Di-Vin
Assis sur un rocher au bord de l’eau, il jouait nonchalamment un air de flûte à une biche qui passait par là. La mélodie avait aussi attiré des carpes dont les écailles flamboyaient grâce aux rayons du soleil. Un vent calme achevait de parfaire cet après-midi d’été finissant. Il s’empara de l’outre en peau de chèvre plongée dans l’eau afin de garder son vin au frais. Il ferma les yeux en laissant doucement couler le doux nectar dans sa gorge.
C’est alors qu’il commença à l’entendre, plus fort qu’à l’accoutumée, ce bourdonnement incessant à ses oreilles. Comme un moucheron insolent, le bruit ne cessait de se répandre autour de lui. “En voilà un qui doit sacrément avoir besoin d’aide...” Il tendit le bras pour saisir le thyrse posé près de lui et ouvrit l’œil. Un cheval s’approcha de lui avec souplesse : “Allons cette histoire m’intrigue et comme je suis dans de bonnes dispositions, j’irai voir ce que me veut cette pauvre créature. J’espère que c’est du sérieux, sinon je le change en cochon. Conduis-moi à lui je te prie.” Il attrapa la crinière de l’étalon avec douceur et grimpa sur son dos. Il chevaucha ainsi jusqu’au pied du mont et poursuivit sa route sur deux lieues encore. L’équidé à la robe fauve le conduisit au milieu d’un vignoble où des grappes dodues et juteuses languissaient au soleil. Les vendanges commenceraient bientôt pour le plus grand plaisir du cavalier.
L'animal fit halte devant la barque du vigneron. “Merci mon bel ami, tu peux rentrer si tu le désires. Je saurais retrouver mon chemin”. Après une dernière caresse sur son flanc musclé l’étalon alezan reprit sa course en sens inverse. Il le regarda s’éloigner avant d’entrer dans la chaumière.
La pièce était sombre et une odeur pestilentielle emplissait l’air. Un bruit sourd provenait de la chambre à coucher. Le contraste entre l’intérieur et l’extérieur le prit à la gorge et il noua un foulard devant sa bouche pour masquer la senteur nauséabonde. Arrivé dans la chambre, le spectacle était encore plus répugnant. Un homme seul et rachitique était allongé sur le lit. A côté de lui des seaux emplis d’une mixture verdâtre et malodorante.
“Bonjour”.
L’homme allongé ouvrit un œil mais cette simple action déclencha chez lui un spasme violent et il vomit dans le seau le plus proche.
- Dionysos c’est vous ! Vous êtes venu à mon secours. J’implore votre grande miséricorde, fit l’homme avant de retomber sur ses couvertures.
- Comment sais-tu qui je suis ?
- Cela fait trois lunes que je prie pour votre venue. Votre thyrse est reconnaissable entre tous et aucun humain n’a pu rester dans cette pièce plus d’une minute sans dégorger à son tour.”
Dionysos se mit à rire, ce n’était pas la première fois que son thyrse et sa force le trahissaient aux yeux des hommes, il s’était pourtant juré d’être plus prudent.
“ Bien c’est moi. J’étais dans un bon jour mais la vision de ta condition me débecte et je ne suis pas guérisseur. Alors bonne chance avec ta maladie.
- Pitié ce n’est pas une maladie mais une malédiction qui m’a plongée dans cet état.
- Une malédiction ? Tient donc. Et quel dieu as-tu agacé à ce point pour qu’il te laisse à l’agonie ?
- Aphrodite”, susurra l’homme.
Aphrodite bien sûr. En regardant l’homme de plus attentivement, Dionysos devina, malgré son teint grisâtre et son corps décharné, que trois mois plus tôt il devait être très beau.
“Elle est venue me visiter il y a deux ans et est revenue à plusieurs reprises. Et puis elle a cessé de m’apparaître, je pensais qu’elle m’avait oublié, qu’elle s’était lassée de moi. Après tout je ne suis qu’un homme. Il y a cinq mois j’ai rencontré une femme humaine, belle comme un cœur et douce comme un oiseau. Je suis tombé amoureux. Aphrodite l’a découvert et elle est revenue vers moi. Je n’ai eu le temps de rien dire. Elle m’a maudit :
Tu voulais me berner
Tu ne pourras manger
Tombé amoureux fou
Tes repas sont de boue
Et depuis tout ce que j’approche de ma bouche goûte la vase et me fait vomir et vomir encore. Si ça continue ainsi dans moins d’une semaine je serai mort et mes vignes seront vendues au plus offrant
- Ah non il n’en est pas question, s’insurgea Dionysos. Tes vignes je les ai vues. Tes grappes sont grasses et brillantes. Tu les traites avec amour. Le plus offrant je le connais, ce sera Cassius et s'il y en a un qui ne mérite pas d’avoir de belles vignes c’est bien lui. Ça se dit vigneron mais son vin est la pire piquette du pays, même pas bon à faire du vinaigre. Comment pouvez-vous, humains, laisser un individu si peu précautionneux, si brutal, s’occuper de vignes si fragiles et le laisser vous abreuver de sa vinasse !
