Chapitre 11 : Refuge
« Et les rois de la Terre, et les grands, et les généraux, et les riches, et les puissants, et tout esclave ou homme libre se cachèrent dans les cavernes et les rochers des montagnes. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 6, 15)
Les trois adolescents s'étaient tassés dans le tunnel, éclairés par le téléphone de l'un des deux compagnons improvisés d'Alice. La lumière blafarde de l'appareil créait de sinistres ombres d'eux-mêmes sur les murs. À cela s'ajoutaient l'ambiance glauque des lieux et les rugissements du dragon à l'extérieur : de quoi glacer le sang de toute personne saine d'esprit, et surtout le leur.
Bien qu'Alice n'eût aucune envie de discuter avec ses deux camarades de fortune, ils l'avaient bien aidée, alors elle essaya de se montrer reconnaissante, et même d'engager la conversation malgré tous ses a priori.
— Du coup, vous, c'est comment ? demanda-t-elle sans conviction.
— Alors moi, c'est Elsa, j'suis plutôt connue dans le collège mais bon, si tu m'connais pas... répondit la fille d'un ton exaspéré, en rejetant l'une de ses mèches décolorées en arrière. Et lui c'est mon mec, Guillaume. Tu l'regardes pas trop steup', c'est mon mec.
— Ouais bah... du coup moi c'est Guillaume, et elle c'est ma meuf, Elsa, ajouta l'adolescent à l'air bovin.
Ces benêts s'étaient présentés deux fois chacun... Et le dicton « mieux vaut deux fois qu'une » ne tenait pas forcément toujours la route. Mais bon... c'était eux ou personne. Restait seulement à confirmer laquelle des deux options était la meilleure. En tous cas, aucun autre membre du groupe ne les avait rejoints dans le tunnel. Certains avaient peut-être réussi à s'enfuir, mais il ne fallait pas se leurrer : la plupart étaient sans doute morts.
— Vous croyez qu'il est encore là ? lança Alice, brisant le silence morbide du tunnel d'égout.
— J'sais pas, j'entends queud', rétorqua Elsa avec son traditionnel ton vulgaire.
— J'vais mater voir, ajouta Guillaume.
Et là, ce fut la crise la larmes. « Oh non bébé ! », « N'y va pas bébé ! », « J'ai trop peur ! »... Pas étonnant que les dragons soient aussi déterminés à exterminer tout le monde : il suffisait de voir ou d'entendre Elsa pour vouloir en finir avec la totalité de l'espèce humaine.
— C'est bon là, j'suis pas une tapette. Il fait l'beau ; j'lui pète les dents à c'bâtard ! répliqua l'adolescent d'un air aussi idiot que déterminé.
Guillaume remonta l'échelle et sortit la tête de la bouche d'égout. Le dragon n'était plus en vue, mais on entendait encore ses rugissements. De temps à autre, on pouvait apercevoir un jet de flammes dans les airs. Il était encore dans le secteur, mais avait préféré poursuivre le massacre plus loin dans la ville plutôt que d'attendre sagement qu'Alice sorte de sa planque. Il semblait prendre un plaisir diabolique à répandre mort et désolation dans toute la vallée.
— Il a bougé l'gros sac ! Faut qu'on bouge nous aussi ! cria Guillaume vers le bas de l'échelle.
Alice hésita un instant. Et s'il la flairait de nouveau ? Elle était en sécurité sous terre, mais elle n'aurait aucune possibilité de s'orienter convenablement dans le réseau de tunnels tous identiques. Sans compter l'odeur insupportable... Et puis, pour aller où ? Elle devait retourner chez elle. Voir sa mère, récupérer les livres et y trouver des solutions. Par la surface, ce n'était qu'à quelques minutes de marche.
