3.IX // Révélations interdites

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— Alors, acceptes-tu d’aider ton Roi, oiseau de malheur ? vociféra Gaël.

Toujours pas, répondit télépathiquement le finil.

— Bourreau, poursuivez.

— Sauf vot’ respect, m’sieur Roi, j’suis pas sûr qu’ce soit utile. J’veux dire, c’machin a pas l’air de r’ssentir la moindre douleur, et il a pas peur d’la mort, du coup…

Gaël, dans un accès de rage, tapa violemment du pied contre la moquette bleue. Il n’obtiendrait rien du finil. Il en avait parfaitement conscience, mais ne pouvait pas accepter que cette chose pût lui tenir tête de la sorte. Il était le Roi ! Le Roi d’Antelma, de Sagittari toute entière ! Personne n’aurait dû lui résister. Alors, pourquoi le finil y parvenait-il sans problème ? La raison était évidente, mais trop frustrante pour que Gaël l’admît : les gardiens des racines du monde étaient immortels, tandis que le méprisable souverain redoutait son inexorable chute.

— Vous avez raison, restons-en là, finit-il par admettre une fois sa colère passée. Remettez-le dans sa cage.

— Est-ce que j’dois lui laisser c’te mâchoire métallique dans la patte, m’sieur Roi ?

Gaël se frotta un moment le menton, trahissant son hésitation.

— Laissez-la lui, ordonna-t-il enfin. Et prenez congé.

À l’instant précis où le Roi rendit sa décision, le finil eut un regard contrarié. Gaël, qui n’avait pas manqué de relever ce détail, reprit alors la parole :

— Cette chose te dérange, volatile ? Peut-être pourrions-nous parvenir à un accord…

Quel genre d’accord, humain ?

— Dis-moi d’où tu tires ton immortalité, dis-moi comment y accéder, et je te retire cet engin de la patte.

Le finil pesa un instant le pour et le contre. Tant que son corps était prisonnier des mâchoires d’acier, il ne pouvait pas se téléporter : il était donc coincé ici pour l’éternité. Cette situation était encore pire que la mort, qui lui aurait permis de quitter cette enveloppe charnelle pour renaître au Berceau dans un nouveau corps. Mais Gaël n’était visiblement pas décidé à le tuer, ce qui ne lui laissait qu’une seule façon de retrouver sa liberté : négocier avec lui. S’il avait encore été connecté aux autres finils, et qu’il partageait leur esprit commun, il n’aurait pas pensé une seule seconde à sa propre personne, préférant accepter sa triste condition plutôt que de chercher à acheter sa liberté à Gaël en échange d’informations cruciales. Hélas, la déconnexion de ses pairs avait créé en lui une conception normalement inconnue des finils : l’individualisme.

Très bien, humain. Écoute attentivement.

***

Edwige laissa filer ses doigts le long de la joue ravinée de sa mère. Difficile d’estimer combien de temps Cassandra vivrait encore. Si elle semblait très bien comprendre ce qu’on lui disait, elle peinait à articuler plus de deux mots consécutifs. Elle avait réussi à mobiliser toute son énergie pour lutter contre la maladie pendant des mois, mais c’était là une bataille dont elle ne sortirait jamais victorieuse. Passerait-elle au moins l’hiver ? Edwige l’espérait de tout son cœur, mais n’en était pas convaincue. Il n’y avait plus rien à faire, de toute façon, si ce n’est l’accompagner aussi bien que possible vers l’au-delà. Est-ce que la mort de Gaël apaiserait au moins son âme lors de l’ultime voyage ? Ça, Edwige en était certaine. Au moins, elle quitterait ce monde en se sachant vengée de tous les maux que ce sinistre individu lui avait fait subir dans sa quête du profit et du pouvoir.

— J’y vais, maman. Je reviendrai dès que nous aurons fait mordre la poussière à l’immonde Gaël.

— Sois… prudente… bredouilla Cassandra.

Deux mots. Elle avait dit deux mots, et c’était là le mieux qu’elle pût faire. Edwige ne les prit pas à la légère : ces paroles avaient demandé un effort colossal à sa mère, aussi ferait-elle de même pour respecter sa demande.

— Je serai prudente, maman. Je te le promets, dit-elle en se relevant avant de quitter sa chambre.