- C’est pour cela que j’implore votre aide. Je ne prétends pas faire le meilleur vin de la région, mais je prends le plus grand soin de mes récoltes et propose un vin de qualité apprécié des thiases. Par leur entremise je vous fait offrande d’une œnochoé chaque année.
- Comment te nommes-tu ?
- Pamphile.
- Et bien Pamphile, je connais effectivement ton vin et l’apprécie. Malheureusement je ne peux lever la malédiction d’Aphrodite. Mais je ne veux pas que tu meures et me retrouver sans ton vin ou pire avec celui de Cassius à la place, misère. La seule à pouvoir te libérer est Aphrodite elle-même. Mais quand elle est jalouse il est difficile de lui faire entendre raison. Je vais lui jouer un tour et nous verrons bien si cela suffit à te sauver. Donne-moi deux outres de ta meilleure cuvée ainsi que ce seau de bile puante.”
Avec effort le vigneron s’extirpa de son lit et se traina jusqu’à sa cave à vin. Quelques minutes plus tard, à bout de force, il déposa deux outres sur la table. Il essaya de soulever le seau mais en fut incapable. Il regarda Dionysos avec des yeux implorants. Dans un soupir de lassitude ce dernier accrocha le seau aux ramures de son thyrse, saisit les deux outres et sortit de la bâtisse obscure.
Une charrette tirée par un âne vint à passer sur le chemin. Dionysos la héla, la bourrique s’arrêta le corps fatigué.
“Mon vieil ami, je sais que ce n’est pas des plus agréables mais peux-tu me conduire chez moi, des carottes t’y attendent...” Une lueur vint éclairer les yeux ternes de l’animal et une certaine jeunesse sembla renaître en lui. Dionysos s’allongea dans la carriole la tête loin du seau de bile, une grappe de raisin mûre à la main. Il s’en délecta dans le soleil couchant, tandis que l’âne montait péniblement le mont Olympe.
Le lendemain, le feu flamboyait dans l’âtre sous l’énorme marmite où frémissait, depuis la veille, la bile infusée d’épices. Dionysos y versa le miel issu de ses propres ruches dont les vertus magiques étaient connues de tous. Il filtra la mixture visqueuse afin d’en extraire un liquide doré dont les effluves suaves emplirent la pièce. Il ajouta ensuite son mélange au vin de Pamphile et le mit dans un stamnos à figure rouge. Son piège était en marche. Le soir même il se rendrait sur la nef d’Aphrodite pour déguster un repas exquis qu’il arroserait de ce vin si particulier. Il jubilait intérieurement de la réaction de la déesse à la découverte de la supercherie.
“Dionysos cela fait un moment que tu n’es plus venu à ma table. Nos derniers ébats t’auraient-ils déçu ou as-tu trop peur d’Héphaïstos ? dit Aphrodite d’un air moqueur, quand il arriva au pied de la passerelle.
- Ni l’un, ni l’autre. Je profitais simplement de la nature de cette fin d’été. Tu connais mon plaisir profond à contempler l’envol des oiseaux migrateurs qui déjà craignent le rigoureux hiver.”
Il caressa la longue tresse de la déesse et en huma le savoureux parfum. Des reflets mystérieux s’y invitaient à la faveur de la pleine lune. Sa peau blanche et douce faisait perdre la tête à tous ceux qu’elle désirait mais pour l’instant il devait garder les idées claires. Pour ne pas perdre pied, il focalisa ses pensées sur le goût immonde du vin de Cassius. Le souvenir de l’apprêté de ce breuvage lui permit de réfréner ses ardeurs.
“Puis-je monter à bord ? Je t’ai apporté un nectar digne de toi.
- J’espère obtenir plus que du vin ce soir Dionysos, murmura-t-elle. Sa main fine effleura les lèvres du dieu, elle s’approcha à la recherche d’un baiser.
- Un peu de vin avant d’autre festin ?” Proposa Dionysos en reculant légèrement. Il lui baisa la main avant de l’entrainer à table. Là était disposés des mets splendides dignes d’une table divine. Un dinos et deux rhytons à tête de bélier étaient disposés au centre. Le dieu versa avec précaution son vin dans le dinos avant de le servir et d’offrir un des rhytons à son hôtesse.
“A cette soirée qui s’annonce douce et pleine de jubilation”.
Surprise de ce toast énigmatique Aphrodite porta la coupe à ses lèvres pulpeuses. A peine le liquide avait-il effleuré sa langue qu’elle fût envoutée par son goût divin. Elle ne put s’empêcher de vider le calice d’une traite. Dionysos s’amusa intérieurement du comportement de la déesse.
“Quel est donc ce breuvage ? Jamais je n’en ai bu d’aussi exquis !
