2.V // Des dossiers sensibles
Les jours qui suivirent furent bien chargés pour le jeune Président illégitime. Le nombre de dossiers à traiter sur son bureau aurait eu de quoi en rebuter plus d’un, mais Gaël n’était pas du genre à baisser les bras pour si peu. Et puis, il aimait profiter de ses nouveaux locaux, dans lesquels la large baie vitrée qui faisait le tour presque complet de la pièce apportait une lumière vive et franche.
Les sourcils froncés, il se saisit du premier paquet de feuilles face à lui, intitulé « Radioactivité et impact écologique », et commença la lecture.
« Monsieur le Président, vous êtes aujourd’hui le mieux placé pour comprendre les tenants et aboutissants de notre production énergétique, puisque vous êtes à la fois à l’origine de celle-ci et le responsable du bien-être des Sagittariens. Ce bien-être passe par un environnement sain, vous le savez, et nous nous demandons légitimement si vos actions ne sont pas en train de mettre en péril notre écosystème. En effet, … »
Gaël interrompit sa lecture. Il connaissait la fin du courrier par cœur, sans jamais l’avoir lu.
— Secrétaire ? Préparez un courrier à l’attention de l’association « Stop nucléaire », dit-il avant de se racler la gorge. Dites-leur notamment que « la façon dont sont confinés les déchets empêche toute radiation dans l’océan » et prenez contact avec l’équipe scientifique pour les assommer de termes techniques. Cela devrait les calmer une paire de semaines.
— Bien monsieur, répondit la jeune secrétaire en remontant ses lunettes sur son nez.
Gaël était confiant sur la problématique des déchets radioactifs. La céramique dans laquelle on les isolait bloquait cent pour cent des rayonnements, pas moins. Le seul souci, c’était que la durée de vie de cette céramique était plus courte que la durée de radioactivité des déchets… mais il faudrait plusieurs dizaines de milliers d’années pour s’en rendre compte : autant dire que le problème était d’office refilé aux générations futures, si tant est qu’il reste des humains sur Sagittari à ce moment-là.
Le second dossier dont Gaël s’empara lui rappelait furieusement le précédent avant même d’en entamer la lecture. Il était écrit en lettres capitales : « Déforestation et conséquences ». Le jeune Président soupira avant même de s’y plonger.
« Monsieur le Président, je vous demande une nouvelle fois de mesurer votre politique de déforestation. En effet, vous avez en cinq ans supprimé plus d’un quart des espaces forestiers dans un rayon de vingt kilomètres autour d’Antelma. Si je concède que des arbres morts ne sont pas forcément essentiels à la photosynthèse, je suis, à l’instar de mes collègues, inquiet face à cette déforestation intensive. Une fois tous les arbres morts abattus, quelles garanties avons-nous que vous n’irez pas abattre des arbres en bonne santé pour implanter vos nouvelles usines ? J’insiste sur le fait que sans espaces verts, l’humanité toute entière est vouée à une mort certaine. »
Ceux-là étaient définitivement agaçants. Gaël songea un instant à leur envoyer sa milice privée et les faire enfermer pour un faux prétexte ou un autre, mais se ravisa rapidement. Aucun de ces prétendus prophètes écologistes ne méritait qu’il se mette en tort.
— Secrétaire, tant que vous y êtes avec l’équipe scientifique, demandez-leur quelques arguments pour faire un courrier du même genre à l’association « Nos arbres, nos vies ». Ces types me fatiguent, murmura-t-il alors pour lui-même.
Le dossier suivant s’annonçait déjà un peu plus intéressant. Gaël avait même hâte de s’y plonger, si bien qu’il tourna rapidement la première page où était écrit « Développement du vaisseau spatial : situation et problématiques ».
« Monsieur le Président, l’équipe que vous avez missionnée pour la construction d’un vaisseau spatial de type similaire à celui utilisé sur Terre pour l’Exode travaille jour et nuit pour vous satisfaire. Si le développement va bon train, nous nous heurtons toutefois à quelques problématiques majeures. Par exemple, les Terriens ont utilisé une propulsion thermique classique pour leur modèle, mais uniquement pour le décollage et quelques passages ponctuels : connaissant leur point d’arrivée, Sagittari, ils ont surtout joué sur les forces gravitationnelles des astres adjacents à leur trajectoire pour se déplacer. Sans objectif précis, nous ne pouvons pas fonctionner de la même manière. Qui plus est, nos réserves de pétrole sont très limitées sur Sagittari, ce qui rend l’utilisation de moteurs thermiques assez laborieuse. L’emploi d’une batterie au lithium, aussi imposante soit-elle, pose en outre un sérieux problème d’autonomie. Nous considérons actuellement une propulsion nucléaire, en utilisant un réacteur du même type que ceux des centrales, mais miniaturisé. Nos enquêtes montrent que les Terriens ont déjà utilisé ce type de motorisation pour certains de leurs véhicules, nous devrions être en mesure de le répliquer mais cela va nous prendre du temps. L’idéal serait de nous fixer les coordonnées d’arrivée auxquelles ce vaisseau se destine, mais les connaissez-vous vous-même ? Nous n’avons que peu étudié les galaxies voisines et ne savons pas s’il existe une planète habitable aux alentours. À défaut d’objectif précis, des calculs sur l’autonomie nécessaire du vaisseau sont impossibles. Ou alors, peut-être que vous le vouliez pour retourner sur Terre ? Si tel est le cas, nous calculerons la quantité de combustible nécessaire pour notre réacteur nucléaire. »
Gaël se frotta longuement le visage. Ces informations techniques l’assommaient. Il n’était pas scientifique, ni ingénieur, ce n’était pas à lui de trouver une solution pour la conception de ce vaisseau. Il était un entrepreneur, un homme d’affaires, un homme politique ! Tout ce qu’il voulait, lui, c’était des résultats, et il allait devoir attendre un bon moment pour cela. Son vaisseau serait-il prêt en cas de repli stratégique en urgence ?
