1.V // Privilèges indus

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L’homme tapa violemment du poing sur sa table basse, faisant chuter sur le tapis son verre d’alcool encore à moitié plein.

— Monsieur, est-ce que tout va bien ? demanda le majordome d’un ton gêné.

L’individu en costume tira longuement sur sa cigarette pour essayer de calmer sa tension. En vain.

— Est-ce que ça a l’air d’aller !? Ne sois pas idiot !

Lui, c’était Gaël, de son matricule 0347M11, qu’il détestait voir employé ; un homme d’affaires propre sur lui à l’extérieur, mais alcoolique, fumeur et excessivement impulsif une fois chez lui. Personne n’en savait rien, excepté son majordome qui avait tout intérêt à garder sous silence les habitudes gênantes de son employeur.

— Épargne-moi tes questions stupides et sers-moi un nouveau verre au lieu de rester planté là ! Et cesse de me regarder de la sorte.

Gaël baissa les yeux et passa ses mains dans ses cheveux mi-longs avec rage, se décoiffant encore davantage. Puis il ouvrit les trois premiers boutons de sa chemise et se renfonça brutalement dans son canapé en cuir synthétique.

— Merci, dit-il en prenant le verre qu’avait rapporté son majordome. Tu peux disposer.

Il en but le contenu d’une seule traite avant de le reposer d’un geste vif sur la table tout en toussant. Au moins, celui-ci ne finirait pas à moitié sur le tapis.

« Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » pensa-t-il en plongeant la tête entre les mains. « Foutus biologistes, incapables de trouver une raison valable ! Tant pis ; tant qu’ils n’auront rien, ce sera elle, et elle seule, la responsable de tout cela. À moins que… »

S’approchant de la baie vitrée, il scruta l’horizon depuis son premier étage. Théoriquement, la construction de bâtiments sur plusieurs niveaux était interdite sur Sagittari, et aucun citoyen n’enfreignait cette règle, à l’exception de Gaël. Lui était directeur des centrales à biosynthèse, alors il s’en était octroyé le droit. Et si quelqu’un avait quelque chose à redire, il faisait fermer les centrales. Ce chantage de sa part, à l’instar de tant d’autres, fonctionnait plutôt bien avec le gouvernement. Le siège de celui-ci était d’ailleurs l’unique bâtiment à égaler, en taille, la villa de Gaël. Seulement, à présent que les centrales étaient hors d’usage, pourrait-il encore jouer de son importance au sein de la société pour obtenir ses petits privilèges ? Rien n’était moins sûr… à moins qu’il ne trouvât une autre façon de se mettre en avant, et rapidement.

Son regard s’arrêta sur la verrière de Vinelma et la nature morte qu’elle abritait. Les scientifiques étaient au moins formels sur un point : il était inutile de perdre son temps à replanter de nouveaux arbres, car la terre elle-même était souillée et empêcherait toute croissance.

« Ainsi, ces dômes ne servent plus à rien. Très bien, nous nous en passerons. Les Terriens n’ont pas eu besoin de biosynthèse pour vivre, nous parviendrons aussi à faire sans, » songea-t-il, visionnaire. Il esquissa un sourire machiavélique et se tourna à nouveau vers son salon.

— 0443M32, ajoute sur mon agenda de cet après-midi : aller présenter mon nouveau projet de production d’énergie au Président, et… rendre une petite visite de courtoisie à 0157F22. Puis prépare le déjeuner.

***

Cassandra était fière d’elle : elle avait su plaider son innocence auprès du biologiste. Enfin, pas que cela fût vraiment nécessaire en réalité… Aussi étonnant que cela pût paraître, ce dernier semblait déjà convaincu que l’ex-employée n’y était pour rien. Mais alors, pourquoi le directeur en avait-il fait le prétexte de son licenciement ? Sans doute fallait-il trouver un responsable pour justifier ce que la science ne savait pas expliquer autrement. L’humanité avait toujours procédé de cette manière-là : trouver un coupable, quoi qu’il arrive, pour rassurer les foules. Et là, la science semblait bien incapable de justifier ce désastre.

— Certes, madame. Mais cela ne nous dit pas ce qui s’est passé, ni comment retrouver rapidement une production d’énergie viable. En effet, il nous semble inefficace d’essayer de replanter des arbres, la terre elle-même ayant souffert de cette maladie inconnue. Il faut partir sur un autre système, et le temps presse : les réserves d’oxygène ne devraient tenir que quelques mois, peut-être trois ou quatre.

— Oui… acquiesça Cassandra, d’un air concerné.

Concernée, elle l’était, mais il fallait bien dire qu’elle venait surtout nier sa part de responsabilité dans l’affaire, et non chercher de nouvelles façons de produire de l’énergie. Elle n’était qu’employée de centrale, pas scientifique. Loin de là, même ! Il ne fallait pas compter sur elle pour trouver une solution miracle.

— Je regrette de ne pouvoir vous apporter quoi que ce soit sur la question, monsieur. Je vais prendre congé : ma fille doit probablement m’attendre pour le déjeuner, à l’heure qu’il est.

Elle échangea une franche poignée de main avec le biologiste puis quitta le laboratoire en saluant poliment les autres employés. Elle pressa le pas en jetant un rapide coup d’œil à sa montre. Edwige devait l’attendre depuis un bon moment maintenant.

Pourtant, lorsqu’elle ouvrit la porte de son modeste domicile, elle fut surprise de constater que la télévision était éteinte, alors que sa fille l’allumait systématiquement en rentrant. « Pour ne pas se sentir seule, » disait-elle.

— Edwige… ?

***

Le Président passa sa main sur son front en sueur, tandis que Gaël, confortablement enfoncé dans son siège, le fixait froidement de ses yeux gris acier, bras et jambes croisés, sans faire le moindre geste.

