Le brave Diogène
Baigné de reflets rouges fantomatiques, tout le quartier, toute la ville était en proie à une angoisse sans équivalent. Aux fenêtres des immeubles voisins, on pouvait apercevoir des figures livides plaquées contre les carreaux. Les habitants observaient la scène avec effroi mais personne n’osait se rapprocher, personne n’osait même sortir de chez soi. Les rues étaient plus désertes que jamais. Seules des sirènes de police, que l’on entendait résonner au loin, indiquaient l’approche des forces de l’ordre. Mais Diogène et Mars n’y prêtaient aucune attention. A peine Luc avait-il franchi le pas de la porte, que les deux gigantesques êtres manquèrent de le renverser. Dirigé par Blanche, Diogène fonçait sur Mars tête baissée. Mars opposa sa large épée, dont il se servit comme d’un bouclier pour parer les charges de son adversaire. Le fracas de l’ivoire contre l’acier était terrible. Luc se sentait aussi impuissant qu’une petite tortue au milieu d’une voie d’autoroute. Le moindre coup l’aurait réduit en bouillie.
Lassé de subir les attaques de Diogène, Mars fit un formidable bond sur le côté et arracha un lampadaire du sol. Il l’avait cueilli avec la même simplicité qu’une pâquerette. Pour enrayer la furie du destrier, il lui fallait neutraliser le cavalier… Mars mit Blanche en joue, donna de l’élan à son bras, et… « splash ! »
Avant que Mars ne lance son lampadaire au visage de Blanche, quelque chose s’était brisé sur le sien. Un liquide brûlant lui coulait le long de la joue. Furieux, Mars souffla comme un taureau, puis tourna la tête. Luc venait de lui jeter « la rédemptrice », la petite fiole de Jean au visage. L’audace dont Luc venait de faire preuve plongea Mars dans une effroyable colère. Subir un tel affront de la part d’un humain, cela relevait de l’hérésie, une hérésie que le dieu de la guerre jamais n’aurait pu tolérer. Il tourna aussitôt les talons et fit face à Luc, qu’il toisa pendant quelques secondes avant de lui jeter le lampadaire, à la manière d’une lance. Il fila dans l’air avec un sifflement sordide et aurait embroché Luc, s’il ne fut pas lui-même saisi et projeté dans les airs au même instant. Luc sentit ses pieds quitter le sol et il pensa tout d’abord que la mort l’avait emporté. Mais lorsqu’il ouvrit les yeux, qu’il avait fermés en voyant le lampadaire filer droit sur lui, il se rendit compte qu’il était en train de voler, où plutôt de planer dans les airs. Autour de lui, autour de ses poignets, de ses jambes, au creux de son dos et derrière sa nuque, s’agitaient des filaments d’argents, lui effleurant la peau comme des caresses. Blanche, pleine de ressources, aussi brillante sur terre qu’elle l’était dans les cieux, attirait Luc à elle, comme elle attirait les rêves et les regards quand elle éclairait encore les nuits. Mars enrageait et il essaya de frapper Luc de son épée pour le clouer définitivement au sol. Mais Diogène s’interposa et en opposant ses défenses d’ivoire, aussi blanche que la robe de dame Lune, fit reculer Mars. Blanche, en souriant, tendit une main à Luc. Il l’attrapa puis prit place à ses côtés, à califourchon sur l’encolure velue et tiède du bon gros Diogène. Sous les ordres de Blanche, Diogène se cabra, et en équilibre sur ses pattes arrière, retomba lourdement sur le sol en écrasant la jambe de Mars sous sa patte avant droite. Malgré la blessure, Mars ne poussa aucun cri. Il repoussa Diogène par la force de son épaule, puis se pencha sur sa jambe cassée, qu’il remit en place en tirant dessus tout en appuyant fort sur son genou. L’os craqua avec un tel bruit que l’on crut entendre un rocher se détacher de sa montagne.
