Le policier au chocolat
Le lendemain, lorsqu’au petit matin le soleil pointa le bout de ses rayons, un immense soulagement souleva l’humanité toute entière. Le soleil, lui, ne les avait pas abandonnés. La peur et le frisson de la veille se dissipa aussitôt et la vie reprit son cours. Le radio-réveil de Luc indiquait huit heures moins dix, lorsque de grands coups résonnèrent à travers l’appartement. A moitié assoupi, Luc s’extirpa de son lit en chancelant. Qui pouvait venir lui rendre visite de manière si matinale ? Luc eût bien assez tôt sa réponse. Alors qu’il enfilait maladroitement une veste et un pantalon, les coups retentirent à nouveau, puis quelqu’un (qui avait une grosse voix autoritaire) interpela Luc :
— Monsieur, ouvrez la porte je vous prie. Police nationale, on nous a signalé un cas de vandalisme.
— J’arrive, balbutia Luc qui ne comprenait pas ce que pouvait bien lui vouloir la police.
Il s’avança vers la porte d’entrée en sautillant ; dans la précipitation, il n’avait pas eu le temps de passer sa ceinture et son pantalon menaçait de tomber sur ses chevilles. Il jeta rapidement un coup d’œil inquiet dans le salon et vit que la Lune, inquiète, s’était cachée derrière une plante verte où elle se tenait immobile et silencieuse. Luc lui fit signe de ne pas bouger, passa la main dans ses cheveux, s’infligea trois tapes sur chaque joue, se racla la gorge et, enfin, déverrouilla le loquet de la porte. Celle-ci s’ouvrit alors sur madame Myrtille, dont le visage était plus que jamais traversé de tics. A ses côtés, se tenait un agent de police en uniforme bleu, très grand et qui portait une barbe plus épaisse que la nuit, aussi dense qu’un buisson. Ses sourcils broussailleux frémirent lorsque son regard se posa sur Luc, puis il dit d’une voix rauque, qui semblait provenir de l’au-delà :
— Pardon de débarquer de façon si impromptue mais cette… dame ! que voici, dit-il en désignant madame Myrtille de la tête, nous certifie que vous complotez contre votre voisinage et préparez un, euh… une…
— Une liquidation générale ! Parfaitement ! Un tombeau à ciel ouvert ! Avez-vous vu la taille du trou qu’il a creusé dans le jardinet ? De quoi enterrer tous les résidents de l’immeuble ! Et mon chat par-dessus le marché… ah ! je suis sûre qu’il en veut à mon Patou ! scanda madame Myrtille qui reprenait peu à peu la couleur du fruit mûr.
— Bien, pouvons-nous entrer un moment je vous prie ? demanda poliment l’agent de police en ôtant sa casquette.
Luc fit entrer le policier, ainsi que madame Myrtille, qui lançait des regards furtifs dans chaque coin de l’appartement, s’attendant sans doute à ce qu’un piège se referme sur elle.
— Bien monsieur, dit le policier qui regardait le salon de Luc d’un air absent, je ne voudrais pas vous déranger trop longtemps, alors je serai bref. Avez-vous des informations à nous fournir concernant l’énorme trou qui est apparu dans le jardin commun ? en êtes-vous le… pelleteur ?
— Evidemment que c’est lui ! Quelle question, nous l’avons trouvé au fond, les mains pleines de terre ! s’emporta madame Myrtille.
— Madame, contenez vous je vous prie, dit le policier en se massant le front du bout des doigts comme pour prévenir une vilaine migraine.
— En prison ! tonna madame Myrtille, sans égard pour l’avertissement du policier.
La nouvelle intervention de madame Myrtille fit sursauter l’agent qui en perdit sa casquette.
— Monsieur l’agent, dit Luc très calmement, je vous assure que jamais je n’aurais même eu l’idée de nuire à mes voisins, je n’ai aucune mauvaise intention… Si je me trouvais dans ce trou c’est uniquement parce que… mais pardonnez-moi, puis je vous offrir un café ?
— Volontiers… répondit le policier qui semblait frappé par une soudaine lassitude.
Luc s’avança dans la cuisine, suivi de près par madame Myrtille et le policier qui s’épongeait le front à l’aide d’un petit mouchoir. Luc ouvrit le placard où se trouvaient toutes les boissons ainsi que les grains de café et y plongea la main.
