4.I // D'éprouvantes réminiscences
Partie 4 - Entités antiques
« Vert sur fond gris. »
Edwige s’approcha de la fenêtre de l’étage et observa quelques instants le paysage qui s’offrait à ses yeux. Le ciel, sombre et menaçant, ne faisait qu’un avec la terre grisâtre et craquelée qui s’étendait à l’horizon. Bien peu d’arbres étaient encore debout et vivaces, et tout le monde connaissait très bien l’inexorable fin à laquelle faisaient face ces rares piliers de résistance encore verdoyants.
La jeune femme se retourna et observa un instant, l’air grave, son camarade muet et impassible. Le finil sentit l’évidente détresse dans son âme humaine, mais puisqu’Edwige cherchait à la dissimuler à tout prix, il ne fit pas le moindre commentaire à ce sujet.
— Il y a neuf ans… murmura-t-elle.
Le petit être attendit la suite sans un mot ni un geste, convaincu que son amie allait poursuivre.
— Il y a neuf ans, j’ai fait un cauchemar. Je ne me souviens pas de tout… Mes lèvres bougeaient, mais aucun son ne sortait de ma bouche, et… J’étais seule. Je crois que… qu’il n’y avait plus le moindre humain sur toute la planète.
D’une main, Edwige sécha les larmes qui commençaient à perler sous ses iris turquoise.
— En fait non, je n’étais pas seule. J’avais un compagnon, mais je ne me souviens plus qui il était, ni ce à quoi il ressemblait. J’avais froid, et nulle part où aller. Le vent ne faisait qu’une bouchée de la fourrure pourtant épaisse que je portais sur le dos, mais je ne trouvais pas le moindre abri pour me réchauffer.
— Que se passait-il ensuite ? demanda enfin le finil.
— Je me souviens de m’être approchée d’une sorte de gouffre sans fond, une horrible gueule béante qui s’ouvrait au milieu de la terre calcinée. Et puis… je ne sais plus. Je ne me souviens pas de la fin.
— Pourquoi me racontes-tu tout cela ?
— J’ai l’impression que la réalité est en train de m’amener vers la fin de ce cauchemar, et j’ai peur. Terriblement peur.
Cette fois-ci, le finil retomba dans son mutisme. Edwige essaya de lire une réponse, ou même une simple réaction dans son regard, mais n’y parvint pas.
— Retournons voir les autres, déclara-t-elle alors en se dirigeant vers l’escalier.
Dehors, une vingtaine de compagnons étaient rassemblés au centre du village malgré le ciel menaçant et les vents violents qui balayaient la vaste plaine. La verdure autrefois luxuriante avait cédé la place à une désolation omniprésente, laquelle se répandait sur les visages tristes et épuisés de ceux qui se tenaient là. L’herbe peinait à pousser, et les quelques brins encore vivaces étaient vite noyés sous les cendres issues de la décomposition des arbres alentour.
Cela faisait un an que la tentative d’assassinat contre Gaël, menée par Edwige et feu sa compagne d’aventure Margaux, avait échoué. En revenant parmi les siens, elle avait redouté leur réaction et leur jugement, mais chacun s’était gardé de tout commentaire, par respect pour le courage des deux femmes et la mort prématurée de l’une d’entre elles. Ils avaient davantage exprimé leurs réserves vis-à-vis du nouvel ami d’Edwige, craignant que l’esprit de la forêt n’apporte le malheur sur leur petite communauté. Mais la jeune femme n’avait eu de cesse de défendre le petit être qui lui avait sauvé la vie un an plus tôt, si bien que tous abandonnèrent leurs espoirs de le voir quitter le village.
Les rangs des compagnons avaient bien grossi entre-temps, les habitants d’Antelma étant de plus en plus excédés par l’inaction de leur Roi qui ne pensait qu’à son propre intérêt plutôt qu’au bien-être de ses citoyens. Si les warzeuls n’avaient pas relancé d’attaque massive où que ce fût sur la planète, des fissures de plus en plus nombreuses commençaient à balafrer la terre desséchée et friable, bien peu de racines assurant encore sa cohésion.
— Quelle est la situation ? demanda Edwige en s’approchant du groupe, talonnée de près par le finil qui ne la quittait jamais.
— Ça craint, annonça froidement Léon. Il y a du monde qui nous r’joint, ça c’est bien, mais nos stocks de fourrures et d’fer s’épuisent, du coup j’suis pas sûr de pouvoir forger une épée à chacun. Ça m’dérange vraiment que tout l’monde n’ait pas au minimum une peau de warzeul pour avoir chaud et une arme pour s’défendre, tu vois ?