Depuis la boutique, Marie frissonnait. Elle jeta un regard par l’ouverture dans le mur. En ce moment précis, malgré l’admiration qu’elle portait à Blanche, elle ne put se retenir de la détester. La voir ainsi assise aux côtés de Luc sur cet extraordinaire mammouth, voir ses cheveux d’argent effleurer son visage… tout cela lui était presque intolérable.
Les voitures de police, dont on entendait les sirènes retentir depuis quelques minutes déjà, semblaient désormais toutes proches. La plus rapide de ces voitures s’arrêta quelques mètres derrière le champ de bataille et un policier, sans prendre le risque de sortir de son véhicule, passa la tête par la fenêtre. Eberlué, médusé par la scène qui se déroulait devant ses yeux, son visage se décomposa aussitôt, comme une terre asséchée par un soleil trop généreux. Lorsque Mars se retourna en direction de sa voiture, le policier fit marche arrière à toute vitesse. Il percuta un autre véhicule de police qui arrivait sur les lieux à ce moment précis et les deux voitures s’amalgamèrent dans un nuage de fumée. Le ciel s’assombrit tout à coup et alors que la cohue des sirènes s’étendait sur la ville, des dizaines d’éclairs d’argent, si longs et si fins qu’ils semblaient tracés au crayon, crevèrent les nuages pour s’abattre sur terre. Il y eut un formidable grondement, comme le roulement de mille tambours, puis un grand éclat de lumière agrémenté d’une détonation si puissante, que chaque résident crut entendre une bombe tomber dans son salon. L’espace de quinze secondes, la ville toute entière fut la cible d’un véritable déluge de traits de foudre. Les moteurs des voitures, frappés de plein fouet, s’évanouirent et toutes s’immobilisèrent. Toutes les bases militaires étaient entourées d’un dôme électrique, interdisant toute entrée et toute sortie.
— Voilà Jupiter qui s’en mêle, chuchota Blanche avec effroi.
Comme Mars avait levé les yeux au ciel et baissé sa garde, Blanche voulut saisir l’occasion pour lui porter un coup qui l’obligerait à battre en retraite. Elle se pencha et approcha ses lèvres de l’oreille de Diogène, puis lui murmura quelques paroles qui furent immédiatement comprises par le mammouth. Diogène baissa légèrement la tête et fixa son adversaire de ses petits yeux noirs. Puis il s’élança d’un grand galop, aussi rapidement que le permettaient les pattes d’un mammouth. Diogène et Blanche avaient repéré une faille dans l’armure de Mars : au niveau du cou, entre le heaume et la cuirasse, se trouvait un espace où l’on pouvait entrevoir la chair brune du dieu. Diogène ne quitta pas son objectif des yeux avant d’avoir frappé. Mars, alerté par le son des pattes martelant le sol, détourna son regard et se repositionna face à Diogène. Mais il avait trop tardé à réagir. A peine s’était-il retourné, qu’une des longues défenses s’enfonça dans sa chair. Diogène avait visé juste. Le sang brunâtre de Mars coulait lentement le long de la défense blanche, à moitié plongée dans son trapèze gauche. Diogène releva ensuite la tête, faisant de ce fait décoller Mars plusieurs mètres au-dessus du sol. Mars se maudissait et semblait plus enragé contre lui-même que contre son adversaire. Le sang coulait abondamment et pour se dégager de Diogène, il tira de toutes ses forces sur la défense qu’il aurait voulu arracher au mammouth. Mais elle ne céda pas. Luc et Blanche, en revanche, furent tellement secoués qu’ils en perdirent l’équilibre. Blanche tomba à la renverse mais Luc la rattrapa in-extremis par le poignet, avant de la hisser à ses côtés. Ils s’accrochèrent fermement aux longs poils rêches et chauds de leur monture, qui essayait de dégager sa défense, trop profondément enfoncée dans le corps de Mars. Chaque mouvement de Diogène était un nouveau supplice pour Mars, qui sentait la pointe de la défense lui déchirer les muscles. Sa colère fut alors telle qu’il trouva assez de force en lui pour briser net l’ivoire. Dans un grand craquement, comme celui d’un arbre que l’on déracine, la grande défense se brisa à mi-chemin entre la base et la pointe. Avec toute sa force -à présent décuplée par sa rage- Mars retira la défense de son corps et la retourna contre Diogène, dont il transperça la trompe de part et d’autre. Le gros mammouth laissa échapper un barrissement de douleur et chancela. Le pauvre Diogène finit par mettre un genou à terre et, respirant avec difficulté, s’allongea sur la route. Mars, lui, avait déjà fui, laissant pour seules traces une flaque de sang et un mammouth meurtri. Les sabots de son cheval résonnaient dans le lointain.
