Chapitre 19 : Hypothèse
« Les fruits dont tu faisais tes délices s'en sont allés loin de toi ; toutes les choses délicates et magnifiques sont perdues pour toi, et tu ne les retrouveras plus. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 18, 14)
Chaque jour depuis bientôt trois semaines, Alice passait un peu de temps à espionner les conversations militaires à l’aide du talkie-walkie. Elle en faisait un vrai jeu ! Mais au-delà de l’amusement, elle espérait traquer les tentatives de l’armée de la dénicher, et obtenir des informations sur les dragons encore en vie. Le gouvernement américain avait indiqué n’avoir aucune nouvelle du responsable de la catastrophe de Talkeetna, et cela intriguait Alice au plus haut point. Où était-il maintenant ? De son côté, l’Argentine évoquait un désastre écologique, même si plus aucune ombre anormale ne planait sur le pays depuis une vingtaine de jours : toutes ses terres cultivables semblaient périr à toute vitesse et le bétail mourait dans les champs à cause de la végétation malade. Ces catastrophes étaient-elles liées à la présence du dragon qui avait frappé là-bas ?
Chaque fois que quelqu’un sonnait à la porte, Alice était sur le qui-vive tandis que sa grand-mère ouvrait aux visiteurs. Elle savait que l’armée reviendrait la chercher. La plupart du temps, ce n’était bien sûr que le facteur, un livreur quelconque, ou le voisin venant tailler la haie qui, dans sa croissance printanière accélérée, débordait sur son terrain.
Sauf ce jour-là. Ce jour funeste où ce fut bel et bien l’armée. L’un des soldats avait tout de suite braqué son fusil sur la vieille femme et l’avait sommée de garder le silence. Deux autres étaient entrés à vive allure dans le salon, souillant le carrelage étincelant de leurs bottes pleines de boue et de neige fondue. Le sang d’Alice n’avait fait qu’un tour et elle avait suivi les consignes de sa grand-mère en filant par la fenêtre de la cuisine. Puis, en toute discrétion, elle avait contourné la maison pour s’enfuir vers son propre havre de paix, le cirque du Fer à Cheval, à travers le sous-bois. Hélas, la fine couche de neige persistante du printemps dans les zones ombragées et les traces qu’elle y laissait trahissaient ses déplacements de manière bien évidente, et deux soldats l’avaient prise en chasse.
— Arrête toi, gamine ! On n’te fera aucun mal ! avait hurlé l’un d’eux dans son sillage.
À bout de souffle, elle avait atteint le cirque sans se faire rattraper. Mais les militaires, tenaces, n’étaient qu’à quelques dizaines de mètres d’elle. Ils allaient l’attraper, c’était une évidence. Elle ne pourrait jamais semer deux hommes entraînés.
— Écoute, on ne te veut vraiment aucun mal, Alice… dit l’un d’entre eux d’un ton rassurant.
Il n’était plus qu’à quelques pas d’elle, et Alice s’avoua vaincue.
— Je sais… Vous voulez vous servir de moi ! cria l’adolescente.
— Pour le bien de tous, petite !
— Je ne vous fais pas confiance, répliqua-t-elle.
Le regard des deux militaires se glaça alors d’effroi. Alice ne comprit guère en quoi sa réplique était si impressionnante, dans un premier temps. Mais très vite, elle réalisa que ce n’était pas du tout elle qui avait ainsi pétrifié les deux hommes… Se retournant, elle vit, perché sur les falaises du cirque, un dragon fièrement dressé. Il était bien différent du premier auquel elle avait dû faire face… Sans pour autant s’approcher de l’apparence des dragons chinois, il était bien plus maigre et sa tête, au contraire, plus large, un peu comme celle d’un crocodile, cette fois. Sa queue était aussi plus longue, mais ne terminait pas en réseau de fouets. Ce qui surprit le plus Alice, toutefois, ce fut ses écailles moins saillantes, et d’un noir impénétrable. Il ne semblait s’en dégager que des ténèbres insondables.
— Dragon en vue, cria l’un des soldats dans son talkie-walkie. Je répète : dragon en vue !
D’un bond bien agile pour sa taille, le monstre vint se poser dans la clairière, tout en se tenant loin d’Alice qui avait rejoint les deux militaires. Ensemble, les trois faisaient face à la créature et analysaient chacun de ses mouvements.
— Ainsi… Voici celle qui a vaincu… Dappānu… seule. Bravo… petite, gronda le monstre.
Comme pour son frère, il s’adressait directement à l’esprit de ses interlocuteurs, le son de sa voix restant incompréhensible.
— Humaine ! reprit-il. Je suis… Berûtu, la Famine. Je suis… impressionné que tu aies su… éliminer mon frère. Mais n’espère pas… prendre l’ascendant sur… moi !
La Famine ? Était-ce donc lui qui avait anéanti cultures et bétail en Argentine ? Mais alors, que pouvait bien représenter Dappānu ? Et la catastrophe en Alaska ? La théorie des cavaliers de l’Apocalypse revint en force dans l’esprit d’Alice.
— Combien êtes-vous !? hurla Alice.
— Depuis que Dappānu est tombé… nous ne sommes… plus que… deux… Mais ne te réjouis pas… cela suffira amplement… à anéantir votre monde. Même sans… Masla'tu… je n’aurai aucune peine à t’écraser !
Pas de quatrième dragon, donc… Cela aurait pu être rassurant s’il n’y avait pas un monstre immense en train de prendre un envol vertical, juste devant elle.
