1.II // Doutes historiques
À l’intérieur, presque tout était en pierre et en verre. Il y avait aussi quelques éléments métalliques, mais rien qui ne fût en bois : en effet, l’humanité s’était promis de ne plus abattre d’arbres, sous aucun prétexte. Bien sûr, la végétation extraordinairement luxuriante devenait parfois intrusive sur Sagittari, et l’on s’autorisait alors à l’élaguer un peu afin de pouvoir continuer à vivre normalement.
— J’suis là m’man, répondit l’adolescente depuis son canapé. Ça a été ?
— Oui, aucun problème. Ils m’ont demandé comment tu allais, alors je… J’ai dit que tout allait bien.
— Et tu as eu raison, tu sais ? Ce n’est pas parce que je m’ennuie que je vais mal.
Cassandra avait tendance à penser que sa fille était dépressive, et cela la désolait d’autant plus qu’elle était incapable d’expliquer pourquoi. De son côté, Edwige se considérait simplement comme mélancolique. Pour elle, cela changeait tout : elle était du bon côté de la frontière entre le « aller bien » et le « aller mal ». Et du bon côté de la boîte d’antidépresseurs aussi. Oui, ces pilules se vendaient toujours plutôt bien, les humains n’étant jamais vraiment satisfaits de leur situation, aussi épanouissante fût-elle. Plus le contexte était parfait, plus le niveau d’exigence était élevé… et plus les déconvenues étaient fréquentes. C’était ainsi : le bonheur n’est rien de plus qu’une surenchère très relative, après tout.
Edwige et sa mère se ressemblaient comme deux gouttes d’eau malgré leur trente années d’écart : l’une comme l’autre avaient la peau lisse, le teint pâle et de profonds yeux turquoise. Leurs longs cheveux blonds laissés libres se déversaient dans leur dos telles des cascades d’or. Les deux n’avaient guère de formes féminines, à moins que ce ne fussent leurs combinaisons blanches et grises traditionnelles de Sagittari qui comprimaient trop leurs corps émaciés. Peu importait : mère comme fille faisaient preuve d’une certaine élégance, malgré ces tenues peu valorisantes et leur froideur apparente.
Leur ressemblance s’arrêtait toutefois aux seules considérations physiques : Edwige était aussi pessimiste que sa mère était enthousiaste, aussi réfléchie que celle-ci était terre-à-terre. Cela n’empêchait pas les deux de s’aimer, malgré de fréquents désaccords.
— Tu sais que tu peux me parler, non ? Tu es certaine que tout va bien ? insista la plus âgée des deux.
Edwige soupira. Cassandra n’arrêtait pas de la questionner au sujet de son humeur. Si les « entretiens d’épanouissement » étaient réservés aux adultes, ne pouvait-elle pas laisser sa fille tranquille et éviter de lui en faire subir un à la moindre occasion ?
— Tout va bien, puisque je te le dis, répondit l’adolescente agacée. Arrête de me prendre pour une malade, maman ; je suis comme je suis, et… on ne guérit pas de sa personnalité ! C’est juste que…
Raté. Elle venait d’en dire trop, et avait ouvert la porte au déluge de questions.
— C’est juste que quoi, Edwige ? C’est l’école ? C’est notre maison ? Les sorties, peut-être ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu ne veux pas en parler, pour une fois ?
— Heu… hésita l’adolescente, ne sachant pas par où commencer. C’est juste que je ne sais pas vraiment où je vais, parfois. Je travaille à l’école, pour avoir un métier dans lequel je vais ensuite travailler encore plus, et après ? J’ai l’impression que tout est tracé d’avance et qu’il n’y aura aucune surprise, aucune fantaisie, aucune… saveur.
— Ce sont les inquiétudes habituelles de l’adolescence, répondit sa mère d’un ton rassurant agrémenté d’un sourire.
— Parce que t’es vraiment heureuse de ton petit train-train quotidien, toi ?
Déstabilisée, Cassandra perdit instantanément son sourire et marqua un court instant de pause. Était-elle vraiment heureuse ? Si les journées se suivaient et se ressemblaient, au moins se déroulaient-elles sans encombre. La vie sur Sagittari était aussi paisible qu’épanouissante. Un peu monotone, certes, mais… la monotonie était-elle une barrière au bonheur ?
— Je… me sens bien, oui, finit-elle par répondre d’un ton hésitant.
— C’est ça, oui. Tu mens mal, maman, rétorqua Edwige en détournant le regard.
— C’est quoi le bonheur selon toi, Edwige ? relança Cassandra, ignorant la critique de sa fille.
— Ce serait… que chaque nouvelle journée soit une bonne surprise. Qu’il n’y ait pas plus de train-train quotidien que de trains tout court sur Sagittari.
