Chapitre 3 : Murmures

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« Parce que tu as gardé ma parole sur la patience, moi aussi je te garderai de l'heure de l'épreuve qui va venir sur le monde entier, pour éprouver les habitants de la Terre. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 3, 11)

Enfin samedi. La mère d'Alice était tellement enthousiaste qu'elle avait tout préparé pour leur promenade : carte, pique-nique, vêtements chauds, thermos de thé, biscuits... Il faut dire qu'Alice n'aimait pas du tout se promener. N'importe qui pouvait remarquer son physique loin d'être sportif : elle était plutôt maigre et sa peau était pâle comme l'albâtre, indice évident de son peu d'exposition au soleil.

Son manque de motivation déprimait souvent sa mère. Et pour cause : dans un milieu naturel aussi magnifique qu'en Haute-Savoie, elle ne parvenait pas à comprendre que sa fille tienne à rester cloîtrée à l'intérieur en permanence. Pourtant, elle savait qu'Alice passait beaucoup de temps à admirer les montagnes, mais il n'était simplement pas question pour elle de les gravir. Et puis, avec la disparition du père, les sorties en famille étaient devenues encore plus rares. C'était d'ailleurs la première fois qu'elles allaient se promener depuis ce jour funeste.

Il y avait une heure de route pour atteindre le lac d'Emosson depuis Sallanches. Alice ne parlait pas pendant les trajets, mais elle ne manquait pas de savourer les paysages qui défilaient devant ses yeux. Elle aurait préféré que toutes les promenades se fassent en voiture : c'était tellement plus agréable de sentir la caresse du soleil derrière les vitres que de marcher péniblement dans le froid. À l'automne, l'ambiance était magnifique, en particulier autour de Vallorcine où les mélèzes orangés donnaient l'impression que toute la montagne était en feu. Alice se demanda ce qu'il resterait de tout cela une fois les dragons réveillés. Allaient-ils embraser la montagne de leur souffle destructeur ? La montagne brûlerait-elle réellement après cela ? Ne resterait-il que des cendres ? Alice voulait des couleurs : elle ne supporta pas l'idée que tout ce magnifique paysage puisse un jour se transformer en désolation brûlée et aride. Peut-être fallait-il cesser d'espérer la venue des dragons.

Et puis non. Elle voulait les voir. Elle voulait écouter ce qu'ils auraient à dire aux humains. Elle voulait être leur émissaire, leur interprète. Elle savait qu'il serait possible de dialoguer avec eux et de vivre en harmonie. Mais une nouvelle inquiétude lui vint : vivrait-elle assez longtemps pour assister à leur éveil ? Et s'ils ne sortaient que dans plusieurs siècles ? Il fallait vraiment que les prochains étés soient très chauds et que les glaciers finissent de fondre rapidement. Fichus glaciers.

— Parfois, je me demande tout ce à quoi tu peux rêvasser. Tu aurais de quoi écrire une véritable encyclopédie avec tes pensées !

Elle n'aimait pas que sa mère l'interrompe pendant qu'elle était en train de songer. Cela cassait sa réflexion et elle se sentait obligée de recommencer tout au début, comme lorsqu'on lit un livre et qu'on doit reprendre un paragraphe entier après avoir été dérangé.

Elle ne lui répondit pas, mais s'amusa un instant de cette histoire d'encyclopédie. Une encyclopédie sur les dragons ! Encyclopedia Draconis. Ça sonnait terriblement bien. C'est ainsi qu'elle appellerait son journal intime, une fois qu'elle aurait de quoi l'étoffer suffisamment. Il deviendrait alors un ouvrage de référence sur la culture draconique. Tout le monde le lirait pour comprendre l'apparition insoupçonnée de ces nouveaux seigneurs célestes. Elle donnerait des conférences dans le monde entier, parcourant le globe à dos de dragon.

Soudain, le moteur s'arrêta, et les pensées d'Alice furent brutalement interrompues.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d'un ton légèrement paniqué.

— Hé bien, nous sommes simplement arrivées... rien de très surprenant ! s'amusa sa mère.

— Ah... Tu aurais pu me prévenir, quand même.

— Je te l'ai dit, justement... répondit l'adulte d'un ton quelque peu désespéré.