Blanche et Luc se laissèrent glisser le long du poitrail massif de Diogène, qui se gonflait et s’affaissait avec de longs sifflements. Ils s’agenouillèrent tout près de sa tête et au même moment, Jean accourut, les bras tendus. La petite chouette l’accompagnait en battant nerveusement des ailes. Elle semblait aussi inquiète que lui.
— Diogène, mon pauvre Diogène, se lamentait Jean, pourquoi reste-t-il à terre ?
A peine Jean avait-il prononcé ces paroles, que le grand et courageux Diogène commença à rétrécir et, de la même façon qu’un gros ballon se dégonfle, il retrouva en quelques secondes sa petite taille d’enfant.
— Il est blessé Jean. Mais rassurez-vous, il a seulement besoin de quelques soins, de nourriture et de repos, dit Blanche en pansant la plaie de Diogène avec un morceau de sa propre robe.
— Merci Diogène, dit Luc en souriant au mammouth et en le couvrant de caresses.
Diogène, apaisé par toutes les attentions dont il était cible, ferma doucement les yeux. L’épaisse fourrure qui couvrait sa bouche frissonna. Elle dissimulait un sourire. Jean, affreusement inquiet, s’agenouilla et ausculta le mammouth comme l’aurait fait un vétérinaire. Lorsqu’il fut certain que Diogène était simplement endormi, il le prit délicatement entre ses deux bras et s’en alla le coucher dans l’arrière-boutique, sur son fétu de paille. A l’extérieur, immobiles au milieu de la route tâchée de sang, Blanche, Luc et Marie fixaient le ciel avec anxiété. Tout était affreusement calme, comme si quelque poudre soporifique était soudainement tombée des nuages pour endormir la ville toute entière. Pourtant, il ne tombait nulle poudre de ce vaste ciel grand ouvert mais seulement de longs éclairs sveltes et véloces. Ces traits de foudre, tantôt bleus tantôt verts pâle, dansaient en rythme au cœur du crépuscule comme dans un grand ballet électrique. Ils étaient si fins, que l’on aurait pu croire à des fils de soie, comme si le ciel se décousait petit à petit. Dans d’autres circonstances, tout cela aurait pu être un spectacle magnifique. Mais cette danse d’éclairs était orchestrée par Jupiter, qui ne portait en son cœur aucune prétention artistique.
— Je n’ai jamais vu un tel spectacle… mais que peut-il bien se passer là-haut ? demanda Marie d’un petite voix inquiète. Son émerveillement semblait étranglé par une certaine angoisse. Ses yeux reflétaient les couleurs du ciel et passaient du rouge au vert avant de se fondre en un bleu pâle.
— La foudre… souffla Luc, pensif. Ces éclairs ne peuvent être que l’œuvre de…
— De Jupiter, oui, conclut Blanche sans quitter des yeux les filaments d’azur qui nervuraient l’horizon.
— Il semblerait que le ciel lui-même se défasse… que va devenir ce monde si le ciel disparait ? Je n’ai jamais souhaité nuire à qui que ce soit… dit Luc timidement, comme un enfant expie ses fautes.
