2.VII // La vérité sort de la bouche des...
Après chaque journée de cours, Edwige gardait l’habitude de surveiller la petite place par sa fenêtre. Mais pendant plus d’une semaine, elle ne revit aucun des deux soldats coutumiers de la paisible terrasse ombragée. Ce ne fût qu’après une dizaine de jours qu’elle aperçut à nouveau la jeune milicienne dont les cheveux blancs étaient coiffés d’un ruban noir. Elle était seule.
Sa mère ne la laisserait jamais sortir parler à une inconnue, surtout pas une personne armée et au service de Gaël, et pourtant… elle devait le faire. Comme Cassandra était réveillée et qu’elle vaquait à ses occupations dans le salon, il ne restait à Edwige qu’une seule solution : la même fenêtre que celle par laquelle elle observait ces miliciens depuis des semaines.
Au moins, elle trouvait soudainement un avantage à ce que toutes les maisons fussent de plain-pied. Et d’une manœuvre agile, elle se retrouva à l’extérieur sans effort. Sybil n’avait pas manqué de repérer l’adolescente, son œil militaire étant entraîné à détecter les mouvements vifs aux alentours. Et lorsque cette dernière avança d’un pas assuré vers elle, elle se releva et s’éloigna de la table où elle s’était installée seule, empoignant fermement son arme. Que lui voulait cette gamine ?
Edwige s’arrêta quelques mètres devant Sybil et se mit à hésiter. Elle aurait peut-être dû y réfléchir à deux fois, qui sait comment réagirait la jeune militaire ? Peu importait, il était trop tard pour faire machine arrière de toute façon, vu comme celle-ci la fixait.
— Ne tirez pas, madame, je… hésita Edwige.
— Qu’est-ce que tu veux, gamine ? Quel est le problème ? demanda sèchement Sybil, qui considéra un instant que l’adolescente avait peut-être besoin d’aide.
— Il n’y a pas de problème, juste que…
— S’il n’y a pas de problème alors qu’est-ce que tu me veux ? s’emporta la femme albinos en serrant encore plus fort la crosse de son fusil d’assaut.
— Laissez-moi parler ! s’agaça Edwige, qui n’avait pas l’intention de courber l’échine face à son interlocutrice, aussi armée fût-elle. C’est à propos de votre compagnon, le… « costaud » avec qui vous étiez il y a quelques semaines.
— Quoi !? s’écria Sybil, stupéfaite. Dis-moi ce que tu sais !
Edwige prit quelques secondes pour regarder tout autour d’elle. Il n’y avait personne. Et aux fenêtres, comme elle l’avait fait elle-même ? Impossible à dire, l’intensité de la lumière du soir à l’extérieur empêchait de distinguer quoi que ce fût dans les habitations.
— On va parler moins fort, juste au cas où, reprit-elle en baissant nettement le ton. Votre compagnon, donc… je pense qu’il a été arrêté. Des miliciens l’ont emmené de force dans une voiture, je ne sais pas où ils sont allés ensuite, mais vers le Nord par rapport au siège du gouvernement. Quelque part à Unelma.
« … arrêté... », « … emmené de force... », « Quelque part à Unelma. » Sybil eut tôt fait de faire le lien entre ces informations.
— Et pourquoi devrais-je te croire, gamine ? Que recherches-tu en me disant tout ça ?
— Quel intérêt aurais-je à vous orienter vers une fausse piste ? Si je vous dis cela, c’est parce que je… Je ne fais pas confiance au Président, avoua Edwige après un temps d’hésitation. Et j’imagine que vous non plus, alors peut-être que…
— Qui te dit que je ne lui fais pas confiance !?
— Disons que vous lui faites peut-être encore confiance alors, parce que c’est votre chef… Mais s’il s’avère qu’il a vraiment fait enfermer ou exécuter votre camarade ?
— Je ne lui pardonnerais jamais, admit Sybil la gorge nouée.
— Alors vérifiez, je suis certaine que vous voulez en avoir le cœur net.
La jeune milicienne baissa les yeux et resta silencieuse un court moment. Se laisser dicter sa conduite par une adolescente ? C’était hors de question. Mais passer à côté d’une occasion de retrouver Léon était bien pire encore. Elle devait vérifier, quel qu’en soit le prix.
— Tu… Tu as raison, gamine. Je veux dire… Comment t’appelles-tu déjà ?
— Edwige.
— C’est enregistré. Tu peux m’appeler Sybil.
— Et vous… tu as une idée d’où ils ont pu emmener ton camarade, Sybil ?
— S’il est encore vivant, je ne vois qu’une seule possibilité… Au même endroit que l’ex-Président.
Edwige ne répondit rien, choquée d’apprendre que l’ancien dirigeant était enfermé quelque part. N’avait-il pas cédé pacifiquement le pouvoir à Gaël ? C’était ce qu’il avait dit dans son allocution ! Ou alors, s’était-il fait manipuler ? Maudits soient Gaël et ses manigances !
— Écoute Edwige, je vais aller voir si ce que tu dis est vrai, reprit doucement Sybil. Je sais où tu habites maintenant, alors sache que tu as du souci à te faire si jamais tu m’as menti.
— Pas de problème, répondit l’adolescente sans se démonter. Et si j’ai effectivement dit vrai ?