Elsa, elle, était déjà remontée pour rejoindre Guillaume. Les deux échangèrent un baiser aussi langoureux que répugnant. Était-ce vraiment le moment ? Ces deux-là auraient pu faire perdre foi en l'humanité à n'importe qui. Pour Alice chez qui cette foi était inexistante, c'était comme remuer un couteau dans une plaie déjà béante. Elle prit la direction de son domicile, d'un pas vif et pressé. Pour l'instant, le dragon ne semblait pas décidé à revenir vers elle.
— Hé meuf, tu vas où ?
— Voir ma mère, répondit sèchement Alice à l'adolescent.
— Vas-y on t'suit ! On s'ra plus forts si on reste ensemble !
Alice s'arrêta une seconde et lui jeta un regard désespéré. Plus forts ensemble ? C'est sûr que trois humains impuissants, ça allait beaucoup mieux résister au dragon qu'un seul humain impuissant. Il lui faudrait au moins trois secondes pour s'en débarrasser au lieu d'une seule. Super. Guillaume était décidément très bête. Malgré tout, il avait bon fond, et méritait sans doute mieux qu'Elsa.
— Ouais... d'accord. Et puis... merci pour la grille d'égout tout à l'heure, marmonna Alice.
Plus elle s'approchait de son domicile, plus son cœur battait la chamade. De plus en plus de bâtiments étaient en proie aux flammes. Certains étaient même déjà à l'état de ruines, tant il n'en restait rien : le souffle du dragon carbonisait tout à une vitesse surréaliste. Dans quel état retrouverait-elle sa maison ? Et sa mère ? Elle pressa le pas une nouvelle fois.
— Meuf... t'es grave chelou quand même, qu'est-ce t'as fait avec le prof tout à l'heure ? lui demanda Guillaume.
— C'est compliqué. Apparemment je suis une personne capable de produire de la magie, et... les dragons veulent se débarrasser de moi avant que je ne puisse m'en servir pour les battre.
— T'veux dire que l'gros sac il a peur de toi ? C'est chaud ça, t'es toute minus pourtant !
Alice se tut. Déjà parce que converser avec un abruti pareil ne servait à rien, mais surtout parce que sa maison était en vue. Ou plutôt ce qu'il en restait : il n'y avait plus de toit et les charpentes, mises à nu, brûlaient vivement. Sa gorge se noua et les larmes lui montèrent aux yeux. Et sa mère ? Était-elle encore dans cette fournaise ? Était-elle simplement en vie ? Alice essaya de se rassurer. Bien sûr qu'elle l'était : une personne aussi vive d'esprit et en pleine forme avait forcément su s'échapper au bon moment. Et les livres ? Les aurait-elle emportés dans sa fuite ?
En attendant, il fallait trouver une autre solution. Un endroit où se poser et faire le point. Le monstre pouvait détruire la totalité de ce qui se trouvait à la surface, mais... il aurait plus de mal à chasser des humains sous terre. Elle devait trouver un souterrain, et si possible moins glauque que les égouts. La petite école ! Elle se souvenait qu'il y avait une grande cave là-bas, qui était interdite d'accès aux élèves. Rien de plus qu'une réserve de matériel, probablement, mais les enfants s'imaginaient toujours qu'il y avait là des choses plus ou moins bizarres : salles de torture, cages de monstres divers et variés, laboratoire d'alchimie ultra-secret... C'était l'âge où l'esprit fantaisiste d'Alice n'avait rien d'anormal, tant il était banal chez les enfants. Seulement, il l'était moins chez les adolescents, et elle était petit à petit devenue marginale aux yeux de ceux de son âge.
L'école n'était qu'à deux rues de chez elle, ou plutôt de ce qu'il en restait. Il ne fallait pas perdre de temps, le dragon était encore au-dessus de la ville, en train de brûler et de détruire tout ce qui passait à portée de son regard. Les rues étaient étrangement désertes, et il y avait au final assez peu de monde en train d'essayer de s'échapper. Cela en disait long sur le peu de survivants qu'allait laisser le monstre... Et dire qu'il était venu seul ! Son potentiel de destruction était tout bonnement incroyable. Que se passerait-il si un jour, les quatre dragons s'accordaient sur une seule et même cible ?