Blanche détacha ses yeux du ciel et les posa sur Luc, puis elle lui prit la main et la serra très fort. Luc ne sentit aucune pression sur ses doigts mais une grande vague de chaleur se déroula lentement en lui. Il se sentait divinement bien. Marie s’était aperçue du geste de Blanche et surtout, de la réaction de Luc. Elle se sentit tout à coup très lasse. Ses genoux tremblotants ne lui semblaient rien de plus que deux boules de polystyrène prêtes à craquer. Une large main, soudain, se posa sur son épaule. Elle se retourna et vit jean qui lui souriait, d’un air un peu triste qu’elle ne lui connaissait pas, comme s’il eut voulu lui demander pardon pour une faute qu’il n’avait pas commise.
— Jupiter arrive, je le sens qui approche, dit alors Blanche d’une voix claire, presque musicale, qui semblait insensible à la peur que connaissaient si bien les hommes.
— Diogène ne pourra pas vous venir en aide cette fois-ci, dit Jean en hochant la tête.
Jean inspira et avec une intonation qu’on ne lui connaissait pas, les mains toujours posées sur les épaules de Marie, il proclama :
— Vous avez une mission à accomplir. La mienne est de vous permettre d’y arriver.
Marie se retourna précipitamment vers Jean en fronçant les sourcils. Elle respirait bruyamment.
— Que dis-tu Jean ? demanda Luc en se retournant à son tour.
— Je dis qu’il est de mon devoir de vous protéger et que je ne vous regarderai pas tomber à genoux devant cet espèce de Jupitus… euh, Jupiton, enfin… vous m’avez compris. Je dis que vous êtes jeunes et que je suis vieux et que si je vous ai appris à apprécier les bonnes choses, comme le vin, c’est pour que vous puissiez en jouir jusqu’à un âge avancé, tout comme je l’ai fait. Je dis ! continua-t-il en leur faisant signe de ne pas l’interrompre, que vous êtes les deux jeunes gens les plus remarquables, les plus beaux, les plus sensés et les plus intelligents que j’ai pu rencontrer en ce bas monde. Et je suis heureux de pouvoir vous appeler aussi bien mes enfants que mes amis, moi qui n’avais pour compagnons que mes bouteilles et ma vieille cave. Alors… je vous cacherai ! Et je m’opposerai à ce Jupito ! Quant à vous dame Lune, poursuivit Jean en s’inclinant, vous m’avez fait le plus grand honneur en goûtant à mes produits. Lorsque je vous ai vu porter les lèvres à mon verre, lorsque je vous ai vu boire ce que je vous offrais, j’ai su que ma carrière en tant que buveur, commerçant de sang terrestre et citoyen du monde, avait atteint son apogée. J’ai partagé un verre de ce sang avec vous, je me suis lié avec la déesse que tout le monde n’avait jamais approché que par un lointain regard et qui plus est, vous avez apprécié ce que je vous offrais. Tout est toujours meilleur lorsqu’on le partage avec une personne qui nous est chère. Mais partagé avec celle qui depuis toujours éclaire mes nuits, il devient sublime… ou devrais-je dire, divin, conclut Jean en s’inclinant à nouveau devant Blanche.
— Allons Jean, je vous en prie, dit Blanche en s’avançant vers le vieil homme, ne me manifestez pas un tel respect. Ce serait à moi de m’incliner aujourd’hui devant vous. Cependant vous ne vous rendez pas compte du danger que représente Jupiter. J’admire votre courage mais il côtoie la folie !
— Ne sont-ils pas bien souvent une seule et même merveilleuse chose ? répondit-il en souriant.
— Tu vas fuir avec nous et cesser de dire des âneries, répliqua Marie d’une voix quelque peu brisée.
