Chapitre unique

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Je n'ai jamais eu de chance.

À trois ans, mes parents sont tous les deux morts. Depuis, j'enchaîne maisons d'accueil et orphelinats, sans rester plus d'un mois dans chaque, à cause de mon "tempérament turbulent" et surtout de ma capacité à enchainer les gaffes. Je n'ai cependant pas vu grand chose du monde, puisque je n'ai vécu qu'en France.

Il faut croire que quelqu'un m'en voulait.

Depuis déjà 5 mois et 13 jours, je vis dehors. J'ai fui de la dernière maison où j'habitais, et je me suis trouvé un coin derrière des poubelles, qui est devenu un petit appartement luxueux pour moi, en comparaison aux abris des autres SDF que je croise. J'ai appris à me défendre, et à me nourrir en fouillant les sacs des gens qui ont les moyens de perdre cinq euros. Ce n'est pas du vol, mais un cas de légitime survie. Je "n'emprunte" que ce dont j'ai besoin, je laisse le reste aux suivants.

J'en ai oublié ce que vous considérez comme essentiel : j'ai dix neuf ans (enfin, demain) et je m'appelle Noomi. J'ai dit "ce que vous considérez", parce que quand un sans-abri rencontre n'importe qui d'autre dans la rue, ce n'est pas le prénom ou l'âge le plus important, c'est de savoir si tu dois fuir ou non.

Maintenant, finie la conversation. Il est tard, et je dois regagner mon abri.

Je m'avance dans une ruelle froide, traînant un sac dans mon sillage. Des ombres me suivent, se déposent sur mes bras et s'éloignent ensuite de la chaleur de mon corps. J'ai l'impression de laisser passer les courants d'air, presque comme si j'étais immatérielle. Je continue d'avancer, une lumière apparaît au croisement suivant. Elle me réchauffe, comme vous devant un radiateur, sauf que je me contente personnelement d'un lampadaire dont l'ampoule clignote.

Une voix retentit, vite remplacée par une autre :

- Elle est là, je la sens..., grogne la première.

- Fais gaffe à ce qu'elle ne s'envole pas, hein ?, rétorque la deuxième personne, d'une voix moqueuse.

Ces gens ne parlent pas de moi, ils sont sûrement affamés et cherchent à attraper un oiseau. Le pauvre ! S'il y a bien quelque chose qui me fait de la peine, ce sont bien ces créatures ailées ; elles sont aussi fragiles que du verre...

Enfin, ce n'est pas trop le moment de penser à ma passion pour les oiseaux. Si ils ont de quoi tuer un oiseau, je ne leur résisterai pas longtemps.

Je commence à rebrousser chemin en direction de la petite rue aux ombres froides, quand mon tatouage d'un bel aigle noir se met à briller bien plus fort que le réverbère (ce qui n'est pas chose compliquée, vu la lumière blafarde que celui ci émet). Surprise, je m'affole, tentant désespérément de cacher mon avant bras sous ma manche, en vain. J'attrape mon pull pour recouvrir l'oiseau d'encre avec, mais il reparaît au dessus de la laine. Je ne comprend pas ce qui se passe.... Il me paraît aussi légèrement différent de celui d'il y a quelques minutes. Mais bon sang qu'est-ce qui se passe ?

Les voix se sont tues, mais j'entends encore les bruits sourds de leurs bottes sur les pavés. Je recommence à courir, prise de panique.

La tête baissée, j'avance encore et encore. Mes poumons sont brûlants, je saigne à l'intérieur de moi même.

Un coup sourd sur ma tête.

  Noir.

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Les rêves se succèdent trop vite. Formes floues. Plus doucement, une sphère orangée s'approche de moi. Un moi transparent, mais quand même là. Je me penche pour regarder, je n'éprouve aucune douleur. Des couleurs tourbillonnent à l'intérieur du verre, transparentes ou opaques ne font aucune différence car je vois à travers les objets, de toute façon immatériels. Des voix lointaines me parviennent, mais je continue de fixer du regard cette bille, dont les dessins se précisent. J'observe mes souvenirs défiler rapidement, sans que mon cerveau ne s'emmêle cependant. Jusqu'à ce jour, dont je n'avais pas conscience de l'importance jusqu'à maintenant, même si je ne connais que les contours des liens dans cette étrange réalité. Je réintègre brutalement mon corps physique.

