3.VI // Un visiteur inattendu
Assis de part et d’autre d’une large table rudimentaire en bois, un homme bedonnant quasi chauve et une femme entre deux âges aux cheveux noirs frisés mi-longs s’échangeaient des regards inquiets sans dire un mot. L’homme passa sa main sur son front pour l’essuyer sommairement de la transpiration qui y perlait, tandis que la femme se pinçait la lèvre inférieure.
— Que comptez-vous faire, monsieur le Président ? lança-t-elle finalement, brisant le silence de mort qui s’était installé.
— Je veux reprendre ma place. Antelma est ma cité, je refuse qu’un parvenu comme Gaël se pavane davantage au siège du gouvernement.
— Concrètement, que comptez-vous faire ?
— Je ne sais pas, Margaux. Je ne sais pas… Je sais que les autres font le nécessaire pour grossir nos rangs, équiper tout le monde… Je sais que chacun s’entraîne, mais… j’en ai assez d’attendre dans cette cabane ! Les jours, les mois et même les années défilent, je me fais vieux, et je ne veux pas mourir ici sans avoir récupéré mon dû !
— Souhaitez-vous que j’aille insister auprès des autres ? Leur dire qu’il est urgent que nous retournions à Antelma et que nous renversions Gaël ? Je suis certaine que nous pourrions nous faufiler entre ses défenses afin de nous en débarrasser. De vous en débarrasser, je veux dire.
L’ancien dirigeant d’Antelma ne répondit rien. Son regard vague informa Margaux qu’il était déjà reparti se perdre dans ses pensées. Ce n’était pas de cette manière qu’il reprendrait le contrôle de la grande cité de Sagittari.
— Il faut vous décider, monsieur, lança-t-elle enfin.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi, Margaux ? Tu veux retourner vivre à Antelma ?
— Je… Je ne sais pas. Je n’en suis pas certaine. Je regrette ma vie d’avant, mais je sais aussi que nous ne pourrons pas revenir en arrière. Notre société parfaite d’il y a huit ans s’est effondrée, et je doute que nous soyons en mesure de la reconstruire à l’identique.
— Alors, tu penses que je ferais mieux d’oublier Antelma, moi aussi ?
— Je n’ai pas dit ça, monsieur. Je comprends que vous ne parveniez pas à digérer tout ce que Gaël a fait là-bas. Je comprends que vous teniez à rétablir la vérité, même s’il s’agit de gouverner une cité qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était autrefois.
Le vieillard regarda tout autour de lui. La pièce dans laquelle ils se trouvaient, à l’étage d’une des maisons construites par les exilés d’Antelma, était chaleureuse et soignée. Les petites fenêtres taillées dans le bois étaient certes mal isolées et le vent qui s’immisçait à l’intérieur faisait danser les flammes des torches servant d’éclairage, mais il y avait de quoi se sentir bien entre ces murs. Surtout en comparaison du moment où ils s’étaient installés dans cette plaine, et où ils avaient passé de nombreuses nuits à dormir à la belle étoile, puis sous ces tanières rudimentaires faites de branches et de terre colmatée. L’humidité, à cette époque, avait réveillé ses rhumatismes et causé d’atroces douleurs à celui qui voulait aujourd’hui reprendre sa place au siège du gouvernement.
— Va parler avec Edwige, Margaux. Cette gamine donnerait n’importe quoi pour tuer Gaël à cause de ce qu’il a fait à sa mère. Si quelqu’un peut nous accompagner pour débarrasser Antelma de cet odieux personnage, c’est bien elle.
Tandis qu’elle se relevait, Margaux fronça d’un coup les sourcils. Quelqu’un venait de crier à l’extérieur : une voix féminine. Sans un instant d’hésitation, elle dégaina son épée et pressa le pas vers l’étage inférieur. Elle ouvrit d’un geste brusque la porte donnant sur la place du hameau et fonça tête baissée hors du bâtiment, vers Léon qui se tenait là, arme à la main. Ce ne fut qu’une fois à moins de trois mètres de lui qu’elle vit le corps inerte d’un warzeul à ses pieds. C’était la première fois qu’elle en voyait un de ses propres yeux, mais cela lui parut comme une évidence. Tout, chez cette bête, inspirait l’effroi et le dégoût : les mêmes sentiments que lui évoquaient la chute d’Antelma à laquelle elle avait pourtant échappé, trois ans plus tôt.
— Qu’est-ce que cette chose fait là !? s’écria-t-elle.
