5.VII // Chacun sa route
« Tout est de ta faute, Edwige ! » se répéta-t-elle. « C’est toi qui as souhaité que cette société s’effondre ! »
— Tu as dit quelque chose ?
— Hein ? Non, ce n’est rien, éluda la jeune femme en faisant tourner l’une de ses tresses autour de son index.
— Si tu le dis… Bon, je sais que vous n’avez certainement pas de nouvelles réponses à m’apporter, mais que faisons-nous maintenant ? demanda Yohan en se relevant.
Le jeune capitaine refusait catégoriquement de rester assis là, à ne faire que se morfondre jusqu’à ce que la mort daignât venir le chercher. De son côté, Edwige ne voyait au contraire plus vraiment d’intérêt à s’épuiser. À quoi bon ? Pour tenter de conjurer le funeste sort qui les attendait ? C’était peine perdue, et tous en étaient conscients.
— Rien, finit-elle par répondre froidement.
— Désolé, mais je ne vais pas rester là bras croisés ! cria Yohan, agacé. Et toi Sybil, tu en penses quoi ?
— Je… Je ne sais pas, bafouilla l’intéressée. Je n’ai pas trop envie de rester sans rien faire non plus… Même si nous sommes condamnés, je préfère me battre jusqu’au dernier souffle.
— Alors allons ensemble à Antelma, peut-être y trouverons-nous quelque chose.
— C’est d’accord, acquiesça Sybil. Edwige, tu viens avec nous ?
— Non.
— Allez, ça ne sert à rien de rester ici, tu le sais bien.
— Parce que tu crois que ça sert à quelque chose d’aller à Antelma !? s’écria la jeune femme.
Sybil ne trouva rien à répondre. Sans doute n’y avait-il aucun salut là-bas, mais elle refusait de cesser d’y croire. Ou plutôt, elle refusait d’abandonner. Elle avait toujours été comme ça : optimiste, combative, envers et contre tout. Un instant, elle se demanda comment elle avait pu se sentir si proche d’Edwige, alors qu’elles avaient finalement si peu en commun. Son fatalisme exacerbé l’écœurait au plus haut point. Qu’était donc devenue l’adolescente déterminée, celle qui n’abandonnait jamais ?
— Très bien, nous irons sans toi, Edwige, siffla Sybil d’un ton méprisant.
L’intéressée, les yeux rivés sur les vestiges de son feu de camp, ne répondit rien. Elle n’adressa pas le moindre regard à ses deux compagnons, qui finirent par tourner les talons pour quitter la grotte.
— Pourquoi n’es-tu pas allée avec eux ?
— Il y a neuf ans, je n’avais déjà pas grand espoir en ce monde, alors aujourd’hui… Je n’ai jamais vraiment attendu quoi que ce soit de la part de la vie. D’ailleurs, j’ai bien fait de ne pas lui faire confiance : elle m’a tout pris. Mes amis… Ma mère…
Edwige s’interrompit et se mit à sangloter. Son ami finil, incapable de trouver les mots justes pour réagir, resta de marbre à ses côtés. Bien des émotions humaines étaient trop complexes pour qu’il parvînt à les comprendre. La mère d’Edwige ? Lui n’en avait jamais eu, et le concept même de famille n’avait aucun sens à ses yeux. Ses amis ? De son côté, il n’avait que des « semblables », et n’était même plus le bienvenu parmi eux. La notion de chagrin lui échappait aussi, même s’il se sentait plus sensible à bien des choses depuis sa déconnexion du Berceau.
La jeune femme attrapa alors son épée posée par terre, et en plaça la lame contre les veines de son poignet gauche. Tremblante, elle hésita plusieurs secondes, sous le regard mortifié de son dernier compagnon. D’un coup, ce qu’il ressentit vint contredire les pensées qui l’avaient traversé une minute auparavant : cette fois-ci, il était inquiet. Peut-être même terrorisé. Et si Edwige continuait dans cette direction, il serait triste, ou plutôt dévasté. Toutes ces émotions créaient une véritable tornade dans son esprit, si bien qu’il se sentit une nouvelle fois incapable de trouver de mots convenables, mais pour une raison diamétralement opposée à la précédente.
— Non, ça ne se terminera pas de cette manière, se ravisa-t-elle en écartant son arme. Ça ne correspond pas.