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Une main se pose sur mon bras, on me demande si je vais bien. Non. Je souffre, et mon bras me fait horriblement mal. Je relève ma tête mais on me force à la reposer sur l'oreiller, que je devine d'une blancheur immaculée, et donc propre, du coin de l'œil. Mais où ai-je atterrit ? Cela fait des mois que je n'ai pas connu un lit aussi doux et moelleux, mais je tente quand même de me relever. Le vertige me prend, je suis obligée de me rallonger.

Une personne parle, et pour la première fois j'entend sa voix, douce et mélodieuse :

- Ne t'inquiète pas, je vais te protéger.

Je tente de répondre que je n'ai aucune raison de le, ou de la croire, mais il ne sort de ma bouche qu'un borborygme incompréhensible.

- Je vais me pencher au dessus de toi pour que tu me vois, n'aies pas peur.

Cette personne approche donc son visage du mien. Des yeux bleus incroyablement vivants, des cheveux châtains sales et ternes, une mâchoire carrée... C'est lui !

  Mes yeux se referment. Mon peu d'énergie s'est évaporé.

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Nouveau rêve, je me repasse ce jour, déjà entrevu dans la sphère de mon premier songe. Je me regarde entrer dans une boutique marquée "Tatouages & Piercings", une boutique pas trop cher qui entrait dans mes moyens lorsque j'étais encore placée en famille d'accueil. Je m'approche du comptoir. Vide.

Je fais claquer mes bottes, un rideau bouge et un jeune homme brun sort de derrière celui ci.

- Bienvenue chez nous ! lance-t-il avec une expression joyeuse et presque superficielle, digne d'un Oscar. Je m'appelle Tiléo, et je remplace mon grand oncle Justin, qui est parti en Australie pour un second voyage de noces. Comment t'appelles-tu ?

- Euh, félicitations..., bafouillais-je en baissant les yeux, surprise.

- Ne t'inquiète pas, je ne vais pas te raconter ma vie !

  Je suis surprise qu'il me tutoie.

- Oh, non, mais... Pardon, je m'appelle Noomi...

Chaque regard de cet être aux yeux clairs a le don de m'enfoncer encore plus.

- Que veux-tu ?, demande-t'il, toujours en souriant.

- Oh, euh, un tatouage...

- Parfait ! Tu as quel age ?

- Euh... 17 ans..., dis-je, incapable de mentir.

- Normalement, c'est 18, mais bon... As-tu une idée ?

Je le regarde avec étonnement et méfiance, puis je marmonne :

- Mmm... oui, je voudrais un aigle, sur mon avant bras.

  - As-tu un modèle ?

  - Oui, bien sûr..., dis-je en lui tendant la feuille où j'ai fait différentes esquisses des détails de mon projet.

  - Mmmm....

Il me demande de le suivre, et nous allons derrière le rideau par lequel il est apparu.

Je m'assoies sur la chaise qu'il me désigne et je ferme les yeux en sentant l'aiguille s'enfoncer dans ma chair.

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Je me réveille une nouvelle fois. Mon hôte, ou plutôt Tiléo, est toujours à côté de moi, sur une chaise. Il attends quelques minutes, le temps que j'ouvre les yeux, puis me parle doucement :

- Je suis désolé t'avoir assommée. Je ne pensais pas te trouver dans ce quartier, et je t'ai pris pour quelqu'un d'autre.

Je peux enfin répondre, alors je tourne la tête et commence par la plus pressante de mes questions :

- Qui es-tu ? Pour de vrai ?

- Noomi, tu parles !

Je n'ai pas perdu mon mordant, aussi je réplique :

- Ne détourne pas mon attention !

Je me mord aussitôt la lèvre en voyant son air.

- Excuse moi, Noomi.

Un long silence s'installe. Mais il finit par reprendre la parole.

- Je suis Tiléo, je suis mon oncle Justin, je suis tous mes ancêtres et en même temps uniquement moi.