— J’sais pas, répondit froidement Léon. J’sais même pas d’où il est sorti. C’est l’cri d’Edwige qui m’a mis en alerte.
— Je ne l’ai pas vu venir non plus, précisa la concernée. Il n’était pas là, et la seconde d’après, il…
— Heureusement qu’il était seul, la coupa Margaux. Merci de nous avoir débarrassés de ce monstre, Léon.
— Le problème…
— Qu’y a t-il, Edwige ?
— Le problème, c’est que les warzeuls sont des finils malades. Ils ont les mêmes attributs : cette capacité à se téléporter, notamment. Mais alors, il se pourrait que les warzeuls aient eux aussi cette sorte d’intelligence collective, ce qui veut dire…
— … que si lui nous a vus ici, alors ils sont tous au courant, termina Léon, les yeux emplis de terreur.
— Exactement.
Margaux serra les dents. Elle avait beau être grande et agile, douée au maniement de l’épée comme si elle en avait utilisé une depuis sa plus tendre enfance, le simple fait d’imaginer ces monstres s’attaquer à leur hameau de la même façon qu’à Antelma lui glaçait le sang. En revanche, la situation coïncidait avec les souhaits de l’ex-dirigeant de la cité : il fallait quitter ces lieux, renverser Gaël et lui reprendre la ville.
— On doit… partir d’ici, hasarda-t-elle.
— Quoi ? s’étonna Léon. Dis pas n’importe quoi, ça nous a pris des années d’nous y établir. Hors de question de tout reprendre à zéro !
— Je ne parle pas d’aller construire un nouveau village où que ce soit, Léon. Un warzeul nous repérerait à nouveau et il faudrait recommencer encore et encore. Non, je parle de faire ce que nous aurions dû faire il y a déjà bien longtemps : retourner à Antelma, tuer Gaël, et reprendre notre ville !
— Je suis avec toi, lança Edwige sans une seconde d’hésitation, qui avait uniquement relevé « tuer Gaël » dans les propos de Margaux.
— Non mais vous êtes complètement folles, les filles ! Nous sommes quatorze ! Et encore, Victor est parti avec trois autres à Antelma, justement pour tenter d’gonfler nos effectifs. On va pas partir d’ici maintenant, sans eux, sur un coup d’tête !
— Emboîtons-leur le pas, insista Margaux.
— Non, c’est hors de question. Allez-y si vous voulez, j’serai bien incapable de vous retenir après tout. Mais comptez pas sur moi. Et sachez-le, c’est du suicide, du gâchis, du…
— Calme-toi, Léon, reprit Edwige. Vous avez tous les deux raison, je pense : il faut qu’on parte d’ici, mais pas question de le faire là, maintenant, tout de suite.
— Chaque heure où on reste ici risque de nous apporter son lot de warzeuls, argumenta Margaux.
Les trois compagnons débattirent un long moment pour trouver un terrain d’entente, et ce fut finalement Edwige qui l’emporta. Et pour cause : son idée se trouvait à mi-chemin entre celle de Léon de ne quitter le hameau sous aucun prétexte, et celle de Margaux de partir sur-le-champ.
— Voyons l’côté positif, reprit alors Léon qui s’était penché sur le corps inerte du warzeul. Ces bestioles peuvent nous fournir en cuir et en fourrures. Et vu qu’ils sont complètement vides à l’intérieur, ça va être plutôt facile à dépecer !
— Attends, tu veux vraiment qu’on utilise leurs fourrures ? demanda Margaux avec dégoût. Tu as vu leurs poils ? C’est… répugnant.
— On peut en faire des vêtements chauds. L’hiver approche et on a d’jà pu constater qu’nos habits de toile suffisent pas.
Margaux posa une main sur sa tunique autrefois blanche et aujourd’hui brunie par la saleté, identique à celle de ses compagnons. Certes, elle était plutôt fine et l’air hivernal n’en faisait qu’une bouchée. Mais d’une, il y avait la valeur sentimentale, puisque c’était elle qui les avait tissées pour toute la communauté à base de plantes de la forêt, et de deux, il était hors de question qu’elle porte la fourrure immonde d’un warzeul sur son dos. Qui sait quelles maladies pouvaient bien transporter ces choses ?
— Moi, j’en veux bien une.
— Ben voilà, pourquoi s’priver ? Je m’en occupe, Edwige. J’pense qu’on peut bien faire deux capes dans une seule de ces bestioles.
Margaux ne revint pas sur son refus, et détourna même le regard avec dégoût lorsque Léon planta son couteau dans l’épaisse couenne du warzeul afin de tailler celle-ci.
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