— Avant même de penser à ça, ce serait déjà bien que chacun puisse manger à sa faim, tu ne crois pas ? Le déclin de la végétation s’est tellement accéléré en un an… Il n’y aura bientôt plus rien de vert sur toute la surface de Sagittari.
— On va bien trouver aut’chose à s’mettre sous la dent, non ? demanda finalement l’un des nouveaux compagnons dont Edwige avait oublié le nom. J’veux dire, c’est pas possible qu’on soit juste foutus et qu’il n’y ait rien à faire, si ?
Un lourd silence, uniquement perturbé par le sifflement du vent, s’installa au sein du groupe, personne n’ayant de réponse à apporter au colon désespéré.
— … Si ? insista-t-il au bout d’un moment.
— Si, répondit froidement Edwige. Ça ne sert à rien de se mentir, nous sommes condamnés depuis que le premier arbre est mort sous la verrière d’Unelma.
— Putain ! s’exclama un autre dans un élan de désespoir. C’est ces saloperies de warzeuls qui sont responsables de tout ça ! S’ils n’avaient pas été là, on…
— Si nous n’avions pas été là, ils n’auraient jamais été là eux non plus, le coupa Edwige. Cette planète serait encore en parfaite santé.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, gamine ? Comme si c’était de notre faute !
— Arrêtons de nous voiler la face ! s’écria Sybil avant qu’Edwige ne réponde. On sait tous très bien ce que sont les warzeuls ! Pour ceux qui l’auraient oublié, ce sont des finils malades, des finils qui se sont retrouvés exposés au « gluant », le carbonate de nihonium rejeté sous terre par les centrales à biosynthèse, et qui ont fini par muter. C’est ça, les warzeuls, que vous le vouliez ou non. C’est nous qui les avons créés. Nous avons fabriqué notre propre Némésis.
Un nouveau silence s’installa dans le groupe après l’intervention exaspérée de la jeune femme albinos, jusqu’à ce qu’un homme reprît la parole :
— Dans ce cas, il ne reste qu’une seule chose à faire. On descend dans leurs tunnels et on les bute jusqu’au dernier.
— Fouiller des cavernes sur toute la surface de la planète et deux mille kilomètres de profondeur, en sachant qu’on va crever de chaud passé les vingt premiers ? Je te laisse passer devant, commenta calmement une femme.
— Alors on est foutus, ponctua l’homme en sanglotant. On ne peut même plus quitter cette planète comme l’ont fait nos ancêtres terriens il y a mille ans. Là où ils ont su faire perdurer notre espèce, nous l’avons juste précipitée vers son extinction.
Edwige, qui n’avait guère envie de rester là à se lamenter, s’était éloignée du groupe. Réalisant qu’elle grelottait, elle remonta son épaisse et repoussante fourrure de warzeul sur ses épaules, mais cela ne suffisait hélas pas à lutter contre le froid de l’hiver sagittarien.
— Edwige, attends ! cria Sybil derrière elle.
La jeune femme se retourna et fixa du regard son amie aux cheveux blancs comme neige.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? reprit cette dernière.
— Tuer Gaël avant de mourir, asséna Edwige avec un regard déterminé.
— Tu n’as pas changé d’avis, hein ? Je n’ai jamais vu personne d’aussi entêtée que toi !
La concernée hocha la tête sans desserrer les dents, effaçant vite le sourire bienveillant de l’ex-milicienne.
— Eh bien, reprit celle-ci, l’air grave, il semblerait que Gaël ait l’intention de marcher vers notre village avec sa milice, si j’en crois les rumeurs qui courent parmi les derniers réfugiés. Maintenant qu’il n’y a plus vraiment de forêt pour les ralentir, ils n’auront aucune peine à nous atteindre.
— Je l’attends de pied ferme.
— Ah oui ? Moi, pas vraiment. Ils sont beaucoup plus nombreux que nous. S’ils viennent ici, on n’a aucune chance.
— Et alors ? De toute façon, on n’a aucune chance de s’en sortir. Je m’en fiche de mourir demain sous la lame d’un milicien, dans une semaine sous la griffe d’un warzeul, ou de faim dans un mois. Tout ce que je veux, c’est tuer celui qui a ruiné l’existence de ma mère. Elle n’aura même pas profité des jours heureux que nous avons passés ici ces quatre dernières années, avant que les choses ne se mettent à dégénérer sérieusement ! Je… Je ne lui pardonnerai jamais.
— Le jour où il viendra ici, sache que… je serai à tes côtés pour mettre un terme à sa folie.
Edwige adressa finalement un sourire à Sybil. Elle savait que son amie n’avait qu’une parole, et qu’elle l’épaulerait aussi bien qu’elle le pourrait dans son projet de vengeance. Vu comme elle maniait l’épée avec aisance, elle serait une alliée précieuse pour enfin éliminer le méprisable Roi d’Antelma.
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