Je suppose que vous avez fait la même tête que moi, et Tiléo le remarque car il continue :

- Je suis le premier propriétaire d'une boutique de tatouages. Je fais partie depuis 2000 ans d'un regroupement de personnes immortelles ayant les mêmes idées ; faire la paix. Nous faisons des actions tel que suggérer à d'autres humains de nous aider, d'arrêter les guerres, ou, comme moi, nous construisons des boutiques d'objets magiques.

Je prends quelques minutes pour y réfléchir à ce qu'il m'a dit, mais je m'embrouille totalement.

- Mais... ta boutique n'a rien de magique !

- C'est là où tu te trompes. Cette boutique m'appartient depuis très longtemps, et j'y ai joué différents rôles pour éviter les questions en rapport à ma jeunesse éternelle. Les tatouages que je dessines sont en général des plus banals, mais je les utilise parfois pour remercier certaines personnes de nous avoir aidés. Ils sont magiques car ils modifient l'ADN de chacun grâce à l'encre que j'utilise.

- Quel est cette encre ?

- C'est mon sang.

Je le regarde, bouche bée.

- Si chaque personne pouvait faire de son sang une encre à modifier les ADN, nous serions tous riches !

- Non. C'est parce que mon sang est magique que ses pigments restent en place pendant que l'ADN est modifié.

- Et pourquoi est-il magique ?, je demande.

Je suis consciente de trop poser de questions, mais mon cerveau a besoin de réponses.

- Pour la bonne raison que je ne suis pas humain. Je suis Adiréen. C'est une espèce humanoïde qui n'a aucun ancêtre commun avec les Terriens, et qui est apparue il y a moins de 2000 ans, façonnés par des embryons encore dans le ventre de leur mère, qui doit être recouverte de lave. C'est pendant la catastrophe de Pompéi que nous sommes tous nés. Il n'y a pas eu d'autres naissances depuis, car les circonstances ne se reproduiront pas.Sauf si... Enfin bon. Nous ne connaissons pas notre durée de vie car aucun de nous n'est mort naturellement. Nous pourrions rester immortels aussi bien que mourir dans quelques années. Sauf que notre race s'éteint.

Je réfléchis, et tombe sur une pensée irréaliste, mais qui collerait bien. Je prends une grande respiration, puis demande, en espérant qu'il ne formulera pas ce à quoi je pense :

- J'ai un tatouage. Magique. Donc vous me remerciez de quelque chose. Et vous me racontez cette histoire incroyable sans ni queue ni tête. Donc vous voyez un rapport entre ce conte de fées qui parait bien réel, et moi. Qu'attendez vous de moi ?

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Encore un rêve... Je me suis endormie (enfin, évanouie, mais c'est pareil) après avoir posé ma question. Je ne dors pas comme les dernières fois, je m'agite et le ressent jusqu'au fond de mon être.

Je suis encore dans la boutique de tatouages de Tiléo, mais je suis par terre. J'ai glissé de la chaise et je porte une marque boursouflée sur mon avant bras. Je vois mon visage se couvrir de plume, détail que je n'avais pas remarqué au moment de la scène (je dormais, c'est logique de ne pas m'en être aperçue) puis mon corps se transformer. Je suis un aigle aux plumes rouges et or.

J'ai enfin compris de quelle façon les tatouages sont magiques ; ils incorporent une partie de l'ADN de la représentation dans celui du porteur, ce qui permet à ce dernier de modifier son apparence.

Tiléo me regarde, moi, pas mon double passé, comme s'il savait que je serai là dans le futur.

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Je viens d'ouvrir les yeux. Je le regarde, j'attends sa réponse. Il commence :

- Je t'aime, sache-le.

Il prend une grande respiration, comme quand on sait que l'on va se noyer, mais on pas le choix, il faut essayer.

- Pompéi...

Il n'en dit pas plus. J'ai compris. C'est tiré par les cheveux, mais j'en suis certaine. Les autres Adiréen veulent me faire tomber enceinte, pour ensuite me tuer lors de la deuxième catastrophe du volcan, qu'ils ont dû apercevoir dans des rêves prémonitoires, si cela fait bien partie de leurs pouvoirs d'un des leurs. Je ne connais aucun Adiréen, à part Tileo, mais j'ai foi en leur cruauté, d'après ses paroles. Des gens aux buts louables, mais aux mauvaises solutions.

