Chapitre 17 : Répit

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« Lors de leur second éveil, les dragons se sont extirpés tour à tour de leurs montagnes en s'entraidant, et ont immédiatement commencé à traquer ceux qui les avaient jadis trahis. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, IV)

La vie semblait avoir repris son cours. Alice passait des journées calmes et reposantes, et se remettait de ses douleurs et émotions des derniers jours. De temps en temps, elle montait au Fer à Cheval, cet immense amphithéâtre naturel où des myriades de cascades lézardaient le long de falaises presque parfaitement verticales. Au pied de celles-ci, un large sous-bois couvrait des pentes plus douces puis une partie plane, devant laquelle une imposante clairière permettait de s’installer confortablement pour admirer ce spectacle grandiose.

Bien entendu, en cette saison, le panorama était drapé de son linceul de neige, et les cascades avaient temporairement stoppé leur course vers le bas des montagnes. Alice, qui n’aimait guère prendre l’air, ressentait malgré tout le besoin de monter en ces lieux d’apaisement, pour méditer, faire le point… et se préparer au prochain chaos à venir, tant elle savait que celui-ci viendrait.

Elle profitait aussi de ces moments pour renouer avec Zoé, comme deux amies d’enfance qui prendraient des nouvelles l’une de l’autre après une période creuse. Cette schizophrénie grandissante amusait Alice autant qu’elle l’inquiétait : elle se surprenait à se soucier de son amie immatérielle, à lui demander comment elle allait… Parfois, elle engageait la conversation sur d’incroyables banalités, comme si elle voulait meubler un silence trop lourd, trop oppressant… comme si elle voulait approfondir sa relation avec cet être imaginaire dont elle était devenue l’hôte sans le vouloir.

Était-ce Zoé qui l’avait changée au point qu’elle appréciait ces moments de contemplation au cirque du Fer à Cheval, elle qui n’avait jamais aimé marcher ?

— Avoue que c’est toi qui nous fait monter ici, en fait ! chuchota discrètement Alice.

Je n’en sais trop rien ! Mais je dois dire que ces bouffées d’air frais sont plutôt agréables, alors peut-être est-ce moi… ricana Zoé.

— Ça va, tu n’te sens pas trop à l’étroit là-haut ? demanda Alice en se tapotant deux fois la tempe droite du bout des doigts.

Je ne me sens pas plus à l’étroit que toi, je pense. Je me sens libre, je me sens marcher, je me sens respirer… Je me sens totalement vivante.

— Qui de toi ou de moi contrôle ce corps, au final ?

Judicieuse question ! Un peu nous deux, sans doute ?

C’était probablement cela. Un peu elles deux… C’était sans doute la raison pour laquelle Alice avait tant changé récemment : elle avait comme… partagé les commandes de son corps avec quelqu’un d’autre.

L’adolescente scruta tout autour d’elle. Du milieu de la clairière enneigée, elle ne vit aucun endroit où s’asseoir, et, ne voulant pas s’enfoncer dans une épaisse couche de neige de peur de s’y noyer, elle resta statique, bras croisés, cheveux au vent. La brise était légère, à peine froide, et le soleil plus radieux qu’on ne l’avait vu depuis des mois. Il miroitait sur les cascades gelées et certaines semblaient parfois se libérer de leur torpeur hivernale pour amorcer un léger mouvement.

Alice observait le sous-bois et se remémorait de lointaines pensées. Lors de son trajet vers le lac d’Emosson avec sa mère, elle avait admiré les mélèzes orangés de Vallorcine, et espéré que les dragons ne vinssent jamais transformer ces fabuleux paysages multicolores en désolations calcinées. Ces espoirs s’étaient désormais envolés, de la même façon qu’eux… Les dragons avaient bel et bien l’intention de submerger le monde entier sous les flammes : il n’était nullement question pour eux de parlementer, encore moins de cohabiter. Ils voulaient reprendre cette planète aux humains, et rien d’autre.

— Tu sais Zoé… avant ta venue, j’avais hâte que les dragons viennent. J’avais hâte de les rencontrer, de dialoguer avec eux…

Je sais Alice… Je partage ton cerveau donc… ta mémoire aussi.

— Oui, quoi de plus logique après tout ? C’est fou hein, que ceux dont je rêvais soient aujourd’hui ceux qui me font cauchemarder.

Zoé ne répondit rien. Cela déçut Alice qui espérait continuer à discuter, quel que fût le sujet…

Elle jeta un dernier regard au magnifique paysage qui s’offrait à ses yeux. Il était hors de question de laisser ces monstres réduire en cendres de tels petits paradis. Puis, alors que le froid commençait à lui geler le bout des doigts, elle glissa ses deux mains dans ses poches et entama la descente vers chez sa grand-mère.

Depuis combien d’années était-elle veuve maintenant ? Peut-être cinq ou six… Son grand-père, ancien militaire haut gradé, avait toujours fasciné Alice. Elle voyait en lui une sorte… d’icône éducative, un homme à la main de fer dans un gant de velours, comme on dit. Elle avait toujours admiré le fait qu’il fût capable de la gronder sévèrement pour ses bêtises d’enfant, puis de l’emmener juste après en promenade pour parler avec passion des montagnes. C’était le seul sujet qui passionnait vraiment Alice depuis son enfance : les montagnes ! Pas pour les gravir, bien sûr, ni pour les skier, mais simplement pour contempler leur majesté.

Toutes ces pensées qui fusaient dans son esprit… Elle avait l’impression de se retrouver elle-même, de retrouver cette adolescente rêveuse qui n’arrêtait pas d’inventer des histoires dans sa tête. Les récents évènements l’avaient totalement privée de ses rêveries pourtant si spontanées d’ordinaire. Cela lui faisait un bien fou de laisser son esprit vagabonder à nouveau !

