1.VIII // Profondeurs inconnues
Cassandra arriva au point de rendez-vous avec un quart d’heure d’avance ; non pas par enthousiasme, mais parce qu’elle préférait être certaine de ne pas s’attirer les foudres de Gaël.
Elle eut un instant d’émoi en constatant que la verrière avait déjà été détruite et qu’une grande partie des arbres morts avait été abattue. Le paysage qui en résultait était des plus inhabituels pour Sagittari : des centaines de mètres carrés de terre desséchée, avec des souches grises ça et là. Le spectacle était repoussant en comparaison de la beauté des édifices de la ville et de la majesté de la forêt luxuriante. Si de plus on tenait compte de la faible pluie qui tombait et des violentes rafales de vent, l’ambiance avait quelque chose d’apocalyptique.
Les nuages étaient rares et la pluie encore plus sur Sagittari. En fait, ces conditions ne se produisaient qu’en hiver, et Cassandra détestait cette saison. Elle grelotta et regarda à l’opposé de la scène de désespoir qu’était devenue l’ancienne centrale à biosynthèse. Dire qu’il y avait encore quelques semaines, celle-ci tournait à plein régime. Comment les choses avaient-elles pu dégénérer si vite ? Et surtout, pourquoi ?
Ses pensées furent interrompues par l’approche de Gaël, vêtu d’un élégant costume gris pâle et blanc, entouré d’une dizaine d’autres personnes.
— Très bien, l’équipe est au complet, lança-t-il en s’approchant de Cassandra. Bon, si vous êtes tous ici aujourd’hui, c’est pour participer à l’avènement de nos nouvelles centrales révolutionnaires qui vont produire de l’électricité. Sans entrer dans le détail, disons que des équipes vont s’occuper de construire les bâtiments nécessaires une fois la surface débarrassée des arbres, et que vous autres serez en charge de l’extraction du minerai jusqu’à ce que la centrale puisse démarrer. Une fois celle-ci fonctionnelle, nous aurons des machines pour vous relayer et vous éviter un dur labeur souterrain. Vous serez alors réaffectés aux postes prévus sur la centrale. J’insiste donc sur le fait que ce travail est seulement provisoire, ne vous en faites pas.
— Attendez… z’êtes en train de nous dire qu’on va d’voir creuser une mine de nos propres mains ? demanda l’un des hommes proches de Gaël.
— Non, car l’accès à la mine est déjà là : il s’agit des tunnels d’évacuation du carbonate de nihonium de l’ancienne centrale, et un tunnelier est déjà à l’intérieur pour créer de nouvelles galeries. Votre mission à vous, c’est le travail minutieux d’extraction du minerai, le temps que les ingénieurs mettent à disposition des machines pour cette tâche. On ne peut pas se permettre d’attendre plusieurs semaines pour commencer l’extraction, et c’est précisément pour ça que vous êtes là aujourd’hui. D’autres questions ? ajouta Gaël d’un air agacé.
Il jeta un regard vers chacun des membres de la petite équipe, et voyant que personne ne le sollicitait à nouveau, les invita à se diriger vers l’ascenseur provisoire mis en place pour accéder aux galeries.
— Votre équipement vous attend dans la mine, nous l’avons déjà transporté par l’ascenseur, ajouta-t-il avant de tourner les talons.
Cassandra avait presque hâte de commencer. Elle en avait assez d’attendre sous la pluie, à écouter Gaël au milieu de cette désolation ravagée qui se tenait en lieu et place de l’ancienne magnifique verrière. Elle fut la première à avancer vers l’ascenseur. Le reste de l’équipe la suivit de près et tous prirent place à bord de la nacelle de fortune qui grinça désagréablement lors de sa mise en mouvement vers les profondeurs inconnues de la planète. Elle ne pouvait pas s’empêcher de se demander d’où provenaient ses nouveaux collègues de travail. S’agissait-il aussi de personnes que Gaël avait menacées ? Ou alors, leur avait-il promis monts et merveilles sans les prévenir des risques encourus ?
Cassandra passa une main dans ses cheveux rendus hirsutes par la pluie, dans une vaine tentative de les recoiffer. Elle cherchait à occuper sa descente d’une façon ou d’une autre sans adresser la parole à cet entourage qu’elle ne connaissait pas. Le temps de trajet de l’ascenseur lui parut interminable : à quelle profondeur les emmenait-on ? Et s’il s’agissait d’un piège et que Gaël les envoyait purement et simplement dans les entrailles de la planète sans retour en arrière possible ? Cassandra commença à paniquer sérieusement à cette idée, mais son angoisse fut vite calmée par l’arrêt bruyant de la nacelle dans une large anfractuosité naturelle. Quelques spots baignaient l’endroit d’une lumière blafarde, laquelle mettait en exergue les étranges formes de la roche. Certaines avaient de quoi mettre mal à l’aise.
Il y avait là, outre le monstrueux tunnelier, quelques containers et préfabriqués, comme ceux qu’on utilisait sur Terre lors des gros chantiers. Un homme aussi. D’une carrure imposante, il avait de longs cheveux noirs bouclés et une barbe fournie. Cassandra le regarda avec dégoût : un homme aux cheveux longs ? Il semblait… négligé.
