4.X // Toucher le fond

9 minutes de lecture

Les jours d’exploration des profondeurs s’enchaînèrent, chacun ressemblant fort au précédent. Tout le monde marchait des heures durant, souvent en silence, dans des tunnels plus ou moins laborieux à traverser, et on finissait par installer un camp dans une cavité plus large que les autres pour dévorer quelques fruits récoltés de-ci de-là sur des lierres souterrains, en sus des vivres classiques, avant de prendre un moment de repos bien mérité. Sans Anari, la notion de journée était vague, aussi s’était-on accordé à définir comme telle chaque période ponctuée par l’installation des tentes, elle-même motivée par la fatigue du groupe.

Malgré ce train-train plutôt ennuyeux, les membres de l’expédition se sentaient assez bien, le camaraderie s’étant installée au fil des jours, et nulle créature hostile n’étant venue entraver la progression du groupe.

Tout le monde, sauf un : Hugo, qui ne pouvait plus contenir toute la tension accumulée au fil du temps, se tourna vers le reste du groupe.

— Pourquoi est-ce qu’on s’emmerde avec ces conneries !? Ça fait quinze jours ! Quinze putains de jours qu’on erre dans ces grottes sans fin ! J’en peux plus ! J’veux revoir la lumière du jour, même si c’est sur une putain de désolation à perte de vue ! J’veux m’tirer d’ici ! J’veux…

Le milicien, poings et dents serrés, sanglotait à chaudes larmes. L’expédition lui semblait interminable, et elle avait eu raison de ses nerfs déjà fragiles. Sans doute était-il claustrophobe ; après tout, ses collègues semblaient plutôt bien tenir le coup. Mais lui, il en avait assez ! Plus qu’assez même. Depuis tout ce temps, n’auraient-ils pas dû atteindre leur objectif ? Et puis quel objectif, d’abord ? Le finil supposé les guider était incapable de leur dire s’ils étaient presque arrivés ou s’ils étaient encore loin ! En même temps, cette saleté d’oiseau-sorcier n’arrivait toujours pas à se représenter ce qu’était un kilomètre ou une heure ! Comment pouvait-on compter sur lui pour mener le groupe où que ce fût ? C’en était trop.

— Je remonte. Faites ce que vous voulez, mais c’est fini pour moi.

Gaël, qui n’avait presque rien dit depuis les quinze jours qu’ils arpentaient le réseau souterrain tant il obsédé par sa quête de l’immortalité, sortit d’un coup de son mutisme.

— Vous n’irez nulle part, soldat, déclara-t-il froidement en pointant son poignard sur le malheureux.

Yohan, sans hésiter, vint se placer à côté de son frère d’armes.

— Sauf votre respect, mon Roi…

— Je ne suis pas Roi ! vociféra le concerné.

— Peu importe pour cette fois ! En tous cas, il est inutile de menacer cet homme. Laissez-le aller, il ne nous sera d’aucune utilité en cas de combat, de toute façon. Vous voyez bien qu’il n’agit plus de manière rationnelle. Qu’il remonte à la surface.

— Soit, siffla Gaël en baissant son arme. Que ce pleutre aille où bon lui semble, je n’en ai cure.

— Merci, Votre Majesté, dit finalement Yohan tandis que son camarade tournait déjà les talons, prêt à s’enfuir.

Amputé d’un membre, le groupe se remit en marche, suivant les indications du finil. Même lui commençait à faire preuve de nervosité : les humains étaient bien trop lents à se déplacer ! Jamais il n’aurait imaginé qu’ils fissent si peu de distance en autant de temps. Comme il ne parvenait pas à donner une estimation précise du trajet restant jusqu’au Berceau, il se contentait d’approximations inutiles qui agaçaient de plus en plus les humains qu’il guidait.

Une paire d’heures plus tard, l’étroit tunnel dans lequel tous progressaient laborieusement – excepté l’esprit qui se téléportait pour chaque déplacement, aussi court fût-il – s’élargit et le groupe fit à nouveau face à une immense anfractuosité, comme celle dans laquelle ils avaient dormi la première nuit. Sauf qu’en lieu et place des cristaux lumineux qu’ils avaient collectés cette fois-là, ils découvrirent là une flore abondante, et probablement millénaire à en juger par l’immensité des arbres qui se perdaient dans l’obscurité dévorante des environs. D’étranges fougères rougeâtres ainsi que des champignons phosphorescents poussaient par grappes le long des troncs, dont ils ne distinguaient ni la base ni le sommet.

