3.II // Un havre de paix
La jeune femme plaça quelques petites frappes précises avec son marteau tout en se pinçant la lèvre inférieure. Enfin ! Cette maison était prête. Sybil s’éloigna de son œuvre et poussa un soupir de soulagement. Elle et son groupe d’exilés n’avaient cessé de travailler à la construction de leur campement. De fil en aiguille, ils avaient réussi à se fabriquer des outils, puis à utiliser ces derniers pour façonner leur nouveau lieu de vie. Cela avait pris plusieurs mois avant qu’ils ne fussent en mesure de bâtir ne serait-ce qu’une maison ! Mais en trois ans, c’était un véritable petit hameau qui s’était installé au milieu de la vaste plaine. Quand bien même ils n’étaient que quatorze, ses habitants avaient chacun trouvé leur rôle dans leur communauté.
La maison que venait de terminer Sybil était modeste mais soignée. Sa base, sur un petit mètre de hauteur, était constituée de gros blocs de pierre, que Léon et Victor avaient eu un mal fou à déplacer. L’ancien majordome de Gaël n’avait pas la musculature de l’ex-soldat et avait d’ailleurs souffert d’atroces courbatures pendant des semaines, comme à chaque fois qu’ils construisaient une nouvelle demeure. La cohésion entre les blocs avait ensuite été assurée par un ciment simpliste, fait à base d’eau du lac et de sable argileux issu de ses berges. Le reste était en bois : ce n’était pas ce qui manquait aux alentours. Les membres de la petite communauté s’étaient entendus sur le fait que si ces colosses végétaux étaient voués à mourir tôt ou tard, il valait mieux s’en servir dès maintenant. D’une certaine façon, c’était prolonger leur existence et leur faire honneur. Oh, ils avaient bien songé à utiliser le bois des arbres morts, mais celui-ci avait tendance à se décomposer et s’effriter au fil du temps. D’ailleurs, les bosquets qui étaient déjà gris trois ans plus tôt n’existaient tout simplement plus : les arbres qui les constituaient avaient fini par s’effondrer et se transformer en cendres qui recouvraient l’herbe jadis étincelante à leur base. Il en résultait une étendue de poussière grisâtre qui contrastait nettement avec la vie végétale tout autour. Fort heureusement, le fléau ne touchait pas l’ensemble de Sagittari. Du moins pas encore, si on en croyait les finils…
— Félicitations ! cria Victor à l’attention de Sybil.
La jeune femme se retourna et adressa un sourire franc à l’attention de l’ancien prisonnier de Gaël.
— Tu sais quoi ? reprit-il. Heureusement que l’autre fou m’a fait emprisonner, après tout. Sur le coup, j’ai amèrement regretté d’avoir tout balancé à la presse à propos de son alcoolisme. Mais sans ça, j’aurais pas fini avec vous. Je serais resté à Antelma et… c’est pas certain que j’aurais survécu à l’attaque des warzeuls. Il y a même peu de chances, quand on sait le carnage que ça a été.
— Je suis bien contente que tu sois avec nous aussi, Victor, répondit Sybil en lui frappant amicalement l’épaule. Je sais pas combien de temps on tiendra encore ici, mais en attendant, je m’y sens vraiment vivante. Revenir à l’essentiel, ça fait un bien fou.
Elle était sincère. Se reconcentrer sur des tâches simples, quitter l’environnement oppressant d’Antelma, être entourée de personnes qu’elle appréciait vraiment ; tout cela lui faisait le plus grand bien et l’avait aidée à adoucir son caractère encore bien acéré trois ans plus tôt. On oubliait bien vite à quel point la vie pouvait être agréable. Parfois, son sens même nous échappait sans qu’on s’en aperçoive.
Tous les habitants du hameau avaient tendance à voir les choses de cette même façon, mais la situation était un peu plus paradoxale pour Cassandra. Son traitement n’avait fait que retarder l’inéluctable, et cela faisait bien longtemps qu’elle était à court de médicaments, maintenant. Il n’y avait rien à regretter toutefois : elle n’aurait pas été mieux soignée à Antelma, surtout vu l’état dans lequel la glorieuse cité était aujourd’hui. Épuisée, elle n’avait que rarement la force de quitter son lit ; ses journées se résumaient à quelques pas dehors, quand elle trouvait l’énergie nécessaire, ainsi qu’à des conversations arrachées à ses visiteurs quotidiens. Le reste du temps, elle le passait à dormir. Même physiquement, il était difficile de reconnaître la femme svelte et à la peau parfaite qu’elle fût jadis : de larges rides ravinaient son visage d’octogénaire – alors qu’elle avait environ la cinquantaine – et le peu de cheveux qu’il lui en restait grisonnaient. Elle faisait peine à voir. Peut-être était-ce pour cela qu’Edwige elle-même évitait de passer trop de temps à son chevet.
