5.IV // Coup de théâtre
Hugo posa le pied à terre. Ses bras lui faisaient atrocement mal : descendre agrippé à deux finils qui tentaient de freiner sa chute à la seule force de leurs ailes l’avait épuisé. Sans doute l’étaient-ils aussi, mais il s’en fichait bien ! Sous prétexte de le libérer de son couloir sans issue, ces deux volatiles avaient fait de lui leur prisonnier, et il perdait de plus en plus espoir quant au fait de revoir un jour la surface de Sagittari. Aussi désolée fût-elle, il aurait donné n’importe quoi pour fouler une dernière fois son sol poussiéreux, retrouver sa famille et revoir l’Anari irradier le monde de sa douce lumière. Et maintenant, comment pourrait-il se sortir de là ? Cet endroit était une vraie jungle ! Enfin, pas vraiment une jungle, plutôt une forêt d’un gigantisme étouffant, à laquelle il ne percevait aucune issue. Il n’arrivait même plus à distinguer les parois de la cavité, à cause de la brume. D’un autre côté, il ne pouvait plus trop faire la différence entre cet étrange endroit et une véritable forêt en plein air. C’était là une odieuse illusion, mais un doux mensonge pour ses yeux fatigués, d’autant plus que de tels endroits avaient cessé d’exister à la surface de la planète.
Les finils semblaient le guider vers une zone plus éclairée de la forêt souterraine. Ils marchaient, peut-être de façon à ce qu’Hugo pût les suivre, même si ce dernier doutait que ce fût par bienveillance de leur part. Le soldat lança un regard vers les baies qu’il avait repérées plus tôt, mais cette fois-ci, elles étaient trop hautes pour qu’il parvînt à attraper la moindre d’entre elles. En revanche, d’étranges fruits sphériques bleu ciel, de la taille d’un poing, poussaient dans les buissons çà et là. Leur couleur inquiéta Hugo, qui n’en avait jamais vu de tels : peut-être étaient-ils toxiques pour l’être humain. Soit il prolongerait son espérance de vie en dévorant l’un d’eux pour oublier la faim qui lui rongeait les entrailles, soit il mourrait un peu plus tôt que prévu… Pour ce que cela changeait ! Était-ce bien grave au final ? Après tout, il était prisonnier, alors la mort avait un petit goût de liberté à ses yeux.
Les finils ne prêtèrent même pas attention au milicien lorsqu’il s’arrêta pour cueillir l’un des étranges fruits, dans lequel il mordit avec appétit et sans hésitation. C’était… étrange. Étrange, mais bon. Bien trop sucré par contre ! Une simple bouchée avait suffi à écœurer Hugo. Il se motiva à continuer malgré tout, persuadé que tout ce sucre ferait du bien à son corps épuisé, et reprit sa marche en pressant le pas pour rattraper les finils.
Le trentenaire marqua un temps d’arrêt en découvrant, derrière un talus, une étrange sphère tourbillonnante de lumière verte. Qu’est-ce que cette… chose pouvait bien être ? Un autel qu’utilisaient les finils pour sacrifier leurs prisonniers ? La formation mystique était elle-même flanquée de quatre grossières colonnes de pierre blanche, ce qui trahissait son caractère rituel pour les esprits de la forêt. Mais Hugo pouvait-il fuir ce qui l’attendait ? Aucune chance. Il était tellement résigné qu’il finit par accepter le sort que lui réservaient les finils, et leur emboîta le pas malgré tout.
— Votre Grandeur… s’annonça l’un d’eux en s’approchant de l’amas de lumière.
— Nous t’écoutons, gardien.
Cette voix, si cristalline, qui résonnait dans l’esprit d’Hugo… émanait-elle réellement du tourbillon lumineux ? Comment une telle chose pouvait-elle parler ? Le soldat se pinça le dos de la main. Non, il était bel et bien éveillé ! Il ne parvenait tout de même pas à y croire.
— Cet humain s’est égaré non loin d’ici, nous avons jugé préférable de le guider vers vous plutôt que vers la surface.
— Que pouvait bien faire un humain si loin de chez lui ?
— Il vous cherchait.
— Quoi ? s’exclama le milicien terrorisé, qui venait de réaliser que son interlocuteur n’était autre que le fameux « Berceau ». Ce n’est pas vrai ! Des personnes qui vous cherchaient m’ont forcé à les accompagner, nuance !
— Qui l’a guidé ici ? demanda la voix qui n’avait visiblement pas relevé sa plaidoirie.
— L’humain a fait mention d’un finil guide. Il semblerait que l’Égaré soit finalement en vie.
— L’Égaré… Combien d’autres humains a-t-il conduit dans les entrailles de la planète ? demanda la voix d’un ton bien plus inquisiteur.