Stupéfaits, les compagnons, amis et ennemis, restèrent tous mutiques pendant plusieurs minutes à observer les alentours. Cette zone semblait préservée des warzeuls, à en juger par l’intégrité de la végétation. Pour quelle raison ? Était-ce… le Berceau ?

Le groupe s’était arrêté au bord d’une falaise, laquelle plongeait dans l’obscurité. De nombreuses lianes et racines couraient le long de celle-ci, et tous s’accordèrent sur le fait qu’il serait possible d’utiliser ces prises végétales pour s’enfoncer plus profondément dans la forêt souterraine, sauf peut-être pour Léon qui ne pourrait pas descendre en portant Cassandra.

— Est-ce par là ? demanda Edwige à son mystique partenaire.

Je… En toute rigueur, oui. Mais il y a… il y a quelque chose. Quelque chose qui m’empêche de voir par-delà les barrières physiques comme d’ordinaire. Je ne sais pas ce que c’est. Et je… Je ne peux pas m’y téléporter. Je ne sais pas pourquoi, non plus.

— Est-ce qu’on doit descendre quand même ? insista-t-elle.

Si vous voulez atteindre le Berceau… j’ai bien peur qu’il le faille.

Pour la première fois, Edwige considéra les termes « si vous voulez ». Cet endroit était terrifiant. Une sorte de forêt pétrifiée, presque minérale, baignant dans des ténèbres insondables. Les feuilles paraissaient grises, et ne prenaient une teinte verte que lorsqu’on en approchait un cristal, à moins que ce ne fût l’aura du finil qui leur conférait cette couleur. Des fleurs noires poussaient çà et là sur les parois minérales. La vie semblait bel et bien imprégner les lieux, mais malgré tout, cette forêt n’avait rien d’apaisant, au contraire même. Le gigantisme omniprésent donnait presque la migraine à Edwige, qui se sentait mal à l’aise rien qu’à observer l’étrange alignement des arbres qui se perdaient dans l’obscurité. Cet endroit était aussi mort que vivant ; une sorte de subtil mélange de nature et… de surnaturel.

— Je descends, murmura-t-elle fébrilement au bout d’un moment.

— Je te suis, ajouta Yohan du tac au tac.

— Qui d’autre ?

Tous hésitèrent. Gaël fut finalement le premier à s’avancer.

— Je viens aussi. Pas question de vous laisser accéder au Berceau avant moi.

Edwige hocha la tête. C’était mieux ainsi : elle n’avait pas l’intention de le perdre de vue.

— Capitaine, nommez deux hommes pour nous escorter, ajouta l’Empereur. Pas question de faire confiance à cette… sauvageonne, pour me protéger.

— Et tu as bien raison, asséna la concernée.

— Et vous… grogna Gaël.

Yohan désigna deux hommes parmi les cinq miliciens restants, comme demandé, et s’avança en premier. Il trouva sans peine de multiples prises naturelles pour assurer sa descente verticale. Edwige, quant à elle, se retourna vers ses deux amis avant d’entamer la descente.

— Dès qu’on trouve une zone plate, je vous fais signe, leur dit-elle. Nous ferons descendre ma mère à l’aide d’une des cordes.

Sybil et Léon hochèrent la tête en chœur, et Edwige emboîta le pas au capitaine de la milice. Son compagnon à plumes, ne sachant pas se téléporter, sauta dans le vide et utilisa ses ailes pour rester à proximité de son amie. Cela prit quelques minutes avant qu’ils n’atteignent une nouvelle dalle horizontale.

De combien de mètres s’étaient-ils enfoncés dans cette parodie lugubre de forêt ? Peut-être une cinquantaine. Une corde ne suffirait pas : il faudrait en nouer deux ensemble pour faire descendre Cassandra.

— Léon ! Sybil ! hurla Edwige. Nous sommes en bas, il faudrait que vous fassiez descendre ma mère ! Est-ce que vous m’entendez !?

Nulle réponse ne se fit entendre depuis la corniche d’où ils venaient de descendre.

Sans se décomposer, la jeune femme se tourna vers le finil :

— Penses-tu pouvoir remonter les informer ? Nous t’attendrons ici.

L’esprit hocha la tête sans un mot et se mit à battre des ailes. Il prit lentement de l’altitude et disparut dans les épaisses ténèbres qui étouffaient les lieux.

