Chapitre 15 : Exil
« Le premier "malheur" est passé ; voici qu'il en vient encore deux autres dans la suite. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 9, 12)
La reconstruction de la ville, cette fois, était bien en marche et rien ne semblait pouvoir l’arrêter, pas même la météo particulièrement rude de l’hiver. Les ouvriers affluaient, toujours plus nombreux, pour réhabiliter les bâtiments. La seule zone qui ne faisait l’objet d’aucune reconstruction était le point de chute ultime du dragon. Au contraire, les militaires avaient très rapidement érigé autour de la dépouille du monstre un immense chapiteau, lequel était strictement interdit d’accès au public et sous bonne garde en permanence. Des hommes en blouse blanche entraient et sortaient à intervalles réguliers, mais aussi curieuse qu’elle fût, Alice ne parvint pas à apprendre quoi que ce fût sur ce qu’il se passait à l’intérieur. Elle eut beau plaider en insistant sur le fait que le dragon était son trophée, les militaires se contentaient soit de la repousser en douceur, soit de lui rire au nez en lui disant qu’elle était folle.
Non qu’elle le fût vraiment, par contre cela la rendait folle. Son exploit semblait déjà… oublié. Tout comme le monstre, d’ailleurs, qu’on s’était empressé de dissimuler aux yeux d’un maximum de personnes. Pourquoi ? Les gens avaient le droit de savoir, pourtant !
De temps à autre, elle retournait se réchauffer au quartier général en compagnie d’Alex, qui semblait tenir à rester près d’elle. Était-ce par sympathie ? L’armée semblait convoiter Alice et envisager de se servir d’elle contre les autres dragons qu’elle avait évoqués. De temps en temps, les soldats discutaient entre eux des monstres encore en vie. Des communications radio avec les armées du monde entier n’en mentionnaient que deux, mais à des distances inimaginables l’un comme l’autre : on parlait d’Argentine et d’Alaska… Ils étaient sans doute tous deux affairés à traquer et à éliminer des graines de magie, ainsi que l’avait indiqué le dragon défunt. Mais aucune référence à un éventuel quatrième… La théorie d’Alice était-elle fausse ?
Cet environnement militaire permanent dans lequel on envisageait de l’utiliser, sans toutefois lui témoigner le moindre respect, ni la moindre estime pour son action héroïque contre le premier monstre, l’insupportait au plus haut point. Pour elle, c’était clair : elle devait quitter cet endroit et partir loin d’ici, loin de cette ambiance oppressante, voire malsaine. Si elle était brutalement devenue orpheline, elle ne manquait pas pour autant de famille dans le reste du département : sa grand-mère paternelle, en particulier, vivait à une cinquantaine de kilomètres au nord. Elle devait lui rendre visite. De toute façon, elle n’avait plus rien ici. Aucune attache, aucun logement, aucune affaire, alors… elle pouvait se mettre en route sans attendre.
— Hé gamine ! Où est-ce que tu vas comme ça ? lui lança Alex tandis qu’elle poussait la porte du quartier général.
— Dis-lui que tu vas prendre l’air, ça ira bien, souffla Zoé dans l’esprit d’Alice.
— Je vais prendre l’air, c’est tout.
— Je t’accompagne, alors.
Mais quel lourdingue ! Ce type était plus collant qu’un limon !
— Non, vous ne m’accompagnez pas. Je peux avoir un peu de temps pour moi quand même, non ? Mes parents sont tous les deux morts et j’ai besoin d’être un peu seule, vous comprenez ça au moins !?
Alex resta figé, sans savoir quoi dire. Elle venait de marquer un point, et sans attendre qu’il ne trouve une réponse valable, elle franchit la porte comme prévu.
— Bien joué Alice, ajouta Zoé pour conclure.
L’occasion était parfaite. Elle se mit à marcher vers le nord de la ville, contournant le chapiteau et essayant une nouvelle fois de jeter un œil furtif à l’intérieur de celui-ci. Impossible : il y avait deux rideaux consécutifs formant une sorte de sas, et lorsque le premier s’ouvrait pour laisser passer quelqu’un, le second était systématiquement fermé. Alice enragea une nouvelle fois : que pouvaient-ils bien faire avec la dépouille de ce monstre ? Pourquoi l’empêchait-on de savoir alors que c’était elle qui l’avait vaincu ? Tout le monde semblait avoir oublié qui était responsable de la mort du dragon !
Désespérée, elle se remit en route. Cela s’annonçait compliqué. Cinquante kilomètres, ce n’était pas grand chose… mais à pied dans la neige, lorsqu’on est une adolescente allergique à la marche, cela devenait un sérieux obstacle.
— On n’a qu’à avancer comme ça jusqu’à retomber sur une civilisation plus… normale, chuchota Zoé dans sa tête. Le dragon n’a pas rasé le pays entier, si ?
De toute façon, quelle autre option avait-elle ? Pour faire simple : aucune. Elle continua donc à marcher en enfonçant le menton dans sa veste polaire noircie par la cendre et la saleté. Elle rêvait de prendre une vraie douche chaude et de se changer : elle n’avait eu l’occasion de faire que des toilettes de chat depuis des jours et se sentait horriblement sale.
Une dizaine de kilomètres abattus en une bonne paire d’heures de marche l’avaient épuisée, mais lui avaient permis de rejoindre le premier village au nord : Magland. Et à chaque kilomètre passé, le décor semblait un peu plus… intact. Si bien que le petit village savoyard était tout bonnement… en parfait état ! Ainsi, le dragon s’était vraiment concentré sur Sallanches, et c’était clairement parce qu’Alice était sur place. Il la traquait et elle était son seul objectif. Mais il avait perdu.