— Secrétaire, contactez aussi l’équipe chargée du nouveau vaisseau, dites-leur… que celui-ci n’est bien entendu pas prévu pour retourner sur Terre, et que je leur confie la responsabilité de trouver la prochaine planète habitable. Ce sont eux les scientifiques, que diable ! dit-il en haussant le ton.
La pauvre secrétaire ne répondit rien, tant elle tombait des nues à propos de ce « vaisseau » et de « la prochaine planète habitable ». Elle se pencha malgré tout sur le clavier de son ordinateur pour transmettre les consignes du Président à son équipe d’ingénieurs.
Gaël s’étira longuement. Il avait soudain envie de délaisser les deux derniers dossiers et de quitter son bureau. À peine rentré chez lui, il viderait une bouteille d’une réplique de cet ancien alcool terrien qu’il appréciait tant : le whisky.
Il se pencha malgré tout avec dégoût sur l’épaisse liasse de documents suivante. En tête, un courrier dont l’objet était « Problèmes avec l’usine d’armement » attira son attention.
« Monsieur le Président, en tant que responsable de l’usine d’armement, il est dans mon devoir de vous informer de quelques problématiques que nous rencontrons actuellement. D’une part, vous avez exprimé votre souhait d’augmenter la production afin d’équiper les soixante-dix pour cent de l’armée publique qui rejoindront à terme votre milice, d’après vos estimations. Notre chaîne de production actuelle ne peut pas supporter une telle charge, je suggère donc l’implantation d’une nouvelle usine, d’autant plus que vous pourrez y diversifier les équipements et ainsi mieux répondre aux besoins. D’autre part, je tenais à vous informer que la production a dû être stoppée pendant toute la matinée d’hier, car un groupe de manifestants empêchait les employés d’accéder à leurs postes de travail. Ils venaient exprimer leur inquiétude vis-à-vis de ce qu’ils qualifient de « course à l’armement », j’ai fini par les convaincre de partir en expliquant que nous étions soucieux à propos d’un éventuel retour en force des warzeuls. C’est bien pour cette raison que vous tenez à équiper vos troupes au mieux, si je ne m’abuse ? »
— Secrétaire… Rassurez le responsable de l’usine d’armement, dit Gaël avec lassitude. Informez-le que je vais assigner une escouade à la protection du site et que je considère très sérieusement sa suggestion de créer une nouvelle usine.
« Plus qu’un dossier pour aujourd’hui, » pensa-t-il alors en regardant sa montre. Il était fourbu. Un instant, il se demanda s’il ne cherchait pas à en faire trop d’un coup. Directeur de presque toute l’industrie de la planète et président d’Antelma, donc de Sagittari, n’était-ce pas excessif pour un seul homme ? Sa santé suivrait-elle ? Il était trop tard pour faire marche arrière, de toute façon, alors il faudrait bien. Il était hors de question de déléguer des missions aussi cruciales ! Chassant ses idées noires de son esprit, il se repencha sur son bureau et s’empara du dernier dossier du jour. Il était écrit, en lettres capitales : « Risques de trahison au sein de la milice ». Intrigué, il en commença la lecture sans attendre.
« Monsieur le Président, l’un de vos soldats m’a récemment fait remonter des questionnements inquiétants de la part de son collègue d’escouade. Lors de leur dernière mission, en quittant la mine d’uranium, le prénommé Léon aurait émis des doutes vis-à-vis de vos directives, se demandant notamment si les actions commises étaient en faveur du "bien". Ce questionnement, anodin en apparence, pourrait amener Léon à se retourner contre vous, et peut-être créer une mutinerie, ou une émeute, que sais-je encore, au sein de vos troupes. Nous ne voudrions pas avoir à gérer une rébellion dans nos propres rangs, aussi me semble-t-il essentiel que vous rencontriez ce soldat afin de clarifier ces éléments avec lui. À ce stade, une simple discussion avec l’intéressé devrait suffire. »
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