— Voyez-vous, reprit Luc tout en fouillant le compartiment, je n’ai jamais creusé ce trou. Si je me trouvais au fond, c’est uniquement pour venir en aide à dame Lune, qui est tombé des cieux cette nuit-là… avoua Luc qui avait un peu de peine pour le policier.
— La lune vous dites ? Très bien je vois… dites, oubliez le café et servez-moi plutôt un verre de cette bouteille que j’aperçois à côté… oui, voilà ! celle-ci, dit le policier en désignant une bouteille de rhum.
Le policier marqua alors une pause et ses yeux s’illuminèrent comme des petits fanaux sur l’océan. Il resta bouche bée quelques secondes, indiqua une plaquette de chocolat qu’il venait d’apercevoir dans le placard et dit, d’une voix moins grave, qui semblait celle de l’enfant qu’il fut jadis :
— Et… serait-ce trop vous demander que d’avoir un petit carré de cet illustre chocolat ? Je… je n’ai pas pris le temps de manger ce matin, je vous en serais très reconnaissant.
Luc sortit la bouteille et la plaque de chocolat du placard, les déposa sur la table et invita le policier à s’asseoir.
— Pourrait-on arrêter cette mascarade ? s’insurgea madame Myrtille
Mais le policier, en soupirant, se servait déjà un plein verre de rhum. Puis il fit glisser sa main vers le chocolat, qu’il regardait avec amour. Il but une gorgée et croqua dans son carré. Luc jura apercevoir une larme de plaisir rouler au coin de l’œil du gros bonhomme.
— Pardonnez-moi, je vous ai coupé tout à l’heure, vous me parliez de… une certaine histoire avec la lune n’est-ce pas ? demanda le grand policier en trempant un carré de chocolat dans son rhum, dont il se délecta avec un plaisir non dissimulé.
— Mais tout cela est parfaitement absurde ! hurla madame Myrtille qui fulminait sur place. N’acceptez rien de sa part ! Là, ce chocolat, son atroce chocolat ! Ne le mangez pas, crachez-le ! Ce n’est pas du chocolat, c’est une immondice, c’est… c’est du poison !
A ces mots, le policier devint plus rouge que rouge. Tout son corps, jusqu’à ses cheveux, se mit à trembler et Luc crut pour un instant que la lave allait lui sortir par les oreilles. Prit d’une incontrôlable fureur, il bondit de sa chaise et vitupéra contre madame Myrtille :
— Par la moustache d’Hercule Poirot ! Qu’avez-vous dit là ? Le chocolat Cocolait, du poison ?! Blasphème ! Hérésie ! Je vous trainerai en justice pour ça ! Attendez voir, où sont mes fers ? aboya le policier qui ne se contenait plus.
Devant ce géant enragé, madame Myrtille se changea en une sorte de caméléon apeuré. Recroquevillé sur elle-même, son teint vira du rouge au vert, puis au blanc lorsqu’elle vit l’agent de police avancer vers elle en présentant une paire de menottes. Rapidement, il lui entrava un poignet, puis le deuxième et lui ordonna de conserver le silence jusqu’à leur arrivée au poste de police. Madame Myrtille était si blanche que Luc se demanda si son âme ne l’avait pas quittée. Dans le doute, il ouvrit une fenêtre. Hors de question de laisser l’âme de madame Myrtille aux côtés de dame Lune.
Le policier escorta madame Myrtille jusqu’à la porte d’entrée et quitta les lieux en sa compagnie.
— Encore désolé de vous avoir dérangé jeune homme, bonne journée et merci pour le chocolat, dit le policier en portant la main à son képi. Puis il referma la porte derrière lui et Luc ne put s’empêcher de réprimer le sourire qui lui venait aux lèvres. « Clac ! » la porte, tout à coup, s’ouvrit à nouveau. Le policier glissa la tête dans l’ouverture et demanda, avec cette même voix un tantinet enfantine qui lui était venue quelques minutes auparavant :
— Hem… dites-moi… serait-ce trop vous demander que de… enfin vous savez, ce chocolat, pourrais-je en avoir un dernier petit carreau ? pour la route… peut-être ?
Luc fit don au policier de la plaquette entière et ce geste sembla le ravir. Il tendit le bras et avant de partir, lui serra la main avec une telle énergie que Luc, par quatre fois sentit ses pieds décoller du sol. Le policier parti, la Lune n’eut d’autre préoccupation que de rire, de rire à en réveiller les étoiles.
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