— Depuis quand conteste-t-on les décisions des anciens ? dit Jean. Il ne me semble pas vous avoir fait une proposition… allons ! suivez-moi, ordonna-t-il en faisant signe de rester près de lui.
— Explique toi Jean, dit Luc, quel est ton…
La phrase de Luc fut découpée par un immense éclair -aussi large qu’un tronc d’arbre- fait de vert et de bleu, qui frappa le sol avec la puissance d’une bombe. La terre trembla et l’espace d’un instant, on la sentit vaciller, tanguer, à la manière d’un navire sous les déferlantes de la mer.
— Le voilà, dit Blanche qui pour la première fois, semblait véritablement inquiète. Cet arc de foudre, c’était Jupiter ! Il a atterri non loin d’ici… et qui sait sous quelle apparence, quelle inimaginable forme il nous apparaitra ?
— Maintenant cela suffit ! tonna Jean qui était devenu plus rouge encore qu’il ne l’était habituellement. Suivez-moi en vitesse, il n’y a pas une seconde à perdre.
Sous la pluie de foudre, illuminé par toutes ces couleurs qui fuyaient du ciel angoissé, Jean avait l’apparence d’un dieu. On ne savait pas lequel, mais à cet instant, on lui accordait volontiers ce titre. Tous s’empressèrent alors de suivre Jean. Ils sentaient une présence, une force indéfinissable poser sur leur dos un regard plus pénétrant qu’un poignard. Marie en eut le souffle coupé. Une fois tout le monde à l’abri dans son échoppe, Jean s’empressa de barricader la porte et se retourna vers le petit groupe, qui attendait impatiemment d’entendre son plan, car il semblait décidément en avoir un en tête.
— Nous allons lutter avec nos propres armes ! s’exclama Jean avec beaucoup de sérieux, tout en considérant son petit groupe d’un œil paternel. Ses deux petits yeux brillaient comme l’étoile du berger.
Cela dit, il courut jusqu’à son comptoir, où se trouvait l’épée de son ancêtre. Après être passé derrière, il tendit la main en direction de l’arme mais la referma sur un panier en osier qui se trouvait juste à côté. Il fouilla très rapidement à l’intérieur et s’empara d’une sorte d’énorme tire-bouchon, long comme un avant-bras, qui ressemblait plus à un instrument de torture du moyen-âge qu’à un ouvre-bouteille. Puis, après avoir repoussé le panier, il ouvrit un tiroir et attrapa trois petits tubes de métal qui ressemblaient à des pailles. Il fit ensuite une pause à côté d’une bouteille de whisky et but une longue gorgée.
— Mais enfin Jean… explique nous… demanda Marie tout en lançant des regards inquiets par la fenêtre. Elle avait très peur que Jean ne commence à ouvrir une bouteille de vin pour fêter « la fin du monde ». Mais Jean, tout comme s’il avait lu dans les pensées de Marie, fit non de la tête et s’expliqua enfin.
— Je vous l’ai dit, je ne laisserai pas ce Jupitos, ce Jupiton, enfin ce euh… ce dieu poser ses mains sur vous ! Suivez-moi dans l’arrière-boutique, je vais vous cacher et je vous jure qu’il ne vous trouvera pas.
En voyant que tous restaient figés, immobiles et comme frappés de stupeur, Jean s’expliqua :
— Les dieux ont des sens très aiguisés. Une fois ici, Jupitus sera capable de vous sentir, où que vous soyez cachés… sauf ! Sauf si vous vous mélangez à la terre elle-même et que vous laissez son odeur vous recouvrir. Il vous faut vous immerger entièrement dans son sang ! lança-t-il en présentant les pailles de métal qu’il tenait entre les doigts.
Luc ne comprenait décidément pas où Jean voulait en venir, et en fronçant les sourcils, il se demanda s’il n’avait pas perdu la tête.