- Un vin que j’ai découvert chez les mortels..., dit Dionysos avec détachement, mais il ne put empêcher un sourire malicieux d’apparaître sur ses lèvres.
- Il est incroyable. Plus doux que l’hydromel de Zeus. S’il apprend que tu lui as caché un tel trésor, je ne donne pas cher de ta peau.
- Je lui en parlerai bientôt soit sans crainte mais je tenais à ce que tu sois la première à le découvrir.
- Finalement tu es peut-être plus sensible que tu veux bien le montrer. Sers-m’en encore !”
En quelques heures à peine tout le vin confectionné par Dionysos à partir de la bile de Pamphile fut bu avec avidité par la déesse.
“Sers-m’en encore, susurra langoureusement Aphrodite dont la lucidité se troublait.
-Je ne peux pas. Il n’y en a plus.
- Alors va chez toi pour récupérer ta réserve personnelle.
- Je ne peux pas. Je t’ai apporté tout mon stock.
- Alors retourne en chercher chez les mortels.
- Je ne peux pas. Ma source s’est tarie.
- Cherches-tu à me mettre en colère Dionysos ? Comment cela elle s’est tarie ? Tu viens de découvrir ce vin !
- Je sais mais très bientôt elle aura disparu et je ne peux rien y faire.
- Au diable tes énigmes. Si tu ne peux rien y faire, alors dès demain nous irons ensemble pour sauver ta source, à deux nous serons plus forts ! Il ne faudrait pas qu’une merveille pareille disparaisse. Mais avant, laissons les ombres de la nuit nous dérober à la vue de tous et profitons de ces instants qui s’offrent à nous. Tu as essayé de me tourmenter, tu dois te racheter !” Tout en parlant Aphrodite dénoua sa tunique laissant apparaître ses seins fermes et sa taille délicieuse aux yeux enivrés de Dionysos.
Ils succombèrent à l’appel charnel bercés par le doux roulis de la nef.
Les délicats rayons du soleil virent tirer les deux amants de leur torpeur. Après avoir plongé dans l’eau fraiche du lac, ils prirent le chemin du monde des hommes. Arrivés à la chaumière de Pamphile l’odeur était pire que l’avant-veille, des mouches commençaient à s’amonceler en vue du festin à venir. Dans la chambre, des râles presque inhumains se faisaient entendre.
“Es-tu sûr que nous sommes au bon endroit ? Demanda Aphrodite écœurée. Les eaux du Styx semblent déjà imbiber les murs de cette ruine.
- C’est ce que je te disais hier, ma source se tarie et je ne peux rien y faire.”
Ils s’approchèrent du tas informe qui se mouvait péniblement sur sa couche mortuaire. Aphrodite sursauta en reconnaissant l’homme à l’agonie couché au milieu de seaux de bile et de déjection putride. Elle le dévisagea avec dégoût, plus jamais elle ne pourrait revenir voir cette chose. Elle se tourna avec colère vers Dionysos : “ Quel vilain tour m’as-tu joué là ?
- Ah, ah, s’esclaffa le dieu. Tu as voulu te venger de ce mortel qui ne t’appartient pas, voilà ta punition. Après avoir bu sa bile, tu vas le regarder mourir et ainsi laisser disparaitre le breuvage si particulier qui a ravi tes papilles et ton cœur desséché.
- Monstre que tu es, dit Aphrodite dans un haut-le-cœur. Tu défends les pauvres malheureux maintenant. C’est bien la première fois que je te vois te soucier d’un humain tombé entre mes bras.
- Ce n’est pas n’importe qui, c’est Pamphile ! Et je me soucie de bien d’autres hommes, surtout quand ceux-ci sont des artisans hors-pair ! A présent je te propose un marché. Libère-le de ton maléfice et je lui donnerai le don de faire un vin aussi bon que celui que nous avons bu hier, et sans bile cette fois. Cela te semble-t-il équitable ?
- Et toi qu'y gagnes-tu ?
- J’y gagne, crois-moi ! Souffla-t-il en pensant avec répulsion au vin de Cassius.
- Très bien ! Mais toi, éructa-t-elle en se tournant vers Pamphile, je te rends la capacité de manger et boire ce que bon te plaira. Je ne viendrai plus non plus te voir, à condition que tu me fasses offrande d’une amphore de ton vin tous les ans. Oublie cela une seule fois avant ta mort et je te promets un châtiment plus cruel encore.”
À ces mots elle prononça l’incantation libératrice et disparut dans un nuage de rage. Pamphile remercia Dionysos pour son aide et son don. Il lui promit une amphore de vin chaque année jusqu’à sa mort. Le dieu retourna sur le mont Olympe, une outre à la main, accompagné de la douce brise de fin d’été. Il plongea l’outre dans un ruisseau et s’assit sur un rocher au bord de l’eau, il joua nonchalamment un air de flûte à une biche qui passait par là.
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