Chapitre 13 : Contrôle
« La troisième partie des hommes fut tuée par ces trois fléaux, par le feu, par la fumée et par le soufre qui sortaient de leur bouche. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 9, 18)
« Alizée... non. Élise ? Non plus... » Alice soupira. Elle voulait donner un nom à la voix dans sa tête. Elle la voyait un peu comme une petite fée gardienne dont elle saurait un jour comprendre les mots, et qui pourrait la guider. « Zoé ! Elle s'appellera Zoé, » pensa-t-elle avec une lueur vive dans le regard. Elle venait de se décider.
Le silence glacial qui pesait sur la ville avait, après une semaine, cédé la place à un raffut permanent : l'armée était venue reprendre le contrôle des lieux. Des hélicoptères survolaient sans cesse les environs en vrombissant, des chars d'assaut s'étaient déployés à divers endroits sans doute stratégiques, portés par leurs chenilles grinçantes, et des militaires s'affairaient de tous les côtés en s'interpellant bruyamment. Leur objectif était on ne peut plus noble : aider à la reconstruction de la ville, et la défendre contre l'éventuel retour du dragon. Dommage qu'ils eussent mis tout ce temps pour se décider à venir... combien d'hommes et de femmes étaient morts de froid en attendant, faute de logement ? Pourquoi avoir mis si longtemps ? Avaient-ils eu... peur ? Ou alors était-ce simplement la lenteur administrative, qui les obligeait à remplir quelques dizaines de formulaires interminables avant de pouvoir se mettre en marche ?
Les hommes tout de vert vêtus étaient venus chercher Alice et sa mère dans la cave de l'école et les avaient amenées vers le campement qu'ils avaient établi sur les vestiges de la place centrale de la ville. « Notre but est de vous protéger ! » avaient-ils déclaré au petit nombre de survivants. Pourtant, Zoé semblait tendue dans sa façon de s'exprimer, même si Alice ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Il faut dire que les militaires n'étaient pas toujours très tendres dans leur attitude : ils ne cherchaient qu'à remettre de l'ordre au plus vite et par tous les moyens. Les élèves devaient retourner à l'école, les travailleurs au travail, les personnes âgées dans leur maison de retraite et... le dragon aux Enfers.
Assise sur son pouf de fortune avec sa tasse de chocolat chaud mais fade à la main, Alice songeait. Une question revenait régulièrement dans sa tête : pourquoi un seul dragon ? Où étaient les autres ? Avait-on des informations à leur sujet ? Elle se releva et poussa de sa main libre le rideau à lanières de plastique qui servait de porte à la tente.
Dehors, il neigeait toujours. On n'avait pas vu d'hiver aussi enneigé depuis des années... Était-ce l'éveil des dragons qui perturbait le climat ? En tous cas, cela n'aidait pas vraiment les ouvriers en charge de la réhabilitation des bâtiments principaux : mairie, écoles... collège. Alice avait envie de leur dire d'oublier ce dernier pour l'instant. Elle s'avança vers l'un des militaires lourdement armés. C'était un homme de grande taille, musclé, au visage endurci, et... bref, un militaire, quoi.
— Du coup c'est quoi le programme pour vous ? lui demanda Alice d'un ton inhabituellement ferme compte tenu de sa personnalité.
— Hé bien, gamine... on surveille que les choses se déroulent bien, que la vie reprenne son cours au plus vite, et que la menace soit éliminée.
— Que la menace soit éliminée ? Ce truc a dévasté une ville entière et tué des milliers de gens en l'espace de quelques heures ! Il va faire pareil avec vous !
— Sauf que nous, on a ça, lui répondit le militaire souriant en brandissant fièrement son fusil d'assaut.
Alice ne savait pas trop si elle devait rire ou pleurer, alors elle se contenta de ne rien dire. C'est vrai, ils avaient ramené beaucoup d'armement : des hélicoptères pour patrouiller lorsque le ciel était dégagé, des radars pour scanner le ciel, des blindés pour se protéger, des missiles sol-air, mais... serait-ce suffisant ? Elle en doutait.