Elle s’arrêta un instant face au chalet de ses grands-parents. Quand elle était plus petite, elle l’appelait parfois « l’antre du dragon », tant grand-mère pouvait paraître cracher des flammes lorsqu’elle s’énervait. C’était une femme authentique, avec un franc-parler incroyable. Elle pouvait passer de longues minutes à expliquer d’une voix douce et musicale des choses diverses et variées – sur les fleurs par exemple, sa grande passion –, pour immédiatement après vociférer tel un dragon sur sa petite-fille si celle-ci n’avait rien écouté ! Alice se souvenait maintenant fort bien des roses, des géraniums, et… comment s’appelaient les autres, déjà ?

En poussant discrètement la porte, elle remarqua que sa grand-mère était confortablement installée dans son canapé, face à sa grande télévision.

— Comment se passe ta journée, mamie ? lança Alice, enthousiaste.

— Le monde est fou, ma p’tite ! Les gens s’font la guerre de partout ! Y’a des atrocités tous les jours et c’est dev’nu des banalités ! grogna la grand-mère révoltée.

— Des atrocités comme les incendies, ouais… répondit dubitativement l’adolescente. Tu t’fais du mal à écouter ces niaiseries, mamie.

— Pas tout à fait, ma p’tite. Figure-toi qu’aux infos, ils ont lancé un appel de recherche…

— Ah oui ? Encore une adolescente mystérieusement enlevée par une soucoupe volante ? ricana Alice en détournant le regard pour aller poser sa veste sur le porte-manteau.

— Pas par une soucoupe volante, non… Mais effectivement, une adolescente. Treize ans environ, teint pâle, yeux bleus-gris, longs cheveux châtains…

— Hé, mais c’est…

— Toi, Alice, ponctua sèchement la grand-mère.

L’adolescente marqua un temps d’arrêt et perdit instantanément son sourire. Elle était recherchée ? Cela n’avait aucun sens ! Qui aurait pu lancer un appel de recherche ? Ses parents étaient morts…

— Et heu… reprit-elle avec hésitation. On sait qui me cherche ? Et pourquoi ?

— Les militaires ! Ils disent que tu t’es échappée du camp de réfugiés d’la catastrophe de Sallanches sans remplir les formalités d’sortie. Ils disent aussi qu’ils ont besoin d’ton témoignage car rares sont les survivants, et qu’ils ont une place en foyer pour toi.

— Je crois surtout qu’ils ont besoin de moi, à propos des dragons…

— Tu vas pas encore me dire que t’as tué l’Diable, hein, mécréante !? grogna la grand-mère.

— Écoute… Disons que c’est pas le Diable lui-même. Disons que c’est l’un de ses fidèles, car oui, ils sont au moins trois, si ce n’est quatre. Et j’ai bien tué l’un d’entre eux.

— Quatre au service du Diable ? C’est les cavaliers de l’Apocalypse ou bien !?

— Je me suis déjà posé cette question, mamie… répondit calmement Alice pour faire baisser la tension. Et je n’ai pas de réponse, mais ce n’est pas vraiment le plus important au final. L’important, c’est qu’ils ont bien l’intention de détruire notre monde, et que oui, c’est moi, pauvre adolescente de treize ans, qui ai le pouvoir de les stopper.

Interloquée, la grand-mère ne sut plus quoi dire. Ce tout petit bout de fille, qu’elle avait vu naître, était destinée à sauver l’humanité des légions des Enfers ? Cela lui sembla absurde. Comment pouvait-elle vaincre des monstres capables d’incendier une ville entière ?

— Admettons qu’ils aient b’soin d’toi, s’ils te recherchent. Et qu’est-ce que t’as à leur apporter, hein ? reprit-elle.

— Ce que j’ai ? La seule chose capable de vaincre un dragon, et qu’aucun d’entre eux n’a : la magie.

— Arrête donc de t’moquer d’tes aînés, insolente ! grogna de nouveau la grand-mère.

En guise de réponse, Alice se contenta de serrer son poignet droit de sa main gauche, sans dire un mot. Comme les autres fois, de longs fils immatériels de lumière verte se mirent à glisser autour de ses bras.

— Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça !?

— Je te l’ai dit mamie, de la magie, répondit calmement l’adolescente en libérant son poignet, ce qui mit immédiatement fin à l’hypnotique courant lumineux.

— D’la sorcellerie, ben voyons ! Mais j’vois pas bien comment tu pourrais truquer ton coup… grommela la grand-mère.

— Arrête d’être sceptique mamie, tu vaux mieux que tous ces gens qui refusent de croire à ce qui sort de l’ordinaire ! Les dragons sont là, et seule la magie peut les vaincre ! C’est d’ailleurs pour ça que l’un d’entre eux s’est attaqué à Sallanches : ils veulent éliminer les mages dans mon genre !

La grand-mère, hagarde, s’enfonça à nouveau dans le dossier de son canapé moelleux, l’air songeur.

— Et tu n’veux pas travailler avec l’armée, j’suppose ?

— Pour quoi faire ? Ils n’ont rien à m’apporter, ils veulent juste se servir de moi…

— Personne ne s’sert de ma p’tite fille, c’est clair !? S’ils viennent te chercher ici, ils auront affaire à moi ! s’écria la vieille femme en se relevant brusquement.

Alice sourit. Si l’armée n’avait rien pu faire contre le dragon à Sallanches, elle ne pourrait rien faire de plus contre le légendaire dragon de Sixt : sa grand-mère ! Elle pouvait dormir sur ses oreilles. Ce qu’elle fit, la nuit tombée.

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