Chapitre 22 : Miracle
« Puis je vis le ciel ouvert [...] ; celui[-ci] s'appelle Fidèle et Véritable ; il juge et combat avec justice. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 19, 11)
Soudain, un éclair fila devant les yeux mi-clos d’Alice et l’instant d’après, le visage de son meurtrier écailleux semblait avoir… disparu. Elle parvint tout juste à relever la tête et à s’appuyer sur ses coudes pour regarder devant elle. Masla'tu était à terre et… un immense dragon le plaquait au sol !
— Kišittu (7)… Traître ! Laisse-moi… finir ma mission, grogna le dragon blême.
Elle secoua la tête, incrédule, et ses sens lui revinrent petit à petit. Elle entendit Masla'tu se débattre et hurler comme un dément, tandis que l’autre dragon le maintenait à terre avec aisance et fermeté. Celui-ci était blanc, d’un blanc vif et resplendissant qui tranchait nettement avec les couleurs ternes des trois autres à qui elle avait eu affaire.
— Tu as… outrepassé ta mission… Masla'tu. Il n’a jamais… été question… de reprendre notre envol au prix d’un… génocide.
Alice n’y comprenait rien. Tout ce qu’elle voyait, c’est qu’un dragon était sur le point de la tuer, et qu’un autre venait de l’en empêcher.
— Là… quelque chose m’échappe un peu, commenta Zoé.
— Je… Je ne comprends pas bien non plus.
Mais alors que Masla'tu se contorsionnait comme un fou furieux pour échapper à l’emprise de l’énigmatique dragon blanc, ce dernier ouvrit grand la gueule et une lumière éblouissante s’en échappa, droit sur le visage de sa victime. Celle-ci poussa soudain un hurlement à briser les tympans de n’importe quel mortel à des kilomètres à la ronde. D’ailleurs, les instants qui suivirent, Alice n’entendit plus le moindre son : les gesticulations vaines du dragon blême, si bruyantes auparavant, résonnaient de manière fort étouffée dans sa tête.
— Ainsi… tu te souviendras… de rester à ta place… Masla'tu, ajouta l’énigmatique sauveur d’un ton étonnamment calme.
Il libéra alors son emprise sur sa victime, laquelle parvint à se relever et à faire quelques pas en arrière. Puis, déployant ses ailes, Masla'tu prit son envol avec maladresse. Nul doute qu’il aurait souhaité en finir avec Alice, mais il semblait incapable de tenir tête à son sauveur inattendu. D’autant plus maintenant que ses yeux… avaient brûlé sous la lumière ardente produite par son congénère !
Alors, il pivota à l’aveuglette, et s’orientant à l’aide de ses autres sens, il disparut rapidement vers le Sud-Ouest, par-delà les falaises du cirque.
— Mais qui êtes-vous !? cria Alice à l’attention du dragon blanc.
Celui-ci se retourna vers elle, puis lui adressa la parole de la même manière que les dragons précédents : un ton lent, caverneux, dans la même langue inconnue.
— Je suis… Kišittu, la Conquête… le premier… dragon. Mais avant de t’en dire plus… laisse-moi faire… quelque chose pour toi…
Kišittu prit une inspiration, de façon identique aux autres dragons, mais ses narines laissèrent échapper de subtils filaments de lumière verte. Et lorsqu’il ouvrit la gueule, un rayon blanc vint caresser le corps meurtri d’Alice, résorbant petit à petit la douleur qui la tiraillait. Quand celui-ci s’estompa, elle pouvait… bouger ! Et elle ne manqua pas d’en profiter en se relevant sans aucune peine.
— Je… Je peux bouger. Merci infiniment ! Mais votre souffle, on dirait… On dirait la même magie que celle…
— … que tu utilises… humaine. Et c’est bien le cas… N’as-tu point lu que la magie… venait des dragons…? À vrai dire… c’est moi qui vous… l’ai transmise.
— Sauf que… je n’ai pas su soigner ma mère, moi… déplora l’adolescente.
— C’est normal… petite. La magie… que je vous ai donnée… ne sert de votre côté… qu’à combattre les dragons… Je vous en ai fait don afin que… vous puissiez affronter… ceux d’entre nous qui perdraient la raison. J’ai seulement… fait en sorte que vous ayez besoin d’être deux… pour limiter votre pouvoir… même si tu as réussi à contourner ingénieusement cette limite. Et je crois… avoir eu raison de vous offrir tout cela… quand je vois ce que sont devenus… mes frères.
— Mais les anciennes générations s’en sont servi pour vous enfermer de la même manière que les autres, n’est-ce-pas ?
— C’est… vrai. L’homme… n’aime pas… la concurrence. Il veut toujours… régner en maître sur la Terre. Alors… tes aïeux m’ont trahi… ainsi que mes frères… car ils avaient peur de nous.
— Et… vous n’avez pas souhaité vous venger, vous ?
