Chapitre 7 : Espoir

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« Les écrits de jadis sur les dragons furent massivement rejetés, et pour cause ; ils semblaient proposer une vision alternative de l'Apocalypse, que l'Église a identifiée comme hérétique. Nul n'avait vraiment pris le temps d'observer que ces visions étaient finalement très proches l'une de l'autre. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, II)

Alice poussa vivement la porte vitrée et courut vers le rayon des mythes et légendes, laissant sa mère perplexe loin derrière elle. La médiathèque était déserte. Il faut dire que les gens avaient sans doute d'autres préoccupations que la lecture, aujourd'hui. Des préoccupations plus écailleuses, ailées, et monstrueuses. Seule Alice était convaincue que les clés du combat à venir se trouvaient dans les livres.

Elle mit un moment à remettre la main sur le petit ouvrage dans lequel elle avait pu trouver une référence à un dragon. Puis, une fois ce dernier enfin sous ses yeux, elle le feuilleta à la hâte jusqu'à retrouver la page qui l'intéressait. Elle entreprit alors de lire un peu mieux le court texte qu'elle avait survolé la première fois, mais ne releva rien de pertinent. Seules les références de l'auteur pourraient à nouveau lui servir.

— Jean Eudes d'Entremont, ordre monastique de la Chartreuse, an de grâce 1354... C'est qui lui ? grommela-t-elle.

Ignorant sa mère qui l'avait rejointe, elle fonça vers l'accueil. L'une des bibliothécaires était restée fidèle au poste malgré les turbulences à l'extérieur. À vrai dire, elle n'avait pas la clé du bâtiment et il était hors de question qu'elle l'abandonne à n'importe quelle bande de voyous qui aurait pu profiter du chaos régnant en ville. Elle ne sut pas vraiment cacher sa surprise en voyant Alice courir entre les étals de livres : quelle mouche avait bien pu piquer cette petite adolescente pour qu'elle vienne passer du temps à lire en de pareilles circonstances ?

— Est-ce que vous avez des livres de Jean Eudes machin... d'Entremont ! Jean Eudes d'Entremont. Vous en avez ? lança-t-elle en criant à moitié.

La bibliothécaire n'avait jamais entendu ce nom. Il ne s'agissait sans doute que d'un ermite au niveau littéraire médiocre, mais qui s'ennuyait tant qu'il ne trouvait rien de mieux à faire que d'écrire des inepties tout au long de sa morne vie monacale. Elle prit malgré tout le temps d'entrer le nom donné par Alice dans son moteur de recherche, sans grande conviction.

— Rien... je suis désolée, répondit-elle d'une voix douce.

Alice tapa du poing sur le comptoir.

— Et n'importe qui d'autre de l'ordre de la Chartreuse ?

— Pas plus de succès, rétorqua la bibliothécaire après une rapide recherche, d'un ton encore plus gêné que la fois précédente.

Pourquoi est-ce qu'une adolescente s'intéressait à un ordre monacal ? Cela lui échappait complètement. Mais le temps qu'elle trouve quoi dire de plus, Alice s'était volatilisée.

— Faut qu'on trouve d'autres textes de ce bonhomme, Jean Eudes. Il savait qu'un dragon dormait sous la montagne ! Il le savait et savait sans doute pourquoi il était enfermé là ! Si on l'apprend nous aussi... on saura peut-être piéger ceux-là ! Maman, tu dois m'aider à trouver une solution !

Sa mère resta bouche bée un instant. C'était trop d'informations en trop peu de temps. Elle prit un moment pour s'asseoir, en se tenant la tête entre les mains.

— Pourquoi toi, Alice ? Pourquoi est-ce que ce serait toi qui devrais faire tout cela ?

— Parce que j'étais la seule à savoir qu'ils viendraient, répondit l'intéressée d'un ton convaincu.

Elle venait de marquer un point. En effet, sa fille avait eu une longueur d'avance sur tout le monde, pour le coup. Maintenant, elle devait l'aider à conserver cette avance.

— Très bien. De toute façon, je suppose que les dragons sont notre préoccupation numéro un, maintenant... Ordre monacal de la Chartreuse, tu dis ? Si on veut trouver quelque chose, j'imagine que le premier lieu à visiter est leur monastère, qui doit être dans le massif du même nom... et donc, pas si loin que ça d'ici. Tout près de Grenoble, en fait.

Tiens donc, un homme en mesure de parler de dragons, et il s'agissait d'un ermite ayant élu domicile... en montagne. Cela n'avait rien d'une coïncidence dans l'esprit d'Alice. Et tandis que sa mère démarrait la voiture pour faire route vers la Chartreuse, la fille faisait quelques recherches sur son téléphone. Le monastère était perché à presque 1000 mètres d'altitude, surplombé d'un sommet dépassant les 2000. Ledit sommet – le Grand Som – était réputé pour les nombreux gouffres qui l'entouraient : des fissures plongeant de plusieurs centaines de mètres dans les entrailles de la planète. Qu'est-ce qui avait bien pu craqueler la Terre à ce point en cet endroit précis ?

Elles arrivèrent sur les lieux en milieu d'après-midi, et le soleil généreux éclairait encore bien la face Ouest du Grand Som. Alice le fixa un instant. Cette montagne qu'elle n'avait jamais vu auparavant lui semblait si familière... Pour quelle raison, au juste ? Elle eut beau chercher, elle ne trouva aucune explication valable. Peut-être que les barres rocheuses sous le sommet ressemblaient à celles sous le désert de Platé, qu'elle admirait quotidiennement. Sans doute était-ce simplement ça...