Un court moment de silence suivit. Hugo adressa un regard inquiet à ses deux « hôtes » à plumes. L’un d’entre eux le lui renvoya, puis ajouta à son attention :
— Alors ? Réponds, humain.
— Je… Une dizaine, bafouilla finalement Hugo.
— Et par où sont-ils allés, s’ils ne sont plus avec vous ?
— Je n’en sais rien ! Nous nous sommes séparés après deux semaines à errer dans ces tunnels sans fin ! Je voulais juste retourner à la surface, moi ! Je n’en avais rien à faire de leur…
— Votre Grandeur, le coupa l’un des deux esprits. Il se pourrait bien que ces humains se soient aventurés dans le Cercueil…
— Le « Cercueil » ? répéta Hugo en fronçant les sourcils.
— L’équivalent de cet endroit, mais pour les malades. Le Cercueil était autrefois une luxuriante forêt souterraine comme celle-ci, pile sous votre cité. Mais c’est précisément là que se déversaient vos déchets toxiques qui ont contaminé nos frères et les ont transformés en ces monstres sauvages.
— Hé ! Vous voulez parler du gluant, c’est ça ? Mais non, il était envoyé vers le centre de la planète pour s’y désintégrer !
— Je crois qu’il s’agit là de ce que les vôtres appellent un « mensonge », humain.
Hugo resta sans voix. Il n’en revenait pas. Ainsi, on avait fait croire, pendant des décennies, avoir conçu une source d’énergie révolutionnaire, la biosynthèse, riche d’une gestion exemplaire de ses rejets, mais il n’en était rien ! Les tunnels allant soi-disant jusqu’au centre de la planète s’arrêtaient en réalité moins d’une cinquantaine de kilomètres sous la surface. Bien évidemment ! Comment avait-on pu croire en une telle réalisation ? Une fois encore, l’humanité avait pollué son environnement, mais cette fois dans le plus grand des secrets… et les conséquences étaient un désastre sans précédent. C’était la deuxième planète que des humains anéantissaient par leur insouciance, mais en le cachant carrément à leurs semblables, cette fois-ci !
— Votre Grandeur, si les humains ont vraiment atteint le Cercueil et se sont attiré la colère de ceux qui y dormaient, alors… il est possible qu’il ne nous reste que très peu de temps.
— Hormis l’Égaré, tous les finils sont ici. Nous ne pouvons pas faire mieux. Il faut désormais que nous nous préparions au pire.
Hugo, abasourdi, resta un moment le regard vide, sans même percevoir les paroles que s’échangeaient télépathiquement les finils et le Berceau. Lui était de ceux qui croyaient dur comme fer à la société initialement fondée sur Sagittari, qui paraissait encore en pleine forme neuf ans plus tôt. Il avait été trahi ! Trahi, comme tous les autres Sagittariens, par quelques personnes qui avaient tiré les ficelles de tout cela. Quelques ? Non, une seule : Gaël ! Et son père alors, lui qui avait inventé la biosynthèse et que tout le monde avait érigé en héros ? Rien de plus qu’un autre menteur, qui avait trompé la confiance que tous lui portaient !
Et que dire de ces volatiles, là, de ces… finils ? Des victimes collatérales, rien d’autre. Ces pauvres êtres paisibles, seuls voisins des hommes sur Sagittari, avaient juste fait les frais de leur folie. Leur méfiance était tout à fait compréhensible, d’un seul coup ! Après avoir tué des milliers d’espèces sur Terre, l’humanité avait réussi à abandonner sa propre scène de massacre pour répandre la destruction ailleurs. Hugo en avait la nausée. Il aurait tant voulu pouvoir réparer les erreurs des siens. Mais qui était-il, lui ? Un pauvre soldat sans importance, un pion dont les autres n’avaient jamais retenu le nom.
Il était sans doute trop tard pour sauver quoi que ce fût, mais pas pour rendre un minimum d’honneur à la race humaine, plus que jamais proche de l’extinction. Alors Hugo posa un genou à terre, baissa la tête et posa sa main sur la poignée de son épée.
— Même si cela ne changera peut-être rien, sachez que… Sachez que ma lame est vôtre dans le combat à venir, bredouilla-t-il enfin. Il y a quatre ans, lorsque les warzeuls ont attaqué notre ville, je me suis barricadé chez moi au lieu de prendre les armes, mais aujourd’hui… Aujourd’hui, je les combattrai à vos côtés. C’est tout ce que je peux faire pour laver mon honneur, et peut-être celui de mon espèce toute entière. Peut-être ne tuerai-je pas même un seul de ces monstres avant de mourir sous leurs griffes, mais je ne fuirai pas. Vous pouvez compter sur moi.
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