— Monsieur le directeur. Je ne suis pas certain que…

— Allons, monsieur le Président. Notre production d’oxygène est à l’arrêt complet et nous ne sommes pas en mesure de la remettre en route. Nos réserves permettront de tenir quatre mois tout au plus, le temps nous est donc sérieusement compté. Les Terriens ont prouvé, à leur époque, que la solution dont je viens de vous parler était tout à fait viable. Je pourrais avoir des équipes prêtes à se mettre au travail sur un simple accord de votre part.

— Oui, monsieur, j’entends bien, mais… cette solution, est-elle sans risque ? Soyez honnête !

— Rien n’est jamais sans risque, mais les Terriens ont utilisé des centrales nucléaires pendant des siècles, et la large majorité de celles-ci n’ont jamais rencontré le moindre problème de fonctionnement. Je m’assurerai personnellement que tout soit conforme aux normes de sécurité avant d’engager la moindre production, vous avez ma parole. Quant aux ressources naturelles, les scanners ayant analysé la planète nous ont montré qu’il y avait toute la matière première requise sur Sagittari. Les sous-sols sont exceptionnellement riches.

— Avons-nous une autre solution ?

— En ce qui me concerne, aucune. Vous êtes libre de trouver un autre entrepreneur en mesure de révolutionner la production d’énergie sur Sagittari, monsieur le Président, mais n’oubliez pas que vous manquez de temps.

— Je vais réfléchir à votre offre, monsieur le…

— Nous ne nous sommes pas bien compris, je pense : les enjeux sont trop importants pour repousser ne serait-ce qu’à demain. Quelle autre solution allez-vous trouver en laissant couler quelques jours de plus ? Aucune !

— Très bien… vous avez carte blanche, monsieur, répondit le Président en ratifiant nerveusement les feuilles devant lui. Je vous fais confiance.

— Une confiance bien placée, monsieur le Président. Je ne fais que servir l’intérêt de Sagittari.

Gaël se saisit des documents fraîchement signés sur le bureau séparant les deux hommes et les feuilleta un instant pour s’assurer que tout était en ordre, puis se releva en esquissant un sourire de courtoisie à l’attention de son interlocuteur.

— 0443M32, en route, nous avons un second rendez-vous à honorer, dit-il à son majordome resté de marbre dans un coin de la pièce.

— Oui monsieur, à votre service, répondit le jeune homme en lui emboîtant le pas.

Après avoir dévalé quatre à quatre les marches du siège du gouvernement, Gaël se glissa à l’arrière du véhicule blanc stationné juste devant le bâtiment tandis que son majordome prenait le rôle de chauffeur. « Serviteur » eut sans doute été un terme plus approprié pour désigner 0443M32, qui était véritablement homme à tout faire au service de Gaël. Il n’avait pas de prénom, faute de famille avec qui en employer un. Gaël, quant à lui, n’avait guère plus d’entourage, mais il se souvenait que c’était ainsi que ses parents le nommaient lorsqu’il était enfant.

Les passants jetèrent des regards agacés vers le véhicule à coussin d’air tandis que celui-ci démarrait. En théorie, les voitures privées étaient proscrites sur Sagittari, pour éviter de surcharger inutilement les voies de circulation. Mais Gaël n’avait que faire de ces règles et ne se voyait pas côtoyer la plèbe lors de ses déplacements. De toute façon, là encore, il avait bien assez de moyens de faire chanter le gouvernement pour ne pas se faire rappeler à la loi.

— Au cas où tu aurais oublié, nous allons chez 0157F22, mon ancienne employée de la centrale d’Unelma. J’espère que tu as récupéré l’adresse.

— Oui monsieur, je vous y conduis sans tarder.

Il était bon d’être influent. Gaël était ambitieux et pouvait mettre en place ses idées – et son confort personnel – sans que quiconque vienne lui barrer la route. Certes, il y avait de quoi le considérer comme un parvenu : son père, éminent scientifique, était à l’origine de l’invention de la biosynthèse, mais était décédé d’une crise cardiaque à la soixantaine. Son fils de seulement vingt-cinq ans avait donc hérité de son projet, des deux centrales et de la suprématie sur la production d’énergie de toute la planète. Il n’y connaissait rien en sciences physiques, chimie ou biologie, mais avait su s’entourer d’une équipe de scientifiques grassement payés pour avoir les idées à sa place. Lui, au final, ne récoltait que les bénéfices sans se fatiguer, un peu comme tout directeur de grosse entreprise capitaliste sur Terre au XXIe siècle.

Même si la biosynthèse était plutôt récente, les Sagittariens n’avaient jamais recouru au nucléaire jusqu’alors : les dix derniers siècles avaient fait l’objet de diverses expérimentations énergétiques, tantôt à base de quelque ressource naturelle de la planète épuisée depuis, tantôt à base d’éoliennes ou de panneaux photovoltaïques jamais suffisants à eux seuls. Oh, ils avaient bien conservé les infrastructures correspondantes, mais il restait la problématique de compléter ce type d’approvisionnement en énergie. En effet, la biosynthèse avait été la première forme de production énergétique auto-suffisante qui respectait le contrat environnemental que s’étaient fixés les colons… lequel était sur le point de se faire anéantir par l’offre de Gaël, puisqu’elle appartenait maintenant au passé.

— Excusez-moi monsieur, mais nous sommes arrivés.

0443M32 avait en effet coupé le moteur depuis quelques minutes, mais Gaël était tellement perdu dans ses pensées qu’il ne s’en était pas rendu compte. Il s’extirpa du véhicule et fit quelques pas vers la porte de la petite maison avant de sonner à celle-ci.

À l’intérieur, Cassandra sursauta.

— Edwige ? Mais pourquoi sonne-t-elle ?

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