Le jeune Luc
Aussi loin que ses souvenirs remontent, Luc l’a toujours choyée. Pour l’avoir bercé et nourri, pour lui avoir donné matière à rêver et à espérer, pour avoir toujours été présente à ses côtés, pour l’avoir consolé lors de ses chagrins et rappelé à l’ordre lorsque son cœur l’entraînait vers quelque chemin sinueux, Luc, plus que quiconque, l’aimait et la chérissait. Luc, dont nous allons bientôt connaître l’histoire, est un jeune orphelin de quinze ou dix-neuf ans. Et depuis quinze ou peut-être dix-neuf ans, Luc était amoureux de la lune.
Il n’avait d’yeux que pour elle et du jour il n’attendait que le déclin pour, enfin, la voir apparaitre, étincelante dans sa grande robe de soie noire. Le soir enfin tombé, Luc s’asseyait sur le rebord de sa fenêtre et la contemplait des heures durant. Parfois, il lui parlait, car enfin, pensait-il, il existait probablement quelqu’un ou quelque chose sur terre de très cher à la lune, une raison à ces sempiternelles visites nocturnes, à ce regard brillant par-delà tout horizon. Plus que tout, Luc espérait être cette raison. Et quand bien même, un peu de conversation l’arracherait à la monotonie de ses longues nuits. Luc lui tenait donc compagnie et ne dormait que très peu.
Luc ne dînait qu’à la tombée de la nuit. Le soir il dressait la table (qu’il prenait soin de couvrir d’une nappe blanche) en l’ornant de beaux couverts d’argent et prenait place à une extrémité, tandis qu’à l’autre, la lune étalait gracieusement sa rondeur sur la nappe immaculée. La nourriture, elle, importait peu. La lune n’avait pas grand appétit pour ces choses-là. Naturellement, au gré des minutes, son reflet se déplaçait lentement, jusqu’à disparaitre de la surface de la table. Mais Luc lui pardonnait ces irrévérences. Comment prendre le temps de dîner lorsqu’on a un monde entier à couver du regard ?
Bien sûr, les sentiments qu’éprouvait Luc devaient rester secrets, tout au plus une confidence entre les nuages et lui-même. Luc ne fréquentait de toute manière que peu de gens. Depuis qu’il avait quitté l’orphelinat, il s’était détaché des hommes. Il est si difficile de se mêler aux autres lorsqu’un flou demeure sur sa propre identité… Il existait pourtant deux personnes à qui Luc rendait régulièrement visite. Deux personnes qui lui fournissaient respectivement de quoi manger et de quoi boire. Son pain -car c’était la base de son alimentation- il allait le chercher dans une petite boulangerie, appréciée de ses clients pour la saveur et l’originalité de ses produits. Là-bas travaillait une jeune fille qui avait abandonné l’école au profit du fourneau. Cette jeune fille s’appelait Marie. Marie était très douce et mettait tout son cœur à son ouvrage. Elle avait les mains blanches et pétrissait de petits pains en forme de chiens, de chats, et parfois même, d’oiseaux. Elle connaissait bien Luc, qui fréquentait son établissement depuis longtemps déjà. D’ailleurs, elle le connaissait et l’appréciait plus que n’importe quel autre client. A ses soupirs, à ses yeux pâles où semblait briller une pupille d’argent, à ses gestes calmes, lents et précis, comme suspendus entre deux mondes, à ce regard où foisonnaient plus de sentiments qu’il n’existe de mots pour les nommer, elle avait deviné un garçon sensible et passionné, dont elle s’était éprise. Pourtant, depuis fort longtemps déjà, Marie avait deviné vers quel horizon battait le cœur de Luc. Un peu jalouse peut-être, Marie avait dès lors changé sa façon de s’habiller, de se coiffer… Elle qui jamais n’avait appliqué le moindre trait de crayon sur ses yeux, se poudrait tant le visage qu’il brillait comme un écu d’argent. Mais ses longs cheveux roux, toujours ondoyaient comme l’aurore sur son visage pâle et doux. Elle avait alors acheté un grand ruban blanc, qu’elle plaçait dans ses cheveux pour en apaiser le feu. Car le roux, pensait-elle, était bien trop étranger à l’ivoire de la lune.
Quant à sa boisson, Luc allait la chercher un peu plus loin par-delà les faubourgs, dans une petite cave à vin qui sentait la noisette et le raisin ; une petite cave où attendait patiemment Jean, assis derrière son comptoir. Jean était un vieil homme, qui, pour trop aimer ses produits en avait adopté jusqu’à la couleur. Son visage rond et joufflu semblait une grosse myrtille trop mûre. Luc aimait beaucoup Jean, car Jean comprenait des choses que les autres n’auraient pas même pris la peine d’entendre. Outre son infinie connaissance en matière de viniculture, c’était un esprit brillant qui avait toujours des histoires à raconter et qui prenait autant de plaisir à parler qu’à écouter. Jean aimait Luc autant que son vin et lui avait par conséquent appris à l’apprécier. Luc, qui venait auparavant chez Jean pour sa limonade, venait désormais pour son vin et restait par amitié pour le bonhomme. Et c’est tant mieux, car Jean avait arrêté de vendre la limonade qu’il considérait comme néfaste pour le cerveau. Malheureusement, son caractère et sa façon d’être décontenançait les gens, trop sérieux, trop absurdes pour le comprendre et l’apprécier. Aussi, Jean ne recevait que peu de clients.
Un jour, comme Luc poussait la porte de sa cave, Jean accourut vers lui les bras tendus :
— Luc ! Tu ne pouvais pas mieux tomber ! J’ai adopté un bébé mammouth à courte trompe ! J’aimerais te le présenter, suis-moi donc ! lança-t-il à Luc en l’entraînant par le bras. Là ! chut… parlons doucement si tu le veux bien, il dort… n’est-il pas superbe ?
