Problème de robinet
"Alors vous êtes bien sûr de vous pour cette baignoire…?
— Oui, oui… ne vous inquiétez pas… il y a bien une baignoire dans la salle de bain !
— Parce que c'est très important pour moi… Une baignoire et puis le calme aussi !
— Oh ça pour être calme ! Je peux vous garantir que vous ne trouverez pas mieux ! D'ailleurs, si je peux me permettre…
— … Oui ?
— Enfin cela ne me regarde peut-être pas après tout, mais je me dis que pour une femme qui vit toute seule, ce n'est pas forcément l'idéal un endroit aussi isolé…
— Ne vous inquiétez pas… Je saurai me défendre au besoin…
Il tourne la tête vers moi et me détaille, un air moqueur au coin de la figure. Ce même air moqueur qu'ils ont presque tous lorsque je prétends qu'ils ne me font pas peur…
— Self défense hein ?! Vrai qu'c'est votre nouveau truc maintenant, les bonnes femmes !
Je le regarde à mon tour, mais cette fois bien dans les yeux.
— Non, pas du tout monsieur Péchin… Moi je préfère plutôt faire confiance à mon Sig-Sauer… C'est du neuf millimètres – et je mime avec mes deux mains jointes…
— Cela vous fait de bien jolis trous gros comme ça !
La voiture fait une embardée. Il est ridicule ce type dans son petit costume bon marché. Je n'aime pas non plus sa grosse bagouze en or. Ça aussi, c'est ridicule. Obscène même. Ces agents immobiliers sont tous de parfaits crétins, et il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Et celui-ci ne déroge pas à la règle.
— Voilà… On est bientôt arrivé maintenant… Vous allez voir, cela va vous plaire !
— J'espère bien.
Il tourne dans un chemin de terre, sans même ralentir ni mettre de clignotant. Les mecs ont vraiment un gros problème avec les bagnoles. La plupart ne sont que des taffiottes de première mais lorsqu'on leur glisse un volant entre les mains, ils se croient obligés de jouer les durs.
— Le premier voisin est à deux kilomètres.
— Alors c'est parfait !
— Donc, comme ça vous êtes artiste peintre d'après ce que vous m'avez dit tout à l'heure à l'agence ?
— Oui… Une artiste…
— Et vous peignez quoi ?! Enfin je veux dire, vous avez une spécialité dans votre peinture ?!
— Oui… Le nu… Je ne peins que des nus… et uniquement des hommes…
Cette fois, on a bien failli se prendre un arbre. Il redresse la trajectoire in extremis.
— … Des hommes…? Vous peignez des hommes nus ?!
— Oui… c'est exactement ça… seulement des hommes nus !
— … Ah… Et ça se vend bien ce genre de chose ?!
— Ce n'est pas la finalité première, mais pour répondre à votre question ; oui cela se vend même très bien… Il y a beaucoup d'amateurs ou plutôt devrais-je dire d'amatrices pour ce genre de tableau figuratif !
Il ne dit plus un mot maintenant. Moi non plus, car je devine très bien ce à quoi il pense. Dès que l'on évoque le nu, la nudité, des corps nus quels qu'ils soient, les hommes s'emballent tout de suite. Ils voient toujours le mal là où il n'y a que de l'art. Mais le mal est bien ailleurs, monsieur Péchin…
— Et nous y voili ! Alors c'est chouette non ?!
Comme je m'y attendais, la maison n'a aucun charme. Elle est absolument parfaite.
— Oui… L'extérieur me plaît déjà beaucoup !
Il sort un trousseau de clés d'une sacoche en cuir.
— Venez… allons voir l'intérieur maintenant… Vous allez être tout à fait surprise !
Évidemment, il me fait le cinéma habituel, mais après tout, il est payé pour cela. Et bien payé d'ailleurs. Les serrures résistent un peu, puis finalement il ouvre la porte d'entrée. Une forte odeur de renfermé envahit immédiatement l'atmosphère. C'est très bon signe.
— Allez y… Passez devant… Je vais ouvrir un peu les volets pour que vous y voiez mieux
— Non… ce n'est pas la peine… On y voit bien assez comme cela… Laissez donc monsieur Péchin ! Et la salle de bain ? Où se trouve t-elle ?!
Bien sûr, il a été surpris lorsque je lui ai demandé de se foutre à poil. Surpris ils le sont tous, et c'est bien normal. Ils refusent catégoriquement de s'exécuter et bafouillent des excuses gênées alors que seulement quelques minutes avant ma demande ils n'avaient qu'une seule idée en tête : me sauter dessus, m'arracher mes vêtements, et me prendre, là, telles de vulgaires bêtes qu'ils sont tous…
Mais lui aussi a fait comme les autres. Il s'est désapé. Entièrement. Face à un Sig-Sauer on ne résiste pas très longtemps généralement, quoi que l'on vous prie de faire. Il s'est mis à chialer aussi, tout pareil que les autres avant lui. C'est absolument touchant de les voir pleurer ainsi après tout le mal qu'ils ont pu faire dans leur vie. Qu'ils m'ont fait aussi…
Finalement, la baignoire n'était pas assez grande pour ce monsieur Péchin. Ses pieds dépassaient un peu…
Charlène avait retrouvé toute sa joie de vivre depuis quinze jours. Elle passait l'intégralité de ses journées, nue sous sa robe de chambre, en chantonnant, et la plupart du temps à tue-tête, de vieilles rengaines des années soixante. C'est ainsi qu'elle ouvrit ce matin-là au jeune livreur de DHL, fredonnant joyeusement "Une femme libérée" de Cookie Dingler.
"Bonjour... Madame Péchin... C'est bien ici... ?
— Oui... mais... c'est veuve Péchin maintenant !
— Ah... Sorry... J'pouvais pas savoir... mes condoléances, md'ame...!
— C'est pas grave, mon petit... je t'offre un café, p'tête ?
— Ouais, c'est pas de refus... et j'ai aussi un colis pour vous... Une seconde, j'vas le chercher dans le camion... !
Le jeune homme revint deux minutes plus tard chargé d'un encombrant paquet sous le bras.
"Ah... ben, c'est sûrement le tableau que j'ai commandé à une amie... alors... je dois signer quelque chose ?
—Oui, là, Md'ame... !
— Et si tu m'appellais plutôt Charlène, mon pt'it... ?!
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