Alice ne sut quoi dire. Elle était sans doute perchée sur un nuage un peu trop élevé pour continuer à entendre ce qui disait sur Terre. Ce n'était pas grave, il était désormais temps de se mettre en marche pour aller étudier les empreintes de dragons.

La fille et la mère s'extirpèrent de la voiture et prirent leurs affaires. Alice se couvrit d'une petite veste polaire tout en grelottant. Il faisait particulièrement frais à 1900 mètres d'altitude en cette saison. Elle ne savait plus si elle avait vraiment le courage d'aller marcher dans ces conditions. Tant pis pour les traces de dragon, peut-être. Rester à rêvasser près du poêle à bois paraissait soudain être une bien meilleure option que cette galère.

— On peut rentrer ? Il fait froid, bougonna-t-elle.

— Tu plaisantes, j'espère ? On vient de faire une heure de route ! Allons plutôt voir ces traces de dinosaures !

Soit. Ce n'était pas comme si elle pouvait prendre la voiture et rentrer à la maison d'elle-même, de toute façon. Elle n'avait donc plus le choix, il fallait marcher. Elle enfila ses mains dans ses poches et commença à suivre sa mère d'un pas mollasson.

Le paysage autour était resplendissant. Certes, le sentier était plutôt boueux et déplaisant, mais les sommets, autour des 3000 mètres d'altitude pour certains, étaient déjà bien blancs. Ils formaient un magnifique contraste avec les dernières couleurs d'automne du mois de novembre, et le bleu turquoise hypnotique du vaste lac glaciaire. Sous la neige, on distinguait encore beaucoup de roche, l'épaisseur du manteau blanc étant négligeable à ce stade de l'année. L'une des arêtes rocheuses, d'une régularité bluffante, ressortait ainsi de la neige et... ressemblait à s'y méprendre à une crête dorsale de dragon ! Et s'il y avait vraiment un dragon qui dormait ici ? Alice s'arrêta un instant pour mieux fixer l'étrange formation géologique. Et si...

— Tu avances, oui ?

— Oui, pardon maman, j'arrive...

La marche était fatigante. En fait, cela grimpait. Cela grimpait beaucoup trop. Le sentier traversait des alpages, puis des pierriers. À chaque crête atteinte, lorsqu'on pensait être arrivé, il y avait une nouvelle ligne d'horizon à atteindre. Quand verraient-elles enfin les traces de dragon ? Il y avait des panneaux, régulièrement. Un peu mensongers puisqu'ils indiquaient les « traces de dinosaures ». Alice doutait de l'existence des dinosaures. Elle ne savait pas trop pourquoi, peut-être juste par esprit de contradiction. Elle avait décidé que les dragons existaient, et que les dinosaures étaient un mythe. Bien fait pour tous ceux qui pensaient le contraire.

Lorsqu'elles atteignirent enfin les traces de dinosaures, après moult pauses et un pique-nique qui sembla durer une éternité aux yeux de sa mère, Alice fit une mine dépitée, accentuant encore l'impression de fatigue qui s'en dégageait. Tout ça pour ça ? Il y avait juste quelques trous dans la roche. Ils n'étaient même pas si grands que ça. Une patte de dragon faisait... au moins cinq mètres de large ! Et là, c'était minuscule.

— C'est pourri.

— Quoi ? Tu plaisantes, j'espère ! C'est magnifique ! Ce sont des traces d'archosaures, les ancêtres des dinosaures et crocodiles, rétorqua sa mère d'un ton faussement convaincu.

Crocodiles ? Ces machins nuls et complètement plats, sans ailes, qui ne crachaient pas de feu ? À coup sûr, les dragons n'en feraient qu'une bouchée. Ce serait comme lorsque nous autres humains mangions des biscuits apéritifs. Alice fut amusée par cette idée, au point qu'elle esquissa un léger sourire.

— C'était pas très gros alors, un archotruc. Les trous sont minus.

La mère soupira. Au moins était-elle sortie prendre un peu l'air avec sa fille. C'était bien l'essentiel.

— On rentre ? renchérit Alice d'un ton impatient.

Nouveau soupir. Mais les journées étaient courtes et elles avaient déjà été particulièrement lentes à monter, sa fille n'avait donc pas tort cette fois. C'est ainsi que la mère prit le chemin du retour, l'adolescente lui emboîtant le pas.