— Bienv’nue à tous, grogna l’homme dont la voix fit écho contre les parois de la cavité rocheuse. J’suis l’chef d’équipe, vous pouvez m’appeler « chef », ça ira bien. Si vous êtes ici, c’est pour qu’on n’perde pas d’temps sur l’extraction du minerai, mais j’imagine que l’big boss vous a déjà fait l’topo. Alors dans les préfas derrière moi, vous trouverez vot’ matos. Y’a là des outils, des combinaisons intégrales avec casques, des lampes... Les combinaisons sont importantes, pigé ? J’veux pas voir un seul d’entre vous s’donner un look débraillé genre « moi j’laisse le zip de la combi ouvert parce qu’y fait grave chaud, tu vois ». C’est clair ?
Cassandra et quelques autres personnes du groupe hochèrent la tête en guise d’approbation.
— C’est clair !? tonna l’homme une seconde fois, son écho faisant frissonner la petite équipe.
— Oui, répondirent quelques employés à l’unisson.
— On dit « Oui, chef », ajouta l’homme à l’air patibulaire. Maintenant, allez vous préparer, on s’met au boulot dans quinze minutes.
Cassandra jeta un nouveau regard tout autour d’elle, profitant de la lumière des spots pour observer les détails. Il n’y avait pas que de la roche ici : des racines grises semblaient se croiser, comme en train de réaliser une étrange danse statique, avant de plonger à nouveau dans les parois çà et là.
— À quelle profondeur sommes-nous ? demanda-t-elle au chef d’équipe resté là.
— Une paire de kilomètres, répondit ce dernier d’un ton calme.
— Les racines des arbres descendent si bas !? s’écria Cassandra, interloquée.
— Ouaip. Et plus bas encore. On sait pas bien jusqu’où, en fait. Mais c’est pas important. Si on est là, c’est pour l’uranium. Alors file donc t’préparer, ma p’tite.
Cassandra obtempéra et se dirigea vers les préfabriqués.
— À droite pour les filles. Enfin, pour la fille, ricana l’homme derrière elle.
Rectifiant sa trajectoire, elle pressa le pas vers l’entrée de son vestiaire et s’enferma à l’intérieur.
Elle enfila sa combinaison de travail jaune miel tout en respirant lourdement. Elle avait peur. Ces lieux étaient vraiment trop oppressants à son goût. Pourtant, les hommes semblaient décontractés, pour la plupart. Elle essaya de se rassurer en faisant confiance à leur sang-froid. Après tout, ils étaient équipés, les tunnels étaient éclairés, alors tout se passerait sans doute bien. Avant de sortir retrouver les autres, elle attrapa d’une main une pioche, et de l’autre une pelle. Il était temps de se mettre au travail.
Au centre de la cavité, le chef d’équipe était déjà en train de donner les consignes aux autres employés.
— Deux équipes de cinq, une dans le tunnel Ouest, une dans le tunnel Sud. J’mets une tronçonneuse à dispo de chaque groupe, il s’peut qu’y’ait quelques racines à débroussailler. Z’avez d’chaque bord un chariot pour mettre tout l’minerai brut qu’vous trouvez. Z’aurez pas d’mal à l’identifier : si c’est du caillou verdâtre, c’est tout bon ; y’a pas d’cuivre dans c’secteur ! Allez, au boulot, tas d’feignasses ! ajouta-t-il avec un rire gras.
Cassandra accompagna quatre hommes dans le conduit Ouest. Sans échanger un mot ou presque, le groupe passa deux bonnes heures à pelleter, piocher, extraire des fragments de roche verte et tronçonner des racines grisâtres. Avaient-elles cette couleur à cause de la poussière de roche, ou bien appartenaient-elles aux arbres décédés qu’abritait l’ancienne verrière d’Unelma ?
— Hé, ça sonne creux et j’sens… un courant d’air froid, s’exclama l’un des mineurs tandis qu’il donnait des coups de pioche dans une paroi, rompant tant le mutisme général que la roche face à lui.
— Eh bien, creuse plus fort ! J’meurs de chaud avec cette combi, et paraît qu’on doit dézipper sous aucun prétexte, ajouta un autre. J’ai bien envie de l’faire quand même, moi, après tout le chef nous r’garde pas.
« Apparemment, ils ne sont pas plus au courant que je ne l’étais, pour la radioactivité, » songea Cassandra.
— Y’a un immense tunnel qui descend, reprit le premier qui avait élargi le trou dans la fragile cloison et orienté sa lumière dans l’ouverture.
— Ce sont sans doute les tunnels d’extraction du gluant, dit Cassandra, fière de ramener la conversation à un sujet qu’elle maîtrisait.
— Bah… vu comme c’est pas régulier ni droit, et plein de racines… J’pense pas qu’ce soit l’œuvre d’un tunnelier, moi.
— Au pire c’est juste une grotte naturelle, non ? ajouta un autre mineur agacé par la conversation. On n’est pas venus faire de la spéléo, alors on s’bouge !
— Chut ! dit le mineur à l’origine de la découverte.
Tout le groupe se tut. Cassandra tendit l’oreille et son sang ne fit qu’un tour. De l’étrange tunnel remontait un écho de respiration saccadée, de grattement, ou de frottement, impossible à dire. Mais il y avait quelque chose là-dedans. Quelque chose qui semblait vivant.
— Rebouchez ça tout d’suite ! cria l’un des hommes qui avait vraisemblablement entendu la même chose.
Annotations