tout simplement impossible. Ses traits étaient sérieux, habités par une sorte de solennité que je ne lui avais encore jamais vue.

Enfin, je fus à sa hauteur et mon père lâcha mon bras, me plaçant à la droite de Kyrian. Il s'approcha alors de mon futur époux, lui prit la main droite, puis la mienne aussi et les posa l'une sur l'autre avec une brève pression avant de s'en retourner auprès de ma mère. Je suivis un instant mon père des yeux et vis François qui nous souriait. Je lui rendis son sourire et la cérémonie proprement dite put alors commencer.

Les mots du prêtre résonnèrent doucement sur les murs, le temps semblait comme suspendu. La clarté de ce lieu saint était très douce et il régnait une fraîcheur très agréable. Je me sentais bien, légère aussi. Et très émue, bien entendu. Et Kyrian, à mes côtés, l'était tout autant.

Nous échangeâmes nos vœux dans un silence parfait. Mais avant de me passer l'anneau nuptial, Kyrian prononça quelques mots en gaëlique. Je le fixai, un peu étonnée. Tout en parlant, il souriait comme heureux de me faire cette petite surprise. Le prêtre attendait, impassible, qu'il ait terminé.

- Que signifient ces mots ? demandai-je doucement quand il eut terminé.

- Ils sont l'engagement traditionnel que tout époux, homme ou femme, prononce lors de son mariage, me répondit-il. Monsieur le curé a accepté que je les dise. C'était important pour moi.

- Chaque époux ? demandai-je encore. La femme les dit aussi ?

- Oui.

- Alors, je veux les répéter, dis-je avec assurance.

Il me les murmura à nouveau à l'oreille, afin que je puisse les prononcer à voix haute. Les syllabes tournaient étrangement dans ma bouche, très certainement dis-je cela fort mal, en butant sur des mots, mais le sourire de Kyrian me récompensa et je me sentis plus liée à lui encore que par l'échange que nous avions fait l'instant d'avant en français.

Quand j'eus terminé, il sortit d'un repli de son vêtement la pochette dans laquelle se trouvait mon anneau et me le passa au doigt. Il était gravé de petites fleurs semblables à celle que je portais dans mes cheveux. Des petits chardons. Et je compris alors que, même si je n'avais pas encore vu son pays, j'en étais déjà la fille.

- Vous pouvez embrasser la mariée.

La voix du prêtre me tira de ma contemplation et je relevai mon visage vers Kyrian. Il se pencha vers moi, sa main frôla ma tempe, passant tout près du petit chardon dont le mauve léger tranchait sur ma chevelure sombre. Puis ses lèvres se posèrent sur les miennes et il mêla son souffle au mien, son âme à la mienne, comme nous venions de le dire dans nos vœux en gaëlique.

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