Pendant la descente, Alice fixa à nouveau la crête dorsale du dragon, du moins ce qu'elle voyait comme telle. Elle s'arrêta net en entendant murmurer dans sa tête.

Petite... humaine...

La voix était lente, caverneuse. Un dragon lui parlait par télépathie, c'était clair ! Elle était leur élue ! Il fallait qu'elle lui réponde, mais pas question d'alerter sa mère. Si le dragon pouvait parler dans ses pensées, alors elle pourrait sans doute lui répondre de la même manière.

Je... Que puis-je pour vous ? pensa-t-elle, sans vraiment parvenir à trouver des mots pertinents.

Toi qui nous guette... Entends notre appel... Sous la glace, nous sommes... enfermés. Les mages d'antan... nous ont piégés. Aide... nous.

Comment puis-je vous aider ? Que dois-je faire ? Guidez-moi ! insista-t-elle dans sa tête.

Elle garda le regard fixé vers l'arête rocheuse, imperturbable. Mais ses pensées furent soudain interrompues par une main attrapant la sienne.

— Tu vas pas rester là toute la nuit, si ? Ho hé, Alice, il faut rentrer !

Encore sa mère. Elle était bien gentille, mais elle venait de parasiter une conversation qui devait marquer le plus grand tournant de l'histoire de l'humanité. Alice se remit à marcher, sans regarder devant elle, mais plutôt vers l'être majestueux emprisonné sous la glace. Il y avait bien un petit glacier sous cette arête, le glacier de la Finive. Aujourd'hui, il n'en restait presque rien. Et si... et s'il y avait là le premier dragon en mesure de se libérer de son emprise ? Elle tenta d'entrer une nouvelle fois en contact avec lui, tout en marchant de manière plutôt aléatoire. « Je suis là, dites-moi ce que vous voulez ! » pensa-t-elle à plusieurs reprises. Mais aucune réponse ne vint traverser son esprit comme auparavant. Rien d'autre que le silence glacial de la montagne à l'approche de la nuit.

Avait-elle encore rêvé ? Un dragon lui avait-il vraiment adressé la parole ? Elle était persuadée que oui. Mais comment relancer la conversation ? Quelles que fussent ses pensées et ses tentatives, elle n'entendit rien en retour.

Dans un éclair de lucidité, elle commença à se demander si elle devenait folle. Cela l'inquiéta vivement. Si tel était le cas, elle n'aurait aucune chance de pouvoir aider les dragons à retrouver leur souveraineté. Personne ne la croirait, et elle serait incapable de rédiger son encyclopédie. Les photos ! Elle n'avait pris aucune photo. Elle s'empressa de sortir son téléphone pour photographier l'impressionnante arête aux formes si acérées. Elle avait oublié de photographier les traces aussi. Tant pis, elles étaient trop petites pour être d'authentiques traces de dragons, de toute façon. Et les archomachins qu'avait évoqués sa mère n'avaient aucun rôle majeur à jouer dans l'avènement draconique.

Arrivée à la voiture, la mère d'Alice eut un soupir de soulagement en constatant qu'il y avait encore un peu de lumière malgré la tombée de la nuit qui se faisait de plus en plus oppressante. Elle avait clairement surestimé le rythme de marche de sa fille et s'en voulait. Peu importait : elles avaient pu faire leur promenade et rentrer avant que la situation ne dégénère, sans rencontrer d'animal sauvage et dangereux, car c'était là la principale hantise de la mère lors des sorties en montagne. À moins qu'Alice ne considère comme un animal sauvage et dangereux le dragon qu'elle était convaincue d'avoir vu et entendu...

Toute préoccupée qu'elle fût, elle ne toucha pas un mot de tout cela à sa mère, qui l'aurait envoyée consulter un psychologue sans tarder. Elle n'avait pas le temps de parler à des êtres aussi insignifiants que les psychologues. Pour faire simple, elle ne décrocha pas un mot de tout le trajet retour. C'était plus sûr. Sa mère bougonnait de temps en temps, dans une vaine tentative d'engager la conversation. Alice y resta parfaitement hermétique. Pas volontairement, à vrai dire, mais elle n'entendait tout simplement rien, toute perdue qu'elle était dans ses traditionnelles rêveries.

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