— Commençons… tonna le dragon.
Berûtu prit une profonde inspiration. Tandis qu’Alice s’attendait à un flot de flammes, elle vit sa gueule entrouverte se charger d’une fumée aux teintes verdâtres et violacées. Au moment où il expira, outre un cri suraigu qui fit douloureusement vibrer les tympans des trois malheureux, s’échappa de sa gueule un flot de miasmes qui vint brûler toute la végétation non loin devant l’adolescente médusée. Alors, le dragon releva la tête et le souffle répugnant s’approcha dangereusement d’Alice, décomposant aussi bien l’herbe que les fleurs du printemps sur son passage.
Impossible d’esquiver une telle vague de destruction. Alice tendit la main en avant et, serrant la base de celle-ci de toutes ses forces, canalisa devant elle et ses camarades d’infortune une barrière magique émettant une douce lueur jaune pâle, comme celle du soleil un soir d’automne.
Le flot immonde de Berûtu vint s’écraser sur la demi-sphère brillante et immatérielle, et se dispersa aux alentours, souillant toutes les plantes impactées. Les trois miraculés, eux, avaient fermé les yeux, comme s’ils n’avaient pas osé regarder la mort en face.
— Magnifique, petite… Ainsi, c’était vrai… Tu peux faire de la magie… seule. Tu outrepasses… les codes…
Alice rouvrit les yeux et, relevant la tête, regarda le triste spectacle devant elle. La terre était soudain devenue noire et morte. De petites flaques d’acide bouillonnant la jonchaient encore, ça et là, et l’herbe alentour semblait tomber malade de manière accélérée. Voilà pourquoi les terres d’Argentine s’étaient transformées en champs de souillure : le flot miasmatique de Berûtu faisait mourir toute végétation, ainsi que les bêtes qui consommaient celle-ci.
— Tes ridicules… artifices… ne pourront rien faire contre moi ! gronda le dragon.
Mais au moment où il amorçait un élan pour se rapprocher d’Alice, deux hélicoptères apparurent par-delà les falaises du fond du cirque et se mirent à faire feu sur la créature. Ils avaient sans aucun doute décollé depuis leur base la plus proche, alertés par l’appel radio d’un des deux compagnons improvisés d’Alice. Agacé, Berûtu fit volte-face et se mit à pourchasser les engins qui, par d’habiles manœuvres, parvinrent à l’éloigner du cirque. Le temps gagné permit à Alice et aux deux militaires de détaler vers le village en contrebas. Jusqu’où les hélicoptères pourraient-ils détourner le monstre ? Quel sursis Alice allait-elle en tirer ?
Elle entra avec fracas chez sa grand-mère, comme si le logis de celle-ci allait suffire à la protéger du dragon. Elle savait, au fond d’elle-même, qu’il n’existait aucun refuge contre cette créature, dont le souffle acide ferait fondre les murs et les souterrains où elle pourrait tenter de s’abriter. Les deux soldats étaient quant à eux restés dans l’allée : les pauvres hommes étaient probablement en état de choc.
— Mamie ! cria l’adolescente dans le salon. Les dragons, ils… sont de retour ! Enfin… l’un d’entre eux.
— Alors c’est donc ça, tout ce raffut… Tu veux dire que nous sommes fichus ?
— Je ne sais pas… Il a l’air… plus puissant que le précédent, ajouta l’adolescente à bout de souffle.
Sa grand-mère prit un air grave. Ainsi, ses quatre-vingt neuf années de vie allaient se terminer dans la vague de destruction d’un dragon… d’une incarnation du Diable ! Elle n’aurait jamais imaginé cela.
— Au fait mamie, reprit Alice. Les quatre cavaliers, c’est Famine, Mort, et…? Guerre ? Et puis ?
— C’est bien ceux que tu cites, mais il te manque le premier des quatre, le blanc, la Conquête. Nombre s’accordent à dire qu’il s’agit en réalité du fils divin en personne, quand bien même il apparaît en tête d’une série de fléaux. Il réapparaît d’ailleurs plus tard dans les versets de l’Apocalypse et est identifié comme le « Verbe de Dieu ». Mais pourquoi cette question maintenant, Alice ?
— Il manque celui-là… Je suis sûre qu’ils sont quatre ! Et le dragon, là… n’en a pas parlé un seul instant. Se pourrait-il qu’ils le renient ? Et pourquoi ?
Alice n’était pas croyante, et gardait un souvenir amer de ses cours de catéchisme… Pour elle, la Bible n’avait aucun sens : c’était ni plus ni moins qu’un livre de légendes plutôt mal écrit et d’un ennui mortel. Mais ces coïncidences… la faisaient espérer. Elle avait envie de croire que le quatrième dragon n’avait pas le goût de la destruction de ses trois autres frères. La Conquête, hein ? Peut-être venait-il reprendre son dû : le droit de fouler le sol de notre planète. Mais peut-être souhaitait-il le faire sans guerre, ni famine, ni mort. Peut-être voulait-il le faire… par le dialogue, comme Alice l’avait toujours espéré bien avant que les dragons ne s’extirpassent de leurs montagnes.
Sous le glacier de la Finive, dormait Dappānu, la Guerre, le dragon rouge. Il s’était réveillé et avait dans la foulée libéré Berûtu, la Famine, le dragon noir. Ensuite, ils avaient volé ensemble pour libérer le troisième de leurs frères, Masla'tu, la Mort. Mais avant ces trois-là, devait s’éveiller la Conquête. Existait-il ? Et si oui, où était-il ?
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