Il lui restait quarante kilomètres à faire, et elle était déjà à bout de forces. Avec la neige qui tombait à gros flocons, elle se sentait incapable de marcher jusqu’à Sixt-Fer-à-Cheval pour retrouver sa grand-mère. Elle allait devoir demander de l’aide et donc… parler à des gens. L’idée même de communiquer avec des inconnus lui donna la nausée.
— T’as pas vraiment le choix cette fois… insista Zoé.
Pour une fois, Alice aurait aimé la chasser de son esprit. Peut-être parce que Zoé avait… trop raison.
Elle leva un pouce sans conviction au bord de la route. Peu de minutes suffirent à faire arrêter un automobiliste d’un âge moyen. Le fait de voir l’adolescente en haillons avait vraisemblablement inquiété le conducteur.
— Hé bien petite ! T’es dans un d’ces états ! Qu’est-ce qui t’arrive ? lança-t-il à Alice par la fenêtre baissée.
— J’viens d’Sallanches et…
— Ah, Sallanches ! coupa immédiatement l’automobiliste. J’comprends mieux ! Allez, monte donc.
Alice s’installa sur le siège passager, et essaya de se faire encore plus petite qu’elle ne l’était. Elle n’avait guère envie de relancer la conversation mais son compagnon de route l’y força par une question évidente.
— T’vas où du coup ? Parce que c’est bien beau d’monter, mais si j’sais pas où j’te pose…
— J’vais à Sixt, retrouver ma grand-mère.
— J’étais pas parti pour ça mais franchement, c’est pas un vilain détour, et t’as l’air d’être dans une sacrée galère. J’t’emmène.
Mettant sa misanthropie de côté, Alice ressentit bien vite de la reconnaissance envers l’homme qui était en train de la sortir d’un beau pétrin. Au point qu’elle essaya d’éviter de s’enfermer dans son traditionnel mutisme.
— Vous avez eu l’air surpris quand j’ai dit que je venais de Sallanches… vous savez ce qu’il s’est passé là-bas ? demanda-t-elle.
— Un peu ouais ! Monstre incendie qu’y’a eu, à c’qu’il paraît ! On dit qu’il reste plus rien d’la ville.
— Incendie…? Mais…
— Bah quoi ? T’y étais non ? T’as bien dû voir ! Hé, t’as d’la chance d’en être sortie… mais rien qu’à voir dans quel état t’es, c’est clair que ça a pas dû être tendre.
— C’était pas un incendie, insista Alice. C’était un dragon…
— Allez gamine, rigole pas avec un sujet comme ça… Y’a eu des milliers d’morts, on va pas transformer ça en roman d’fantasy, par respect pour ceux qui y sont passés.
Elle ne savait plus quoi dire. Comment était-il possible que cet homme ne sût rien de ce qui s’était réellement passé ? C’était seulement à dix kilomètres de là !
— Tiens, t’as qu’à regarder l’papelard à tes pieds ! Ça parle de l’incendie tous les jours ! Ils ont bien identifié que c’était d’l’acte criminel, mais j’crois bien qu’ils ont pas encore pincé les coupables. Enfin, s’ils sont encore en vie… et c’est pas gagné.
Il n’y avait qu’un seul coupable : une créature écailleuse de dix mètres de haut, et le double d’envergure ! Et elle était morte à l’heure qu’il était. Que signifiait cette mascarade ? Qu’est-ce que les médias essayaient de faire croire aux gens ? Alice ramassa le journal désigné par le conducteur, juste à ses pieds. La une de celui-ci était claire : « Sallanches – l’incendie à l’ampleur inégalée décortiqué : causes, propagation, responsables, on vous explique tout dans ce numéro dédié à une catastrophe unique en son genre. »
Elle laissa retomber le quotidien miteux sur la moquette du véhicule. Ce n’était pas la peine de lire ce tissu d’inepties… Qu’est-ce qui pouvait bien pousser les gens à se voiler la face à ce point ? Était-ce pour… l’équilibre du monde ? Fallait-il obligatoirement que les causes de chaque évènement restent dans le cadre de ce que nous connaissions ? Cela rappelait furieusement les témoignages sur les soucoupes volantes : chaque fois, il fallait que les gens rationalisent les choses et rejettent les hypothèses trop… folkloriques, ou ésotériques.
Alice avait perdu de son enthousiasme pour faire la conversation. À quoi bon dialoguer avec un énième sceptique qui ne sortait pas du carcan de ses maigres connaissances sur le monde ? C’était peine perdue. Autant ne rien dire, à ce compte-là.
La route vers Sixt s’acheva malgré tout sans heurt et l’homme déposa Alice précisément là où elle lui avait demandé. Elle le remercia plusieurs fois pour son aide, avec la dose de politesse que lui avait transmis sa mère, puis chacun continua sa route, porté par ses propres croyances et convictions.
Le chalet de sa grand-mère était une magnifique demeure alpine traditionnelle, entourée de dizaines de conifères et faisant face au glorieux Fer à Cheval : un cirque naturel sur lequel les innombrables cascades gelées avaient provisoirement cessé de dévaler les falaises abruptes. Alice s’arrêta un instant pour admirer le paysage enneigé puis, trop engourdie pour accorder davantage de temps à ce panorama grandiose, elle s’avança dans l’allée pavée et appuya longuement sur la sonnette. Elle attendit un moment. Il fallait lui laisser le temps : le chalet était bien trop grand pour la pauvre veuve qu’il abritait.
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