4.IV // « Un discours, un discours ! »

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Tous les citoyens d’Antelma, lorsqu’ils apprirent qu’un discours allait être prononcé, furent surpris mais rassurés d’apprendre que leur Roi ne se désintéressait finalement pas d’eux. Ils s’étaient donc rassemblés devant le siège du gouvernement. Soldats en armure d’acier et badauds en tunique de toile côtoyaient les tabliers en faux cuir des forgerons et ceux en tissu des cuisinières. Tous attendaient les premières paroles de Gaël, certains enthousiastes, d’autres suspicieux.

Celui qui se présentait désormais comme l’Empereur de Sagittari finit par s’avancer sur l’un des balcons du bâtiment gouvernemental, épaulé par deux miliciens portant chacun un flambeau. Non que les lieux fussent baignés dans l’obscurité, au contraire même puisque le discours avait lieu en début d’après-midi, mais Gaël avait exigé deux hommes avec des torches afin de résister un tant soit peu à la morsure du froid hivernal. Le ciel, d’un blanc uniforme et aveuglant, contrastait avec la cendre grise que le vent avait soufflé çà et là sur la grande place de la cité.

— Citoyens d’Antelma ! Enfants de Sagittari ! cria Gaël depuis sa position surélevée. Votre Empereur se présente aujourd’hui devant vous afin de répondre à vos inquiétudes, et de vous éclairer face aux temps sombres qui se dressent devant nous. Sachez, avant tout, que je n’aspire qu’à rendre mon peuple heureux, et que ma satisfaction n’est qu’une conséquence de la vôtre !

Tout autour de Yohan qui se tenait là, une multitude de personnes applaudirent face à ce début d’allocution impériale. « Je te l’avais dit : il a bon fond ! » entendit-il non loin de lui. De son côté, il ne put s’empêcher de grimacer face à l’hypocrisie de celui qui l’avait promu capitaine quatre ans plus tôt.

— Je sais que vous avez froid. Je sais que vous avez faim. Je vois comme vous nos ressources qui s’épuisent, tout autour de nous. Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Nous sommes-nous attirés les foudres de quelque dieu désireux de nous punir ? Non, bien sûr ! Il n’est nul dieu qui nous gouverne, car notre destin a toujours été, et sera toujours entre nos mains humaines !

L’atmosphère était lourde, pesante, comme si le ciel de glace descendait lentement sur la multitude de têtes humaines qui se trouvaient là. Bien des citoyens grelottaient, ou avaient croisé les bras pour tenter de se réchauffer au moins les mains, souvent en vain.

— Mais dites-vous bien, chers citoyens, que nous pourrions doubler nos ressources d’un claquement de doigts, et ainsi subvenir aux besoins de chacun d’entre vous !

Yohan releva la tête. Où diable est-ce que Gaël voulait en venir, en disant cela ?

— Non loin d’ici, reprit ce dernier, se terrent nombre de fugitifs qui ont commis d’impardonnables fautes voilà quatre ans ! Pire encore, ces scélérats enrôlent d’honnêtes gens comme vous dans leur immonde secte ! Vous savez que je dis la vérité, peut-être même que certains membres de votre famille ont été enlevés par ces barbares ! Alors je vous le dis, mes amis, mes frères, mes fidèles sujets : marchons sur ces infidèles, et récupérons notre dû. Privons-les de leurs ressources, et accaparons-les nous, car elles ne sauraient être entre de meilleures mains que les nôtres, que les vôtres !

Un nouveau tonnerre d’applaudissements vint briser les tympans de Yohan, si bien qu’il se sentit d’un coup mal à l’aise. Était-ce vraiment à cause du vacarme qui l’assourdissait, ou bien était-ce le dégoût qu’il ressentait dans l’approbation que le peuple témoignait à son Empereur ? Empereur, Empereur… cela rimait tellement bien avec manipulateur ! Ces pauvres gens se laissaient convaincre par d’habiles paroles, mais il fallait être réaliste : Gaël ne faisait que mettre en avant ses propres intérêts et ses lubies d’enfant gâté, chose qu’il faisait déjà fort bien avec l’ex-dirigeant neuf ans plus tôt, lorsqu’il n’était « que » directeur des centrales à biosynthèse. Le monde changeait peut-être, mais l’individu, pas tant que ça au final.