— Oui Luc, je sais… dit Jean en se tournant vers lui, moi aussi cela me brise le cœur de souiller et de gaspiller du bon vin en y mélangeant de la chair humaine. Mais que veux-tu ? Il faut parfois faire des sacrifices. Evitez de tout boire, d’accord ? conclut-il avec un regard malicieux.
Jean attrapa un des chandeliers posés sur le comptoir, puis entra dans l’arrière-boutique. Blanche, Luc et Marie le suivaient de près. Jean avançait en redoublant de précautions, car il était très dangereux d’approcher une flamme de tout ce qui se trouvait dans cette pièce. La paille, le bois sec, les réserves d’alcool, la fourrure de Diogène… autant de choses qui menaçaient de s’embraser à la moindre étincelle. Jean traversa ainsi la réserve sur toute sa longueur et s’arrêta devant quelque chose qu’il observa attentivement. La lueur que projetait son chandelier suffit à dévoiler un grand stock de tonneau aux yeux de Blanche, Marie et Luc. A vue d’œil, Luc en comptait une vingtaine, méticuleusement alignés par rangées de cinq.
— Là-dedans, dit Jean en pointant du doigt les rangées de tonneaux. C’est ici que vous vous cacherez. Ce n’est pas le bain le plus agréable que vous prendrez de votre vie mais au moins, il vous la sauvera.
Cette fois-ci, tous comprirent ce que Jean avait en tête.
— Mais Jean, nous allons nous noyer… dit Marie, frissonnant à l’idée de se retrouver enfermée dans un tonneau.
— Absolument pas, répondit-il en brandissant l’immense tire-bouchon. Tiens Marie, garde ceci et éclaire-moi, veux-tu ? poursuivit Jean en fourrant le chandelier dans la main tremblante de Marie.
Jean s’approcha de ses tonneaux, qu’il observait en louvoyant entre les rangées comme un général inspecte ses soldats au garde à vous. Il s’arrêta alors devant un des tonneaux, qu’il ausculta en collant son oreille contre le bois. Puis, timidement, il frappa de son index sur le couvercle, comme s’il craignait de déranger ce qui se trouvait à l’intérieur. Finalement, il fit signe à Luc d’approcher et lui expliqua, en parlant tout bas :
— Je vais ouvrir ce tonneau et c’est dans celui-ci que tu te cacheras. Tiens, voilà pour toi, dit-il en présentant la paille de fer. Une fois dedans, porte cette paille à tes lèvres et plonge toi intégralement dans le vin. La paille te permettra de respirer. Je vais percer un petit trou sur chaque couvercle afin que l’air puisse passer une fois les tonneaux refermés.
Luc, pour toute réponse, se tourna vers Marie et Blanche, qu’il couva d’un regard doux, presque paternel.
— Ne t’en fais pas, dit Jean qui avait bien compris les inquiétudes de Luc. Je les cacherai avec le plus grand soin et je te promets que tout se passera pour le mieux. Je veux que tu montres l’exemple en y allant le premier, d’accord ?
— Oui… mais toi Jean, qui te cachera ? Comment pouvons-nous être sûrs que tu sois en sécurité ? demanda Luc d’une voix qui semblait parcourue de frissons.
— Vous ne pouvez pas. Et cela n’a aucune importance, répondit Jean, impérieux. Oh ! N’oubliez pas Diogène ! s’exclama-t-il tout à coup en s’élançant jusqu’à la couche de paille du petit mammouth. Luc, écoute-moi bien, reprit Jean qui tenait désormais Diogène entre ses bras, je veux que tu veilles sur Diogène, comme sur Marie et Blanche. Tu parviendras jusqu’à cette île… J’en suis sûr. Ne laisse personne leur faire de mal, tu entends ? Tu es un bon garçon Luc, je sais que tout ceci est à ta portée.