Oui, la monotonie était une barrière au bonheur. En tous cas aux yeux d’Edwige, dont les réflexions paraissaient parfois bien élaborées pour ses seulement onze ans. Pourtant, hormis cette désagréable impression de revivre sans cesse la même journée en boucle, elle n’avait aucun véritable problème dans son existence, paisible et sans vague comme celle de n’importe quel autre Sagittarien. Mieux encore, tout semblait plutôt bien lui réussir, puisqu’elle était première de sa classe à l’école. Et on ne pouvait pas dire qu’elle était victime de son succès : la moquerie et le harcèlement des meilleurs avaient tout bonnement disparu sur Sagittari. Les hommes avaient appris à se respecter les uns les autres, soucieux de ne pas recréer les discordes rencontrées sur Terre. L’obligation de se serrer les coudes tout au long de l’interminable voyage vers Sagittari avait soudé les citoyens de ce nouveau monde. Pour le plus grand bonheur de tous, pouvait-on imaginer… mais pas pour Edwige.
L’adolescente, qui avait regagné sa chambre, s’installa à son bureau. Mais au lieu de se pencher sur son travail, elle prit un moment pour rêvasser en observant la petite place piétonne sur laquelle donnait sa fenêtre. C’est vrai, Sagittari était magnifique : pas de béton, pas d’édifice difforme, pas de construction hideuse… Les bâtiments étaient sobres mais élégants, et la végétation omniprésente et immortelle ajoutait une touche féerique.
Elle jeta finalement un œil sur son livre numérique – sorte de liseuse interactive – et en fit défiler le menu sans conviction. Mathématiques ? Bof. Sciences physiques ? Pas plus. Chimie ? Pire encore… Histoire ! Elle ouvrit le manuel et se conforta dans l’idée qu’elle le maîtrisait déjà en long, en large et en travers.
Bien que cela fût peu banal à son âge, elle se passionnait pour l’histoire de l’humanité. Essayer de comprendre comment des êtres à peine plus évolués que des singes avaient pu créer une telle société en traversant tant de lieux et d’époques différentes constituait son passe-temps favori. Les hommes ne savaient même pas allumer un feu au début, ni créer quoi que ce fût, pour finalement être en mesure de construire des vaisseaux capables de conquérir l’espace ! En cela, l’humanité était incroyable : ses capacités à s’adapter, à se renouveler, à réfléchir et à transmettre ses connaissances avaient permis des miracles. Dommage que nombre de ces miracles fussent à associer à des déconvenues systématiques, par contre… La technologie du XXIe siècle, aussi impressionnante qu’elle fût, avait causé bien du tort à cette bonne vieille Terre. C’était là une période aussi fascinante qu’énigmatique, puisque les hommes avaient ruiné leur planète en toute connaissance de cause ! Comment avait-on pu en arriver là ? Aussi, les guerres ! Comment des êtres de la même espèce avaient-ils pu s’entre-tuer de la sorte ? C’était tout bonnement absurde.
Finalement, l’humanité était juste capable du meilleur comme du pire, et Edwige était traumatisée par cette idée de « pire » : tout semblait se passer beaucoup trop bien sur Sagittari, en comparaison avec les périodes tourmentées de l’humanité. Cette société a priori idéale saurait-elle tenir sur le long terme ?
— Edwige ?
L’adolescente eut besoin de plusieurs longues secondes pour s’extirper de son intarissable flot de pensées et se tourner vers sa mère, qui se tenait dans l’embrasure de la porte.
— Oui m’man ? répondit-elle finalement.
— Si tu lâchais ce livre que tu as déjà lu mille fois ? Il faut que tu arrêtes de te focaliser sur le passé ; rien ne compte plus que l’avenir, tu sais ?
C’était là un important sujet de mésentente entre mère et fille : la première se désintéressait complètement de l’histoire de l’humanité, en particulier de tout ce qui précédait la colonisation de Sagittari, tandis que sa fille, elle, était de ceux persuadés qu’une bonne connaissance du passé permettrait de ne pas refaire les mêmes erreurs.
— Et si on allait faire un petit tour ensemble ? reprit Cassandra. Comme ça tu arrêteras peut-être aussi de ressasser tes pensées moroses…
Sans dire un mot, Edwige déposa sa liseuse sur son bureau et rassembla quelques affaires avant d’emboîter le pas à sa mère.
Dehors, l’air était frais. C’était la fin de l’automne, mais on ne pouvait le deviner que grâce aux températures. En effet, les arbres de Sagittari ne perdaient jamais leurs feuilles : ils restaient verts toute l’année. Et même si cette curiosité aurait pu sembler fade de prime abord, au moins cela évitait-il la morosité d’une forêt d’arbres nus pendant de longs mois. En fait, cette végétation était un beau reflet de la vie sur Sagittari : belle, mais cruellement monotone.
Mère et fille se promenèrent un long moment sur les chemins en bordure de forêt, derrière les habitations, sans échanger le moindre mot. Edwige jetait de temps à autre un regard entre les immenses arbres occupant les terres inexplorées. Nul ne s’aventurait au-delà des chemins balisés côtoyant Antelma. Officiellement, il n’y avait aucune forme de vie animale arpentant cette végétation luxuriante, mais l’adolescente aimait à penser que si, ne serait-ce que par esprit de contradiction. Et puis, pour quelle raison déconseillait-on à la population de s’aventurer dans la forêt, si tel était le cas ? Il fallait toutefois se rendre à l’évidence : si les scanners n’avaient rien trouvé, c’est qu’il n’y avait rien. La science avait tellement évolué en quelques siècles, qu’il était impensable de la remettre en question.
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