Tandis que le discours se poursuivait, Yohan se faufila parmi la foule pour s’en extraire par l’arrière. Seul, les mains dans les poches de son pantalon de toile, le torse protégé du vent par le fin plastron d’acier qu’il portait par-dessus sa tunique, il déambula longuement dans les rues désertes de la capitale. Tout le monde semblait être parti assister au discours de Gaël. Était-il le seul à n’y entendre que malhonnêteté et manipulation ? Sans doute que non, mais personne n’oserait jamais le dire : qui exprimerait malencontreusement son désaccord à un sympathisant de l’Empereur aurait tôt fait de finir enfermé, ou pire, exécuté !

Le jeune capitaine en était bien conscient : il n’aurait pas d’autre solution que de mener ses troupes contre ceux que Gaël qualifiait de « barbares ». Peut-être aurait-il dû rejoindre ces derniers depuis longtemps. Possédaient-ils vraiment tant de ressources ? Non, cela n’avait aucun sens : eux aussi devaient être victimes de ce monde en train de s’effondrer. Et le soi-disant Empereur n’avait aucun moyen de le vérifier, de toute façon. Ce n’était qu’un énième coup de bluff de sa part, dans le but de rallier à lui sa populace.

Yohan passa ainsi des dizaines de minutes, ou peut-être des heures, à marcher seul avec ses pensées, jusqu’à ce qu’une main vînt se poser par derrière son épaule.

— Hé capitaine ! Le général vous cherche partout ! Paraît que l’Roi, j’veux dire… l’Empereur vous demande. Il doit être sacrément en rogne de ne pas vous avoir trouvé immédiatement à la fin de son discours. Mieux vaudrait n’pas l’énerver davantage, vous croyez pas ?

Le jeune homme venu le quérir, dont chaque expiration créait un hypnotique nuage de fumée à cause du froid, semblait transi sur place. Nul doute qu’il avait hâte de rentrer, où que ce fût.

— Tu as raison, soldat. Retournons vite au siège du gouvernement.

Les deux miliciens pressèrent le pas et traversèrent en courant les rues, puis la grande place qui les séparait de leur point de chute. Le discours devait être terminé depuis un moment maintenant : la foule s’était déjà largement dispersée et seules quelques personnes éparses continuaient à débattre ensemble, sans doute des propos tenus par l’Empereur. Yohan aurait tant voulu se joindre à eux et écouter leurs avis !

Le hall du bâtiment, victime de son manque d’entretien, n’apporta pas la sensation de chaleur tant espérée par les deux hommes. Heureusement que la course les avait un tant soit peu réchauffés : il y avait au moins ça de bon dans ce rapatriement en catastrophe ! Yohan poussa la porte des quartiers de la milice d’un geste brusque, mais s’arrêta net en découvrant que Gaël était déjà dans la pièce.

— Ah, capitaine ! Je suis si heureux de vous voir. Comment se fait-il que vous n’ayez pas été dans les parages à la fin de mon discours ? Se pourrait-il que vous ne l’ayez point apprécié ?

À hypocrisie, hypocrisie et demie… Yohan n’avait pas l’intention de s’écraser face à son Empereur, cette fois.

— Votre discours était grandiose, Votre Majesté. Je me suis simplement trouvé mal, sans doute à cause de la foule, et j’ai dû m’éloigner pour respirer un peu.

— Ah, fort bien, fort bien ! J’espère que cette bouffée d’air frais vous a été bénéfique ! Voyez-vous, j’ai besoin que vous soyez en grande forme pour ce qui va suivre : en votre absence, nous avons convenu, avec votre supérieur, d’attaquer au plus vite le campement des fugitifs. Je compte sur vous pour rassembler et motiver vos troupes. Pensez aussi à vérifier l’équipement de chacun, afin que l’opération se déroule sans encombre.

— Je m’y attelle sans tarder, Votre Majesté !

— Vous avez plutôt intérêt, capitaine. Nous partons demain, au lever du jour.

Yohan écarquilla ses yeux verts. Si vite ? Était-on vraiment à un jour près, après tout ce temps passé à regarder la planète mourir sans bouger le moindre petit doigt ? Gaël était-il à ce point inquiet pour son statut, pour mettre une pression aussi soudaine à ses troupes ? À moins que ce ne fût son désir de revanche, qu’il n’était plus en mesure de contenir.

De son côté, le soi-disant Empereur se frottait les mains : il venait de réussir à rallier ses hommes à lui par d’habiles phrases bien tournées. Il ne fallait pas laisser passer un jour de plus avant d’attaquer ces parias qui se cachaient quelque part dans son empire, car chaque heure offerte à ses détracteurs leur laissait le temps de semer la zizanie parmi ses troupes, au risque de gâcher l’opportunité de reprendre le contrôle absolu sur ses terres.

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