- Pourquoi ? Pourquoi m'avoir dit ça si c'était pour préciser ensuite que j'allais mourir ?

Il répond d'une voix froide, comme détachée de lui même.

- J'ai toujours connu mon destin. Un ami Adiréen voyait l'avenir, et j'ai tant insisté pour qu'il me le dévoile qu'il a fini par le faire. J'étais destiné à trouver une femme humaine qui permettrait à notre race de survivre, et à en tomber amoureux. J'ai tout fait pour l'éviter, j'en étais à refuser les missions que l'on me confiait pour te trouver, en donnant des prétextes minables pour m'esquiver. En vain. Quand je t'ai vu, la première fois, j'ai su que c'était toi. Je n'étais pas heureux car tu allais mourir. Par ma faute.

- Ce n'était pas ta faute !, je m'exclame. C'était la mienne. C'est moi qui suis entrée dans cette boutique de mon propre choix.

Tiléo soupire. Me regarde.

- Je t'avais vu quelques jours avant, et j'aurais pu te dire de t'enfuir. Ou partir moi même. Mais non. Je t'ai attendu, sachant que ça ne ferai que précipiter ta mort.

- Écoute, Tiléo. Tu m'aimes. Moi, je ne sais pas. Je ne vois pas qui pourrait nous empêcher d'essayer. Ensemble.

- Moi, je vais te le dire. Les Adiréens m'ont obligé à te chercher,même en connaissant mon destin. Ils m'ont menacé de te tuer si je t'obligeais à fuir. Je t'aime, et tu es vouée à mourir. Si je ne les aidait pas, ils te tuaient. Si je les aidais, je te tuais. Je voulais pouvoir remonter le temps, pour t'avoir près de moi plus longtemps, pour les empêcher de commettre leurs crimes, eux qui se disaient pacifiques. Alors je l'ai fait. Avec l'aide d'un autre de ma race, j'ai remonté le temps il y a quelques jours, et j'ai modifié ton tatouage pour qu'il représente un phénix. Les phénix résistent au feu, tu survivras. C'était pour cette raison que les deux hommes d'hier soir, parlaient de toi comme d'un oiseau. Ils savaient que, en cas de danger, tu t'envolerais. Sauf qu'ils ne savent pas que tu as une arme de plus.

Tiléo me regarde avec un air dégoûté de lui-même. Il semble s'en vouloir. Au contraire, il m'a sauvé !

- Pourquoi es-tu plein de remords, Tiléo ?

- Parce que je ne pourrai jamais vivre avec toi.

- Et pourquoi ? Tu n'en as plus envie ?

- Si tu savais comme j'ai envie d'être avec toi, tu ne douterais plus. Mais il y a autre chose. Cela fait environ 1000 ans que je te cherche pour sauver ma trace, et te faire mourir. Et je n'ai jamais songé une seule seconde à me sacrifier pour toi. J'aurai pu me faire, sachant que j'étais le seul à pouvoir te trouver, et toi la seule à pouvoir nous sauver. Mais j'ai préféré ne rien faire, ne pas y songer. Tu mérites plus que moi.

Il part en marchant, les épaules basses. Je me redresse brutalement pour le rattraper, mais j'avais oublié que j'étais aussi faible. Je m'écroule dans un bruit sourd. Timéo se retourne et court vers moi, mais au lieu de prendre sa main tendue pour me relever, je lui chuchote :

- Nous y arriveront, c'est certain. Ensemble.

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Épilogue :

   J'ai maintenant 36 ans, et je suis heureuse.

   Perdue dans mes pensées, je repense au moment où nous avons permit aux Adiréens de survivre pour ensuite les renier, car Tiléo ne voulait plus d'eux comme famille - ils ne le méritaient pas, mais nous en avons convenu que s'ils n'étaient pas là, nous ne nous serions jamais rencontrés. Viennent ensuite le jour de notre mariage, et celui de la naissance de deux jumeaux... Vraiment, la vie est parfaite.

Une petite voix me tire de ma rêverie :

- Maman !

- Attends, j'arrive !

Je cours vers ma petite Lisa, qui saute dans mes bras, avant de repartir avec son frère.

Tiléo est derrière moi, il me dit :

- On est bien, non ?

- Oui, on est bien. Et on a le temps...

FIN

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