— Si tu as dit vrai… alors c’est Gaël qui aura du souci à se faire, murmura-t-elle encore plus bas, de peur que quelqu’un ne l’entende.
— Très bien, mais à mon avis, garde ta vengeance pour plus tard. Foncer tête baissée ne fonctionnera jamais : tu es bien placée pour savoir à quel point notre cher Président est protégé.
Sybil grommela. Edwige n’avait pas tort : un assaut frontal était voué à l’échec. Tant pis, elle aviserait.
— J’y vais, reprit la milicienne d’un ton déterminé. On se reverra.
— J’espère que tu trouveras ton camarade, Sybil.
Après un hochement de tête en guise de remerciement, la jeune femme pressa le pas en direction de la centrale nucléaire, ou plutôt… de la mine d’uranium. La nuit commençait à tomber, mais il était hors de question de reporter son enquête à demain. Elle saurait peut-être bientôt la vérité à propos de Léon. Gaël avait simplement déclaré que son camarade avait été licencié et qu’il n’avait aucune nouvelle de lui, avant de refuser tout entretien supplémentaire à Sybil. Cela n’expliquait pas pourquoi elle ne l’avait jamais revu, ni n’avait réussi à l’avoir au téléphone. Dès ce moment, sa confiance envers son patron avait commencé à s’effriter. À tel point qu’elle était désormais au plus bas, et qu’une adolescente inconnue venait de réussir à ébranler une nouvelle fois ses convictions. Peut-être vivait-elle ses dernières heures dans cet uniforme.
Après avoir confirmé du regard que personne ne la regardait s’installer dans la nacelle de la mine, Sybil hésita un court instant à presser le bouton de mise en marche de l’ascenseur. Elle avait… peur. Et si c’était un piège ? Et si cette gamine était en fait au service de Gaël, et qu’elle l’avait manipulée afin de l’attirer dans un guet-apens ? Non, cela n’avait aucun sens : le Président n’aurait jamais eu besoin de tels détours s’il avait voulu se débarrasser d’elle. Elle devait y aller et vérifier ce qu’Edwige lui avait dit. « Pour Léon, » pensa-t-elle enfin en appuyant d'un geste sec sur l’interrupteur.
Les longues minutes de descente dans les profondeurs sagittariennes lui semblèrent durer des heures. Maintenant qu’elle était lancée, elle brûlait d’impatience de savoir si l’adolescente avait dit vrai. D’ailleurs, à peine la nacelle eût-elle touché le sol que Sybil se précipita en courant vers les préfabriqués. Elle savait de par son rôle au sein de la milice que la mine n’était pas sous surveillance permanente. Cette prison improvisée était connue uniquement de Gaël et de ses troupes, de toute façon : seuls deux soldats descendaient tous les lundis pour apporter des vivres minimalistes à l’ancien dirigeant… et peut-être à Léon, désormais. En tous cas, elle avait champ libre, et frappa sans la moindre discrétion à chacune des lourdes portes verrouillées, sauf à celle où elle se souvenait d’avoir enfermé l’ex-Président d’Antelma quelques semaines auparavant. Des réactions se firent entendre, mais aucune ne correspondait à son compagnon d’armes. Qui d’autre pouvait bien être enfermé là ?
— Ouais, quoi ? répondit finalement une voix rauque et étouffée à travers la dernière des portes métalliques à laquelle elle venait de frapper.
Cette voix… Cette fois, c’était bien lui !
— Léon !? cria Sybil de son côté. C’est toi ?
— Sybil ? Qu’est-ce que tu fais là, bon sang !?
— Je t’expliquerai. Éloigne-toi de la porte !
Après avoir patienté quelques secondes, Sybil, qui s’était décalée pour éviter d’être victime d’un éventuel ricochet, braqua le canon de son fusil vers la serrure et fit feu à deux reprises. La porte, qui n’était plus retenue par quoi que ce fût, s’ouvrit lentement en grinçant. Dans l’entrebâillement, elle reconnut son camarade et les larmes lui montèrent immédiatement aux yeux.
— Sybil ! Mais putain, qu’est-ce que t’as fait ? Pourquoi t’es là ? s’exclama son camarade.
— Pas le temps de t’expliquer, faut qu’on parte d’ici. Mais avant ça…
Sybil délaissa son compagnon et marcha d’un pas assuré vers le préfabriqué où était enfermé l’ex-Président.
— Attention derrière ! cria-t-elle avant de faire sauter la serrure de la même manière que précédemment.
À l’intérieur, l’ex-dirigeant stupéfait n’en croyait pas ses yeux. Les albinos ne couraient pas les rues sur Sagittari : il était certain que face à lui se tenait la même milicienne qui l’avait enfermé quelques semaines plus tôt. Il eut d’ailleurs un mouvement de recul, apeuré par la jeune soldate.
— Qu’est-ce que vous me voulez, vous ?
— Vous venez avec nous, on se tire d’ici, répondit fermement Sybil. Et si j’ai bien compris, il y a aussi des prisonniers dans les autres préfabriqués ? demanda-t-elle alors à l’attention de Léon.
— Dans tous ceux qui sont verrouillés, il faut croire, mais…
— Alors prends ce flingue et fais-moi sauter toutes ces serrures, l’interrompit-elle en lui lançant son pistolet de secours. Traîne pas.
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