La suite, qui parut durer une éternité aux yeux d’Edwige, fut en réalité l’affaire de quelques secondes : l’un des miliciens désignés par Yohan émit un râle étouffé, et l’instant d’après, il était couché au sol, baignant dans son propre sang. Celui-ci paraissait noirâtre sous la pâle lueur du cristal lumineux qu’avait fait tomber le malheureux au moment de mourir. Le responsable de son décès foudroyant apparut alors devant Edwige, qui eut le réflexe de balayer l’air devant son visage à l’aide de sa lame. Grand bien lui en prit, car celle-ci rencontra une légère résistance, et la jeune femme remarqua qu’elle avait par chance coupé le bras de son agresseur, juste avant que ses griffes ne l’atteignissent au visage. Après avoir reculé d’un mètre, le warzeul tendit son bras amputé vers elle, comme s’il voulait la maudire, sans toutefois qu’un seul son ne sortît de sa gueule immonde. Edwige eut un haut-le-cœur en plongeant son regard dans le bras sectionné et vide de la créature, au point qu’elle se pétrifia une seconde. Cela fut une ouverture suffisante pour le monstre, qui amorça une autre frappe de sa patte intacte. Une nouvelle fois, l’attaque échoua et les griffes du warzeul s’arrêtèrent à quelques centimètres de son visage : Yohan venait de planter son épée à l’arrière du crâne de la bête, qui s’effondra sans un bruit. Seul un cri de terreur à retardement de la part d’Edwige vint briser le silence de mort de la scène qu’elle venait de vivre. Celui-ci fut rapidement suivi de paroles bafouillées et presque incompréhensibles, non loin d’elle :

— Arrière… chose ! Capitaine, je… Protégez-moi ! À l’aide !

Vif comme l’éclair, Yohan fit volte-face et constata avec effroi qu’un second warzeul était là, en pleine forme, face à Gaël. Non, pas un. Deux. Ou peut-être trois. Les créatures sortaient de l’obscurité sans faire le moindre bruit. S’étaient-elles téléportées, ou les ténèbres étaient-elles si épaisses que nul ne les avait vues approcher ?

Edwige attrapa le poignet du jeune capitaine.

— C’est une embuscade ! Faut qu’on remonte ! hurla-t-elle. Oublie ton devoir de soldat !

Avec une mine de dégoût, et jetant un dernier regard désolé vers son futur ex-Empereur et son compagnon d’armes terrorisé, Yohan emboîta le pas d’Edwige et se saisit d’une paire de lianes pour remonter la paroi. Sans avoir jamais fait d’escalade auparavant, il se hissa sans peine et à une vitesse incroyable. Ne disait-on pas que la peur donnait des ailes ? Il entendit un instant Gaël – probablement caché derrière son ultime bouclier humain – proférer moult injures à son encontre, le taxant de lâche qui l’avait abandonné aux griffes des… Puis, d’un coup, plus rien : rien d’autre que le silence glacial de la forêt de pierre.

En voyant que seuls Edwige et Yohan remontaient, Sybil, Léon, le finil et les trois miliciens restants comprirent immédiatement ce qui s’était passé en bas. S’échangeant des regards assurés, tous rebroussèrent chemin et coururent en direction de l’étroite galerie qui les avait menés vers cet enfer.

Mais ils n’étaient pas tirés d’affaire… Alertés, deux warzeuls sortis de nulle part s’étaient placés de façon à leur couper la retraite. Sybil, guidée par ses réflexes, dégaina son épée et pourfendit l’un des monstres d’une attaque peut-être encore plus rapide que celles dont ils étaient capables. Hélas, Léon ne put en faire autant, puisqu’il portait Cassandra, et l’adversaire face auquel il se retrouva désarmé n’eut aucune peine à lui faucher la tête de ses griffes puissantes, avant de s’effondrer lui-même sous la lame de l’un des miliciens au service de Yohan.

Le sang d’Edwige ne fit qu’un tour. Elle s’arrêta net, et s’agenouilla près de sa mère. Malheureusement, sa force physique n’avait rien en commun avec celle de Léon, et elle ne parvint pas à trouver rapidement une bonne posture pour soulever Cassandra avant que Sybil ne l’attrape sous l’épaule.

— On n’a plus le temps ! cria l’ex-milicienne en désignant de la pointe de son épée cinq warzeuls qui couraient à toute vitesse vers leur groupe.

Constatant qu’Edwige n’allait pas bouger, son amie albinos tira d’un coup sec sur son bras pour la relever, et la força à courir. S’ils ne pouvaient pas atteindre le Berceau à cause de ces monstres, Cassandra était condamnée de toute façon, et il était hors de question de perdre la fille en même temps que la mère.

Cet endroit n’était finalement pas préservé des warzeuls, bien au contraire : ils venaient de pénétrer dans leur garde-manger, s’attirant ainsi leur haine sans limite.

Annotations

Vous aimez lire Mickaël Dutfoy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0