Alice courut aussi vite que possible pour rejoindre l'école avant que le dragon ne se décide à revenir vers elle. C'était elle qu'il cherchait, même s'il savait très bien se distraire en attendant. Les pensées qu'elle avait eues dans cette sinistre brasserie avec sa mère lui revinrent d'un coup : non, les dragons n'étaient clairement pas venus réparer ou transformer. Ils n'étaient pas venus pour apporter quoi que ce fût de positif. Ils étaient juste là pour tout détruire et reprendre la Terre aux misérables humains grouillants. Et elle ne serait jamais leur émissaire. Au contraire, elle était leur principal ennemi.
Ses compagnons d'infortune couraient derrière elle, haletant.
— Guillaume ! Arrête de courir après une autre meuf ! La vie d'ma mère ça s'fait pas !
— Sois pas débile Elsa, putain ! C'est juste qu'il faut la suivre, elle a l'air de savoir c'qui s'passe !
— Sur la tête de ma mère, si j'te vois lui sourire j'te défonce !
Le bâtiment principal de l'école primaire était encore debout, même s'il portait les traces du dragon : le toit était en partie arraché, de nombreuses vitres étaient brisées et quelques pans de murs avaient été emportés. C'était un bâtiment plutôt ancien, et la lourde porte en bois rappelait que le vent de la modernité n'avait pas encore soufflé par ici. Alice s'y engouffra sans se soucier d'Elsa et Guillaume qui la talonnaient. Le calme à l'intérieur fit immédiatement contraste avec le chaos qui régnait dehors : il n'y avait pas un bruit, pas âme qui vive non plus. Comme s'ils venaient de s'introduire dans une bulle préservée du désastre.
— La cave. Si le dragon revient par ici et rase le bâtiment, il n'y qu'à la cave que nous serons en sécurité, dit calmement Alice en se tournant vers les deux autres adolescents.
— On t'suit d'façon, rétorqua sèchement Elsa en jetant un regard suspicieux vers son petit ami.
Ensemble, ils dévalèrent les escaliers menant au sous-sol. Le long couloir souterrain donnait sur plusieurs salles. Alice ouvrit timidement l'une d'entre elles pour découvrir la réserve de matériel à dessin : de grandes étagères et armoires maladroitement organisées servaient à stocker quelques paquets de feuilles cartonnées de formats divers et variés, des tubes de gouache de toutes les couleurs, des pinceaux et feutres... Rien d'utile bien sûr, tout ce qui pouvait servir n'était autre que la pièce elle-même, une pièce creusée sous terre et dont le dragon ne pourrait jamais emporter les murs.
La réflexion d'Alice quant à la manière dont ils pourraient dresser une sorte de camp ici fut interrompue par Elsa, qui venait d'entrer dans la pièce telle une furie.
— La vie d'ma mère, j'le savais qu'c'était grave chelou ici ! Quand j'étais à l'école on disait qu'y'avait des salles de torture et tout ! Ben c'est vrai ! Y'a même un bâtard de squelette dans une salle, j'te jure ! Viens voir putain !
Alice lui emboîta nonchalamment le pas. Et dans la petite salle sombre que désignait Elsa, il y avait bel et bien un squelette étalé au sol ! Un authentique squelette... en plastique. Le modèle estampillé « cours de SVT » qui servait à expliquer les bases de l'anatomie aux enfants. Il s'était juste décroché de son support et était plus ou moins éparpillé par terre. Alice toucha son front de la paume de sa main. Elsa était tellement stupide qu'il faudrait sans doute, elle aussi, la fixer sur un support et la montrer aux générations futures comme modèle de la bêtise humaine, à ne jamais suivre. À condition qu'il y ait des générations futures... et pour cela, il y avait d'abord quelques monstres volants à abattre.
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