Jean, qui avait escorté Luc jusqu’à l’arrière-boutique où pendaient des saucissons comme des lampadaires et où étaient entreposées des caisses de vin par centaines, pointait du doigt l’angle du mur sombre, où se trouvait un tas de paille et une grande toile d’araignée.
— Alors, comment le trouves-tu ? répéta Jean qui trépignait d’impatience.
Luc s’approcha lentement de l’amas de paille et toujours avec ce calme et cette sérénité qui le définissait, s’accroupit en observant le petit tas de brins blonds.
— Il est très beau, chuchota Luc sans quitter l’animal des yeux.
— N’est-ce pas ? répondit Jean qui s’évertuait à déboucher une vieille bouteille de rhum. Saleté de bouchon, grommelait-il, vas-tu sauter oui ou non ? Ah ! Voilà. Je disais donc, reprit Jean entre deux gorgées, ce joli mammouth est une espèce d’une extrême rareté. Comme tu peux le voir, il a un poil d’argent et sa trompe ne ressemble en rien à celle que l’on connaît des mammouths… Et tout cela n’est pas sans raison, puisque notre petit ami est un mammouth lunaire ! Il est né là-haut sur notre lune ! Mais le pauvre petit animal a dû chuter en glissant sur ceci, dit Jean en empoignant un drapeau américain dégoulinant de vin. Ensuite, il est tombé sur terre, dans un tonneau, tonneau qui m’a été livré par la suite. Un beau matin, alors que je mettais un peu d’ordre dans mon stock au sous-sol, j’ai entendu un bruit que je connais particulièrement bien : celui du bouchon qui saute du goulot. Lorsque je me suis retourné, j’ai tout de suite remarqué qu’un de mes tonneaux était percé d’un trou sur le couvercle. Le bouchon avait bel et bien sauté. Et c’est à ce moment-là que j’ai vu le bout de la trompe de notre ami émerger du tonneau, tout comme un périscope.
— Son nom est tout trouvé dans ce cas, dit Luc en souriant.
— Diogène n’est-ce pas ? Figure-toi que c’est ainsi que je l’ai baptisé. Mais la pauvre petite chose est très fatiguée, dit Jean dans un soupir. Un jeune mammouth, lunaire ou pas, ce n’est pas fait pour supporter un tel voyage. Ah ! Espérons que ses parents viennent le chercher, car dans le cas contraire, il me faudrait trouver un moyen de me rendre sur la lune pour le leur ramener.
— Je suis sûr que tu y arriverais, répondit Luc qui couvait des yeux le petit mammouth, à peine surpris de la présence d’un mammifère préhistorique dans la cave de Jean.
Comme Luc jugeait le moment opportun pour se confier à Jean (qui était avec Marie, la seule personne à qui il pouvait parler) il se releva doucement et après avoir adressé une caresse à Diogène, se risqua à prononcer ces quelques mots :
— A ce propos Jean… Il y a quelque chose dont je voulais te parler, quelque chose qui me tient à cœur mais… difficile à exprimer. J’ai peur de ne pas trouver les mots qui…
— Parle donc mon ami ! Et sans ambages je te prie. Nous sommes ici entre personnes censées. Ne sont inexprimables que certaines pensées adressées aux mauvais interlocuteurs, ceux dont le cœur est bridé par la raison. Le mien est depuis longtemps libéré de cette chaine. Si tout cela m’a bien appris une chose, dit Jean en balayant sa vaste cave du regard, c’est que les mots sont comme le vin : à trop couler ils finissent toujours par nous enivrer. Mais certains d’entre eux, rigoureusement sélectionnés, nous laissent entrevoir la volupté.
— Et bien voilà, je… j’ai rencontré quelqu’un que je crois… non, que je suis sûr d’aimer !
— Ah l’amour ! c’est bien Luc, c’est bien. C’est une jolie chose… du moins pendant un certain temps. C’est un peu comme l’ivresse. Mais je suis content pour toi, dit Jean d’un air monotone tout en se servant un plein verre de vin rouge. Et qui est cette personne, l’ai-je déjà vue ? reprit-il sans grande conviction, les yeux rivés sur son verre.
— Oui… Il s’agit de la lune, répondit timidement Luc, d’une voix qui semblait se consumer sur ses lèvres.
Jean fut pris d’un tel soubresaut qu’il manqua de tomber à la renverse. Tout en versant son vin, qui coulait abondamment à côté de son verre en se répandant sur la table, il leva vers Luc des yeux dans lesquels on devinait une stupéfaction semblable à celle du nouveau-né. Il balbutia ensuite quelques mots, puis d’une voix plus claire, clama alors :
— Mais c’est magnifique, extraordinaire ! Il nous faut boire à cela ! Et la grande dame blanche partage-t-elle cet amour ? Ah ne dis rien ! C’est le cas ! Je le vois dans tes yeux… ça alors quelle prouesse ! Quelle audace de cœur ! Voilà enfin ce que j’oserai appeler un haut-fait. Quand on pense que les hommes et les femmes, s’acharnant pourtant à ignorer les océans et les montagnes qui les séparent, ne parviennent à se trouver et à se comprendre, toi tu trouves assez de force en toi pour lancer ton cœur par-delà les nues et atteindre et toucher la lune elle-même !
Jean s’en fut alors chercher un grand vin à la robe plus rouge que le sang, qu’il partagea avec Luc en discourant sur la lune. Jean aurait adoré la rencontrer, ne fût-ce qu’un court instant.
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