— Je n’ai… pas perdu la raison... comme l’ont fait mes frères. Ils ont perdu leur sagesse… et n’ont songé qu’à la vengeance. Mais… quel intérêt de reprendre la Terre aux hommes… si cela implique de régner ensuite en maîtres… sur un champ de ruines ? Telle n’est pas… ma vision des choses.
— Vous êtes tel que j’ai toujours imaginé les dragons, alors. Fier, puissant, mais digne.
— Merci… humaine. Nous l’étions tous… autrefois. Mais qu’importe… Je ne suis pas venu… en quête de compliments de la part des hommes. Je suis seulement là… pour rétablir l’équilibre et éviter votre extinction. Ma mission accomplie… je m’en retourne sous la montagne… mais libre… cette fois.
D’un bond étonnamment léger eu égard à sa taille, puis par quelques battements souples de ses ailes d’un blanc immaculé, Kišittu prit de l’altitude. Alors il se replia sur lui-même, et une courte pluie d’étoiles argentées se déversa sur le cirque. Alice, sans voix, vit la nature se reconstruire presque instantanément autour d’elle : la végétation meurtrie par Berûtu revivait, et les gouffres créés par Masla'tu se refermaient tous seuls. Des fleurs repoussaient à nouveau, ça et là, comme prises d’une croissance frénétique. Le sous-bois redevenait luxuriant, comme il l’était encore seulement quelques heures plus tôt. Le dragon blanc avait non seulement réparé le corps d’Alice, mais aussi son petit sanctuaire à elle.
— Que ton havre de paix le reste… pour l’éternité, gronda-t-il.
Alors il s’envola vers l’Est, presque à l’opposé de la direction empruntée par son frère. Alice, abasourdie, continuait à regarder autour d’elle. Le cirque était magnifique, tel qu’elle l’avait toujours connu. Peut-être même était-il plus beau encore, tant les fleurs semblaient plus variées et nombreuses qu’auparavant.
Sans hâte, l’esprit encore perturbé par les récents évènements, elle redescendit annoncer la nouvelle à sa grand-mère, qui n’en revint pas. Cette dernière passa de longues minutes à chanter des louanges et à réciter de multiples passages de la Bible, sous le regard peu convaincu d’Alice : à l’entendre, c’était le bon Dieu qui avait triomphé des dragons et évité l’Apocalypse… Cela vexa l’adolescente et mit à mal sa fierté déjà fragile.
Les jours suivants, elle tenta de rassembler des témoignages, afin de communiquer à nouveau au monde sur les dragons. Nul militaire ne vint la soutenir dans ses affirmations fantaisistes, tenus qu’ils étaient par leur serment professionnel sur ce dossier classé « Très Secret Défense » et la peur des conséquences que pourrait avoir une telle révélation de leur part. Nul civil non plus, car la majorité de ceux ayant vu un dragon n’y avaient pas survécu… et les rescapés étaient devenus fous pour certains, ne voulaient pas en parler pour d’autres, ou restaient sceptiques malgré l’évidence pour les derniers.
Pire, de la part des rares personnes ayant conscience de l’existence des dragons, elle reçut des menaces en lieu et place des témoignages attendus : il s’agissait là d’un sujet tabou qu’il ne fallait en aucun cas aborder. La frontière entre le réel et la fantasy restait définitivement figée, et les dragons ainsi que la magie relevaient de cette dernière. C’était ainsi, et pas autrement.
Alice n’en revenait pas ! Que ce soit avant ou après leur récent éveil, le regard de l’humanité sur les dragons restait le même : le déni. Personne ne voulait en parler, ni en entendre parler. Quelques générations suffiraient sans doute à effacer tout souvenir sur eux, tant l’homme continuait à réfuter leur existence.
Si elle la sollicitait, Zoé ne lui répondait plus. Elle avait tout bonnement disparu de sa tête ! Même si Alice comprenait bien pourquoi, les dragons s’étant probablement rendormis et la magie avec eux, elle se sentait parfois mélancolique à ce sujet, voire déprimée. Elle avait perdu une amie, après tout.
Et son esprit fantaisiste resta un esprit fantaisiste. Elle pouvait presque revoir ses camarades se moquer d’elle ou son père la gronder si elle faisait mention de créatures mythologiques vivant… sous la montagne. Alors, elle se souvint de l’idée qu’elle avait eue : à défaut de communiquer au monde, elle communiquerait aux pages. Elle écrirait son encyclopédie sur les dragons, pour compléter le travail de Jean Eudes d’Entremont. Et peut-être que celle-ci servirait aux générations futures, comme Observatoire des dragons lui avait servi à elle. Après tout, Masla'tu était encore en vie, et sa haine envers les hommes n’était pas prête de s’éteindre…
: Kišittu signifie « conquête » en akkadien. Il correspond au cavalier de l’Apocalypse dont le cheval est blanc, et en qui bien des auteurs ont vu une force positive, parfois même le Christ en personne.
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Kišittu (7) : Kišittu signifie « conquête » en akkadien. Il correspond au cavalier de l'Apocalypse dont le cheval est blanc, et en qui bien des auteurs ont vu une force positive, parfois même le Christ en personne.
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