Margaux ne manqua pas de constater l’air grave de sa camarade lorsque celle-ci sortit de la modeste demeure où elle accompagnait sa mère dans sa lente agonie. Elle ne fit aucun commentaire à ce sujet, pour ne pas risquer d’intensifier la douleur d’Edwige. Au contraire même, elle s’empressa de lancer un nouveau sujet de conversation :

— Henri m’a donné quelques conseils… Il pense qu’il serait suicidaire d’attaquer de front et en plein jour, ce qui me semble assez évident. En conséquence, il suggère que nous n’y allions que toutes les deux, et de nuit. Le siège du gouvernement risque fort d’être gardé malgré tout, mais comme il connaît le bâtiment sur le bout des doigts, il m’a indiqué un accès au vieux parking souterrain, où était stationné son véhicule présidentiel pour les rares fois où il l’utilisait. De là, on pourra atteindre directement la cage d’escalier sans passer par l’entrée officielle, ni par le hall du rez-de-chaussée. Ça devrait nous éviter pas mal d’ennuis.

— Et une fois dans la cage d’escalier ?

— Le siège du gouvernement n’est pas spécialement immense, même s’il n’est pas de plain-pied. Le bureau de Gaël est au premier étage. S’il y a des gardes, il faudra jouer la carte de la discrétion pour nous en débarrasser.

— Mais qui nous dit qu’il sera sur place en pleine nuit ?

— Rien, mais ne t’en fais pas. D’après Victor, Gaël a une certaine tendance à boire dès qu’il est seul. Il y a donc fort à parier que nous trouvions quelques bouteilles dans ses quartiers. Si tel est le cas, quelques gouttes de ceci devraient délicatement parfumer son apéritif, annonça Margaux en agitant une petite fiole de liquide violacé devant les yeux Edwige.

— Beaucoup moins grisant que de lui planter une épée dans le cœur, mais bon, tant que le résultat est là… D’où tiens-tu ce poison ?

— N’oublie pas qu’avant de confectionner nos tuniques à base de fibres végétales, j’étais avant tout herboriste. La forêt regorge d’horreurs, mais aussi de merveilles, ajouta Margaux avec un large sourire.

— Eh bien, je vois que tu as vraiment tout prévu ! Quand partons-nous ?

— Si on veut y être au prochain crépuscule… maintenant. Tu es prête ?

Edwige adressa un regard déterminé à sa camarade, et hocha la tête en guise d’approbation. Ainsi, c’était décidé : elles allaient toutes les deux partir pour Antelma et mettre un terme à la mégalomanie de Gaël. Le savoir en train de vivre ses derniers instants fit jubiler Edwige, qui pressa le pas en direction de la forêt, talonnée par Margaux. Elles n’avaient dit à personne ce qu’elles préparaient, et les autres les imaginaient sans doute en train de partir ensemble pour la cueillette quotidienne de Margaux.

***

— Et comment est-ce que j’accède à ce… Berceau ? insista Gaël en fronçant les sourcils.

En tant que simple bipède, je n’en ai pas la moindre idée. Nous autres finils sommes capables de nous y téléporter.

— De vous y téléporter, tiens donc…

Précisément. Mais tu dois bien pouvoir trouver un réseau de galeries qui y mène, surtout depuis que les malades creusent sans relâche pour trouver la moindre racine à dévorer.

Gaël avait à peine relevé les derniers propos du finil, quand bien même celui-ci s’exprimait directement à son esprit. Ses pensées étaient déjà focalisées sur autre chose. Cette créature avait parlé de se « téléporter ». Or, les warzeuls se téléportaient eux aussi, et ces derniers partageaient de nombreux aspects avec les finils : la couleur de leurs poils, par exemple, était la même, et leurs cornes, bien qu’atrophiées, étaient faites de la même matière que celles des esprits de la forêt. Était-il possible que leurs espèces soient liées au point de partager les mêmes attributs ? Était-il possible qu’il s’agisse carrément de la même espèce ? Si tel était le cas, ôter le piège d’acier de la patte du finil lui permettrait sans doute de retrouver sa capacité à se téléporter, et ainsi d’échapper à Gaël. Si ses informations sur le Berceau se révélaient fausses, il aurait perdu son captif pour rien. Il devait garder cette créature sous bonne garde jusqu’à avoir vérifié ses dires.

Vas-tu enfin me retirer ce piège de la patte, humain ? Je t’ai dit tout ce que je savais.

— Et je t’en sais gré, volatile ! Toutefois, en ce qui concerne ce petit artifice que j’imagine bien gênant, je vais devoir attendre un peu avant de te l’ôter. Vois-tu, j’ai quelques points à vérifier avant te faire pleinement confiance.

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