La jeune adulte, qui avait désormais dix-neuf ans, oscillait toujours entre pensées fatalistes et attitude déterminée. Elle avait beau être persuadée que le monde courait à sa perte et que personne ne pourrait rien y changer, elle n’avait pas l’intention de laisser Gaël profiter du spectacle, aussi tragique fût-il. Il était responsable de ce que sa mère était devenue, et il devait payer pour cela. D’ailleurs, elle s’était entraînée dur à manier la lourde épée que Léon lui avait forgée. Entièrement faite d’acier (3), son poids colossal obligeait Edwige à la manier à deux mains, sans quoi elle ne parvenait même pas à asséner le moindre coup. Elle était la dernière à avoir reçu sa lame, et cela lui semblait naturel puisqu’elle était la plus jeune. Mais elle avait tenu à en avoir une, comme tous les autres, pour un jour la planter en plein cœur de l’immonde tyran d’Antelma, qu’elle savait encore en vie malgré l’assaut des warzeuls sur la capitale.
D’ici là, il y aurait peut-être quelques warzeuls à pourfendre, mais aucun ne s’était approché du camp en trois ans. C’en était à douter une nouvelle fois de leur existence. S’était-ils jetés sur la capitale jusqu’au dernier, au point de condamner leur propre espèce ? On aurait pu y croire, mais Edwige n’était pas assez optimiste pour cela. En tous cas, elle était ravie qu’aucun de ces monstres ne se soit attaqué à leur havre de paix : un seul d’entre eux suffirait peut-être à rayer ce hameau de la surface de la planète.
Les finils, eux, étaient toujours bien là. On les voyait parfois briller à l’orée de la forêt, quand la nuit était particulièrement sombre. Ils n’étaient toutefois jamais revenus parler à Edwige ou à ses compagnons, se contentant seulement de les surveiller à distance. Avaient-ils une raison particulière de le faire ? Nul n’en savait rien. Peut-être vérifiaient-ils simplement s’il restait encore des humains sur Sagittari.
— Tu crois qu’on s’ra prêts ? lança Léon à Edwige sans cesser de battre son acier.
— Prêts à quoi ? répondit la jeune femme, qui était trop perdue dans ses pensées pour avoir relevé de quoi parlait son compagnon.
— À les affronter, s’ils se pointent ici.
— Qui ça, « ils » ? Les warzeuls ? bafouilla Edwige.
— T’écoutes rien, ma parole ! On parlait de la milice de Gaël.
— Ah ! Oui oui, bien sûr, rétorqua-t-elle, feignant de se souvenir.
— Tu crois qu’on s’ra prêts ? répéta l’ex-milicien devenu forgeron.
— On le sera. On tient trop à ce qu’on a construit ici pour les laisser nous le prendre.
Léon asséna quelques frappes précises de son marteau sur la lame encore rouge, sans répondre un mot. Il était occupé à se forger une nouvelle lame et donnait le meilleur de lui-même pour que celle-ci soit exempte de défauts.
— Non ? insista Edwige qui voulait à tout prix une réponse pour se rassurer.
— J’sais pas. On donnera tout pour protéger c’t’endroit, c’est clair, mais… s’ils viennent à cent, la rage de vaincre n’va pas suffire.
— Pourquoi tu te demandes tout ça, Léon ?
— Disons que… j’me dis qu’trois ans d’efforts à bâtir tout ça pourraient bien s’faire balayer en moins d’une heure. Et ça m’fait flipper.
— Et ça brise ta volonté de continuer à construire cet endroit avec nous ?
— Non, non, je…
— Alors continuons, ponctua Edwige qui ne souhaitait pas converser davantage sur une base de spéculations et de doutes.
La jeune femme savait très bien que la milice de Gaël chercherait tôt ou tard à trouver leur campement, et elle était effrayée à l’idée qu’ils y parvinssent. Depuis quelques semaines, elle et ses amis multipliaient les trajets vers Antelma pour tenter de gonfler leurs rangs auprès de la population mécontente. Ce faisant, les compagnons avaient hélas de plus en plus marqué le terrain de leur passage : ronces taillées, fougères piétinées, herbes couchées… Ils auraient pu prendre un chemin différent à chaque fois, mais c’était risquer de se perdre dans l’immense forêt sagittarienne. Si l’armée à la solde du dictateur remontait la légère sente qu’ils avaient ainsi créée, ils seraient découverts. Et alors, il serait sans doute temps de prendre les armes. Au moins pourraient-ils compter sur le fait que leurs adversaires soient épuisés, après avoir traversé la forêt pendant de longues heures. Ce rempart végétal restait leur meilleure défense.
De toute façon, entre les warzeuls et la milice de Gaël, il leur faudrait bien se battre tôt ou tard.
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Acier (3) : Un acier est un alliage métallique constitué principalement de fer et de carbone (dans des proportions comprises entre 0,02 % et 2 % en masse pour le carbone).
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