— Que veux-tu dire ?
— Ce cauchemar, il y a neuf ans. Il ressemblait tellement à ce que le monde est devenu depuis.
— Tu veux dire que tu as… prédit ce qui allait se passer, d’une certaine façon ?
— Pas consciemment en tous cas. Mais peut-être que mon inconscient savait, oui. Peut-être est-ce pour cette raison que je n’ai jamais réussi à croire en ce monde.
— Tu te souviens mieux de ce cauchemar, désormais ?
— Pas totalement, mais… oui, mieux. Je crois que mon compagnon, c’était toi.
— Et que faisions-nous ? Nous étions face à une sorte de gouffre sans fond, tu m’as dit ?
— Oui, c’est bien ça. Je… Attends. Les choses ne peuvent pas finir comme ça. On doit trouver ce gouffre. Si ce cauchemar était en fait une vision, c’est ainsi que ça doit se passer. Je ne sais pas pourquoi, et je ne vois pas ce que ça changera, mais il le faut.
Edwige se releva d’un coup sec et rengaina son arme. Alors, elle fixa l’entrée de la caverne avec détermination, puis se mit en marche. Son compagnon, sans un mot de plus, lui emboîta le pas.
Ensemble, ils marchèrent un long moment dans le silence le plus total. Edwige ne cessait de scruter l’horizon pourtant monotone, dans l’espoir de retrouver le paysage qu’elle avait vu en rêve. Mais où qu’elle allât, elle ne parvint pas à trouver un gouffre aussi monstrueux, béant et effrayant que celui de ses souvenirs.
Son regard s’arrêta un instant en direction du petit village encore visible dans le lointain, sur la ligne d’horizon dénudée, et elle soupira en repensant à tous les efforts qu’elle y avait investis. Tout cela en vain, vu ce qu’il était devenu. L’immense brasier était visible d’ici, et elle eut un frisson en imaginant le nombre de corps humains qui devaient être en train d’y griller pour satisfaire la faim des cannibales.
Fronçant les sourcils, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait plus d’un grand feu de camp au centre du hameau, mais… que le hameau s’était lui-même transformé en feu de camp ! Oui, toutes les maisons brûlaient. Était-ce la folie dont ces hommes étaient victimes, qui les avait amenés à se battre entre eux jusqu’à incendier leur dernier refuge ? Ou bien, l’humanité étant revenue avant l’âge du feu, avaient-ils perdu le contrôle du brasier ? À cause du vent, peut-être ? Peu importaient les causes, toutefois les conséquences étaient claires : cet endroit et sa sinistre population anthropophage étaient condamnés.
À côté des quelques habitations en proie aux flammes, il ne restait du lac plus qu’un vaste cratère aride : l’eau s’était probablement échappée dans les fissures du sol au fil du temps. En parlant d’eau… Edwige enrageait à propos de la pluie qui ne cessait de tomber depuis des heures. Pas tant à cause de ses cheveux dégoulinants, mais juste… car cela n’allait pas. Elle réalisa pourquoi d’un seul coup : sa vision ! Dans celle-ci, il faisait nuit. Une nuit bardée d’une myriade d’étoiles, qui à elles seules éclairaient le paysage dévasté. Une nuit sèche et glaciale. Elle ne trouverait pas ce gouffre tant que ces conditions-là ne seraient pas réunies.
Elle passa ainsi un long moment à errer parmi les derniers troncs rachitiques, à enjamber de fines crevasses, à peiner dans la cendre humidifiée par la pluie, toujours talonnée par son compagnon silencieux. Minute après minute, les nuages se craquelaient pour laisser apparaître des éclaircies. Heure après heure, l’Anari poursuivait sa descente vers l’horizon.
Lorsque l’astre diurne disparut finalement, la pluie avait cessé, et l’épais voile nuageux s’était entièrement dissipé. Edwige s’arrêta un instant et prit une longue inspiration. Elle était fourbue, à force de marcher. La tombée progressive de la nuit avait toutefois permis à sa vue de s’adapter petit à petit à l’obscurité. À moins que ce ne fussent les étoiles, inhabituellement brillantes ? Elle scruta l’horizon et son esprit rappela à elle sa vision d’il y avait neuf ans, en superposant les images de celle-ci et de la réalité : elle y était. Le gouffre était là, juste devant elle.
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