Sa mère, en revanche, semblait rassurée et confiante. Elle était persuadée d'être en sécurité et avait hâte qu'un nouveau logement leur soit attribué. Il faut dire que la tente n'offrait aucun confort, mais au moins le gros radiateur placé au milieu de celle-ci luttait efficacement contre le froid et les rations de combat fournies par l'armée coupaient fort bien la faim. En revanche, elles n'avaient rien à faire de leurs journées...
Comme pour contredire ce constat, une alarme se mit à retentir dans le petit campement. Alice savait très bien ce que cela signifiait : quelque chose était en train de se produire, et il n'y avait qu'une seule chose qui pût se produire.
— Le radar détecte quelque chose dans les airs à quinze kilomètres au sud ! cria l'un des militaires.
— Entendu, on s'tient prêts ! Branle-bas-de-combat ! répondit fermement un autre.
— Il se déplace à... cent quatre-vingt kilomètres heure !?
Alice n'était pas très forte en maths, mais quinze kilomètres à cent quatre-vingt kilomètres par heure, ça faisait environ... pas longtemps. Peut-être cinq minutes. Ils n'auraient pas le temps de se déployer efficacement.
Cela aurait été plus facile pour les militaires si le ciel avait été dégagé. Mais soit le dragon était bien chanceux avec la météo, soit il savait s'en servir à son avantage... et c'était sans aucun doute la deuxième solution.
Le monstre transperça les nuages et les batteries de missiles sol-air se mirent à faire feu sur leur cible. Par de rapides changements de trajectoire, il esquiva la totalité des tirs et fondit tel un oiseau de proie sur l'un des chars d'assaut. Il y planta vigoureusement ses griffes et on pouvait ressentir qu'il essaya de le soulever... en vain. C'était peut-être la première fois qu'on voyait quelque chose résister à un dragon. Il abandonna sans attendre cette cible inintéressante pour reprendre un nouvel envol et se diriger droit vers le campement militaire.
Le sang d'Alice ne fit qu'un tour. Il fallait qu'elle se cache, sous terre. Le dragon allait sentir son aura magique et elle ne pourrait pas lui échapper, cette fois ! Mais tandis que le monstre s'approchait à vive allure du campement, un tir de canon lui transperça une aile, le forçant à atterrir avant d'avoir atteint son objectif.
— Maman, faut qu'on bouge d'ici ! Il faut que je me cache, c'est... il vient pour moi !
— Qu'est-ce que tu racontes, Alice !? Il y a des militaires ici, il faut rester près d'eux ! Ils nous protègent !
— Non, ils ne pourront rien faire ! hurla l'adolescente terrifiée.
Alice commença à courir dans la direction opposée au dragon. Peu importait ce que pensait sa mère, elle savait très bien ce qu'elle devait faire. Zoé le lui confirmait d'ailleurs, en se montrant de nouveau affirmative vis-à-vis de sa décision. Hélas, elle n'avait même pas fait quelques mètres qu'une main lui attrapa le bras. Le militaire qui venait de stopper sa course lui lança un sourire bienveillant.
— Reste là, gamine. T'es en sécurité ici, et en danger plus loin. Ce truc ne va pas faire le malin très longtemps de toute façon.
Alice tenta de se débattre, mais en vain. Regardant derrière elle, elle voyait le dragon avancer à pied, certes lentement mais inéluctablement. Lorsqu'il fut assez proche du campement, on entendit les militaires crier « Ouvrez le feu ! » et les tirs résonnèrent à l'unisson. Mais les petites balles des fusils n'avaient aucun effet sur la carapace rouge sang du monstre. Pas le moindre. Et ce dernier continua à s'avancer jusqu'aux abords des tentes.
Le dragon saisit l'une des batteries de missiles et la jeta sur quelques soldats qui continuaient à faire feu. Les premières victimes du jour étaient là.
— Humains... minables. Ce n'est pas avec vos artifices vulgaires que vous... me vaincrez ! gronda le monstre.