Jean confia alors Diogène à Luc, puis il ouvrit le couvercle d’un tonneau. Il s’empressa ensuite de récupérer le petit mammouth, puis doucement, avec mille précautions, de la même façon que l’on porte un nourrisson, le fit entrer dans le tonneau. Diogène s’y enfonça lentement par les pattes arrière, en lançant un regard attendri sur Jean. Avant que sa tête ne disparaisse sous la surface du vin, il leva la trompe et la secoua de droite à gauche, en signe d’au revoir. Lorsqu’il fut intégralement immergé, Jean se pencha au-dessus du tonneau, prêt à y plonger la main. Mais avant qu’il ne fasse le geste, quelques bulles éclatèrent à la surface et le bout de la trompe de Diogène immergea timidement. On l’entendait respirer calmement. Satisfait, Jean remit le couvercle en place, puis y perça un petit trou, à peine visible, juste assez large pour permettre à Diogène de respirer.
— A vous maintenant, dépêchons, dit Jean en attrapant Luc par le bras. Une fois dans votre tonneau, tapez deux coups contre le couvercle pour me signifier que tout va bien. Quant à moi, je donnerai un coup sur chacun de vos tonneaux une fois tout le monde caché.
Blanche et Marie approchèrent. Marie prit place devant le tonneau qui se trouvait entre celui de Luc et de Blanche. Blanche, elle, attendait devant son propre tonneau, sans bouger. Luc plongea une jambe dans son tonneau, puis l’autre. Il fléchit les genoux et s’immergea ainsi intégralement dans le vin. La liqueur, épaisse, semblait lui avaler les membres et promener une langue visqueuse sur tout son corps. Bientôt, seule sa tête dépassait du tonneau.
— A tout à l’heure tout le monde, dit-il en regardant successivement Marie, Blanche, puis Jean, sur lequel il appuya son regard.
— Au revoir mon garçon, ne sortez pas avant que je vienne vous chercher… Je viendrai donner trois coups sur votre tonneau quand la voie sera libre, dit Jean en approchant de Luc, le couvercle du tonneau entre les mains.
Luc prit la paille de fer entre les lèvres et disparut, avalé par le tonneau. Seule l’extrémité de la paille était encore visible. Jean referma le couvercle et y perça un trou. « Toc, toc ! » deux coups secs résonnèrent au sein du tonneau. Luc allait bien. Le vieil homme se retourna tout aussitôt et s’avança vers Blanche. Elle l’enlaça dans ses bras drapés de soie et à son tour, s’immergea intégralement dans la liqueur rouge sang. Celle-ci prit aussitôt une étrange teinte argentée, comme si l’on avait effrité des étoiles au-dessus et mélangé ensuite… Jean dut résister à l’envie de tremper ses lèvres dans cette boisson qui lui semblait plus attrayante que n’importe quelle autre. Il referma le couvercle et attendit. « Toc, toc ! » Blanche allait bien. Une fois de plus, il utilisa son tire-bouchon pour percer un petit trou sur le couvercle. Finalement, Jean se retourna puis s’avança vers Marie sans mot dire. Elle l’attendait près de son tonneau, les mains jointes, les yeux baissés, pesant sur le sol comme deux fardeaux trop lourds à porter. Jean ôta le couvercle de son tonneau, puis se pencha sur Marie. Des sanglots, presque imperceptibles, secouaient son visage pâle où balançaient tristement ses cheveux de feu. Jean, d’un geste tendre, passa sa main sous le menton de la jeune fille et lui fit relever la tête. Sans dire un mot, il essuya ses larmes avec le pouce et la regarda avec compassion. Marie leva sur Jean ses petits yeux voilés par les pleurs.