— Maman, ce n'est pas le monastère, ça, c'est le musée... fit-elle remarquer d'un ton enfantin.

— On va commencer par là, Alice. Impossible d'aller plus loin en voiture, de toute façon...

C'est vrai, la route s'arrêtait là, et le monastère n'était pas ouvert au public. Soit-disant pour le respect de la vie monacale. Ou parce qu'ils avaient quelque chose à y cacher ? Alice jeta un œil en direction du bâtiment interdit. Il était à peine plus haut, et si facile d'accès juste en grimpant la petite pente d'herbe. Elle grommela à l'idée de ne pas pouvoir enquêter là-bas. Et si...

— Tu arrives, oui ? C'est toi qui a voulu venir ici ! cria sa mère qui avait déjà pris une longueur d'avance.

Alice avança en direction du musée. Après tout, il y aurait peut-être les réponses à ses questions là-dedans... Elle qui détestait les musées, elle allait entrer là de son plein gré. Quelle ironie ! Le pouvoir des dragons devait vraiment être immense pour avoir rendu possible une situation aussi inattendue.

Ensemble, mère et fille regardèrent soigneusement chaque représentation, chaque livre, chaque objet... Bien entendu, rien ne portait le nom de Jean Eudes d'Entremont, ni ne faisait référence aux dragons.

— C'est nul ! On s'en fout de savoir qu'ils passaient leurs journées à zoner et à prier comme des idiots ! Y'a rien d'utile dans ce musée ! C'est pas...

— Alice ! cria sa mère. Ça ne va pas non ? Tu me fous la honte !

L'adolescente jeta un œil aux alentours. Effectivement, les quelques personnes qui visitaient avaient les regards rivés sur elle et sa mère. Pour le mode détective, c'était raté.

— Sortons, ajouta la mère d'un ton ferme.

Alice lui emboîta le pas. De toute façon, il n'y avait rien d'utile ici. Cette fois-ci c'était clair : les musées, ça ne servait franchement à rien.

— Il faut aller dans le monastère.

— Tu as perdu la tête, s ? Il faut rentrer chez nous, voilà tout.

Alice replia le bras, pour empêcher sa mère de lui prendre la main. Il était hors de question de rentrer bredouille.

— C'est ça ton plan ? Rentrer à Sallanches et attendre de se faire rôtir par les dragons comme de stupides poulets dans un four ? Nul ! ponctua-t-elle sèchement.

La mère ne sut quoi dire. Dans cette situation que personne n'avait anticipé, prendre une décision rationnelle lui était impossible. C'était soit devenir hors-la-loi en entrant par effraction dans ces bâtiments, soit rester bras croisés sans aucune nouvelle piste jusqu'à ce que les dragons noient les villes sous leur souffle destructeur. Et fuir ? Fuir loin d'ici et oublier tout cela ? L'idée était séduisante, mais jusqu'où faudrait-il aller pour échapper aux monstres volants ?

Il fallait se rendre à l'évidence : faire des milliers de kilomètres pour une fuite dont on ne pouvait pas évaluer les chances de réussite était idiot, alors que la solution se trouvait peut-être juste là, à quelques centaines de mètres... Il fallait s'y faire, les lois et les interdits n'auraient de toute façon plus aucun sens une fois le monde dévoré par les flammes.

— C'est d'accord, on va rentrer là-dedans. Mais on va attendre la nuit. Et prendre une pause dîner bien méritée le temps que le soleil se couche.

Alice ne répondit rien, mais adressa un sourire sincère à sa mère. Elles étaient enfin sur la même longueur d'onde. Peut-être pour la première fois en douze ans.

— Check, fit-elle finalement en tendant le poing vers sa mère.

Cette dernière tapa doucement du poing sur celui de sa fille. Ainsi, c'était décidé, elles allaient s'introduire dans ce bâtiment interdit. Elles espéraient juste ne pas s'y faire surprendre, et ne pas en sortir bredouilles comme du musée.

Un court moment de route avait suffi pour rejoindre le village le plus proche. Sur place, elles trouvèrent aisément une petite brasserie pour se sustenter et partagèrent ce moment sans se presser. Un moment d'autant plus précieux qu'il était rare, leur dernière sortie ensemble remontant à une certaine marche sur des traces de dinosaures... Elles parvinrent même à apprécier chaque bouchée des plats délicatement insipides que leur avait servi le chef grognon. C'était comme si ce dernier espérait n'avoir aucun client, juste pour ne pas être forcé de travailler. Or, la venue d'Alice et de sa mère avait contrarié ses plans de fainéant, mettant à mal son humeur déjà douteuse.

Les dragons allaient peut-être détruire l'humanité, mais en attendant, ils avaient réconcilié une mère et sa fille. Alice repensa un instant à ce qu'avait écrit Jean Eudes d'Entremont : « Une chose est sûre : ce jour-là, ce sera la fin du monde que nous connaissons, et le début d'un nouveau. » Et si cette réconciliation faisait partie de ce renouveau ? Les flammes sont aussi destructrices que réparatrices ; après tout, ne cautérisait-on pas des plaies par brûlure ? Le phénix ne renaissait-il pas par le feu ? Les dragons voulaient-ils vraiment détruire, ou simplement transformer ?

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