Sa voix résonna dans les esprits fragilisés de tous les frêles humains alentour. Le moral des troupes venait de chuter lourdement. Les missiles étaient inefficaces contre une cible terrestre, les chars se déplaçaient trop lentement pour revenir en un clin d'œil vers le centre-ville, les hélicoptères étaient cloués au sol à cause de la météo, et les troupes ne pouvaient rien faire avec leurs armes à feu...
D'un revers de bras, le dragon balaya quelques soldats qui lui faisaient face. Puis il fit un tour rapide sur lui-même, queue déployée. Celle-ci emporta tout ce qui se trouvait à sa portée, hommes et tentes. Les fouets à son extrémité étaient tellement tranchants qu'avec la vitesse, ils découpèrent littéralement en deux quelques soldats. Le spectacle était atroce. Alors, le monstre fixa Alice qui s'était mise hors de portée un peu plus tôt, et que sa mère avait rejointe. Le militaire qui l'avait retenue resta planté là, paralysé par la scène d'horreur. Il ne restait rien du campement.
— Toi... ici ! Je savais bien que... je t'avais sentie à nouveau.
— Mais que voulez-vous à la fin !? Pourquoi voulez-vous tuer tout le monde ? hurla-t-elle en retour.
— Les... dragons... n'ont pas pour vocation de vivre sous terre. Les cieux... nous appartenaient, et vos aïeux ont pris peur... Ils nous ont trahis... puis enfermés. Les humains... vous avez toujours voulu contrôler... les autres espèces. Mais la nôtre... vous ne la contrôlerez... plus jamais ! Longtemps, nous avons dormi... sous la montagne. Mais votre... « réchauffement climatique », n'était rien d'autre que la force de nos volontés... qui luttaient à l'unisson contre l'emprise des glaciers. Désormais libres... nous brûlerons votre monde et laisserons la glace recouvrir vos dépouilles... et les ruines de votre civilisation décadente.
Tous nos évènements climatiques... étaient liés aux dragons. Les pics du petit âge glaciaire correspondaient à leur emprisonnement, et le réchauffement... à leur volonté de se libérer. Encore une fois, on pouvait expliquer leur présence de façon parfaitement rationnelle. Beaucoup trop rationnelle, même !
— Et où sont vos frères !? relança Alice.
— Masla'tu et Berûtu... sont chacun partis chasser une graine de magie. Nous raserons le reste... du monde une fois l'unique véritable menace supprimée. Et cette menace, c'est... vous !
Sans laisser à Alice le temps de réfléchir, le dragon frappa violemment son poing contre le sol, soulevant un épais nuage de neige. L'adolescente tourna à nouveau les talons et tenta de courir dans la direction opposée. C'était sans doute absurde, mais c'était sa seule solution, donc son premier réflexe.
— Attends... petite. Tu oublies... quelque chose.
Le monstre cherchait à la distraire... à moins qu'il ne dît vrai ? Elle jeta un regard en arrière et celui-ci se chargea d'effroi : le dragon tenait sa mère dans l'une de ses mains monstrueuses. Ses tentatives de se débattre étaient bien entendu totalement vaines.
— Non... Pas encore ! Lâche-la ! hurla de nouveau Alice.
— Avec... plaisir... gronda le dragon.
D'un geste sec, il jeta la femme impuissante juste devant les pieds de sa fille. Son regard était vide, et un épais filet de sang s'échappait de sa bouche. Les multiples chocs lui avaient sans doute brisé la moitié des os. Il était impossible de dire si elle était encore en vie.
Le monstre fit deux nouveaux pas vers Alice.
— À... ton... tour ! tonna-t-il.
— Reste pas là !
Cette voix... c'était Zoé !
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Masla'tu (4) : Masla'tu signifie « maladie » en akkadien. Il correspond au cavalier de l'Apocalypse dont le cheval est blême, et qui apporte la maladie et la mort sur les hommes.
Berûtu (5) : Berûtu signifie « faim » en akkadien. Il correspond au cavalier de l'Apocalypse dont le cheval est noir, et qui amène la stérilité des terres et l'amaigrissement des bêtes.
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