— Ah Marie, ma Marie… Jamais je ne pourrais prétendre comprendre la peine que tu éprouves en ce moment. Jamais personne ne le pourra. Elle a pourtant l’apparence de celle qu’ont pu éprouver les millions d’être humains que l’amour a déçu… mais la cause de ton affliction, elle, la rend unique au monde et d’autant plus difficile à supporter. Cela, je le sais. Et rien de ce que je pourrais te dire ne saura apaiser ton chagrin. Essaie seulement de ne pas trop en vouloir à Luc, poursuivit Jean qui avait pris les mains tremblantes de Marie dans les siennes. Il est aujourd’hui tel qu’il a toujours été. Blanche ne l’a pas changé, elle l’a seulement révélé. Tu connaissais sa vraie nature après tout, nous la connaissions tous les deux, n’est-ce pas ?
Marie releva la tête et ses yeux noyés dans les eaux du chagrin rencontrèrent ceux de Jean, un peu rouges et fatigués mais pourtant si vivants.
— Tu ne sais pas tout le bien que je pense de toi, reprit Jean en serrant les mains de son amie, de sa protégée. Il est difficile, pour l’ivrogne que je suis, de me faire comprendre et de m’exprimer clairement… mais sache seulement qu’il est une personne que j’admire et que je jalouse tout à la fois : ton père, qui en plus d’être une personne pleine de bon sens, a su créer et élever une jeune fille resplendissante et audacieuse. Lorsqu’on aime quelqu’un, accepter son indifférence à notre égard est d’ores et déjà une forme de bravoure. Mais le courage qu’il faut pour faire face à une déesse qui nous arrache subitement l’être aimé, celui-là relève de l’héroïsme, dit Jean sans quitter Marie des yeux, ni même sourciller. Blanche a beau être une déesse, poursuivit Jean en appuyant sur les mains de Marie, toi tu es bien plus que ça. Quel dieu, quelle déesse aurait su supporter un énergumène tel que moi depuis tant d’années ? Cela demande un cœur qui n’a rien à envier à ceux qui battent au fin fond du ciel. Promets-moi de vivre et de ne jamais laisser le malheur t’ensevelir. Quoi que l’avenir puisse apporter, dit Jean en déposant un baiser sur les mains froides de Marie.
— Il y a ici assez de tonneaux pour nous tous, ne t’en va pas. S’il t’arrivait malheur je… balbutia Marie sans parvenir à terminer sa phrase, d’une voix emportée par les sanglots, comme un rafiot dans le tumulte de la mer.
— C’est à nous tous qu’il arriverait malheur si je me cachais avec vous. Et puis, je suis arrivé à un âge où l’on n’a plus le droit de fuir ses responsabilités. Allons Marie, rentre dans ce tonneau. Pour l’amour de la terre Marie, obéis ! ordonna Jean en haussant la voix.
A peine Jean avait-il prononcé ces paroles, qu’un grand fracas -comme un coup de canon- résonna à l’extérieur. Marie, mêlant ses larmes au vin dont la surface ondulait alors qu’elle s’y enfonçait à contre-cœur, leva une dernière fois les yeux vers Jean.
— Promets-moi au moins que tu nous retrouveras, que ce ne sont pas là des adieux, dit-elle en frissonnant, ainsi immergé dans ce vin qui lui glaçait le sang.
— Je te le promets, allons, au revoir Marie.
Marie connaissait très bien Jean. Et le ton avec lequel il avait prononcé ces dernières paroles lui fendit le cœur. Elle s’enfonça dans le vin comme un naufragé se laisserait couler après avoir trop longtemps cherché un rivage dans le bleu infini de l’horizon.
Jean s’empressa de refermer le couvercle, y perça un petit trou et attendit. « Toc… toc… » Marie respirait convenablement.
— Quant à toi, dit Jean à l’adresse de la petite chouette posée sur le tonneau de Blanche, envole-toi ! Et reste perchée sur la cheminée. Ne reviens qu’une fois le danger écarté.
La petite chouette obéit et satisfait, Jean la regarda s’envoler en souriant. Il remit ensuite son veston en place, se racla la gorge en adoptant une posture droite et digne, puis se dirigea vers les tonneaux, contre lesquels il devait frapper avant d’accueillir les terribles visiteurs.
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