La camionnette de Jean
Jamais Luc n’avait connu nuit aussi sombre. Sans éclairage public, ni lumière naturelle, l’obscurité était quasi-totale. Blanche, à elle seule, aurait pu produire une lumière suffisamment vive pour éclairer les alentours, et elle se proposa tout naturellement de servir de lanterne. Mais une jeune femme phosphorescente n’est pas chose commune et ne passe guère inaperçue en plein cœur de Paris… Aussi Blanche s’abstint-elle et s’en retourna chercher des allumettes dans la boutique. Luc lui en expliqua brièvement le fonctionnement et Blanche, non sans un certain plaisir, en gratta plusieurs en souriant. Elle trouvait cela très poétique mais ne comprenait pas pourquoi la flamme disparaissait aussi vite qu’elle s’était matérialisée. Dès qu’elle grattait une nouvelle allumette, elle regardait la flamme danser jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’elle lui caresse puis lui brûle le bout des doigts. Elle n’osait pas bouger par peur de brusquer ou de causer du tort à cette petite flamme tellement éphémère.
— Laissez, je vais m’occuper de ça, vous allez finir par vous brûler, lança finalement Marie, qui approchait avec un petit chandelier à la main. Marie gratta à son tour une allumette, puis embrasa les trois bougies qui composaient son chandelier. Elle passa ensuite derrière le comptoir et fouilla dans un bocal à poisson rouge d’où elle tira un petit trousseau de clé.
— Allons-y, la camionnette est stationnée non loin d’ici, à cinq minutes de marche tout au plus. Mais dépêchons-nous, nous avons assez lambiné, dit Marie qui commençait à grelotter.
Les frissons dont elle était parcourue n’échappèrent pas à Luc qui proposa de faire un détour par son appartement, afin de changer leurs vêtements gorgés de vin. Sans s’arrêter, Marie acquiesça en faisant signe de la suivre au cœur de la nuit noire. La ville était en proie à une agitation, à un grand trouble invisible, mais palpable. La peur et l’incompréhension qui avaient gagné le cœur des habitants, les conduisaient à l’incivilité et à la bêtise. Un peu partout, des hommes et des femmes, qui semblaient des ombres, se déplaçaient (certains à l’aveuglette, d’autres armés de lampes-torches) et cassaient ce qui se trouvait sur leur chemin. On lançait des pavés sur les vitrines des magasins, qui s’effondraient dans un grand fracas de verre brisé. On volait, on pillait et on repartait les bras chargés d’objets et le corps vidé de son âme. La nuit noire et profonde qui avait enveloppé la ville agissait comme un masque dont les gens s’affublaient. Ce masque sombre révélait leur vraie nature tout en les protégeant du regard d’autrui. En somme, la nuit se faisait l’alliée de la lâcheté.
Lorsqu’ils passèrent non loin d’un homme qui venait de dérober un téléviseur (après avoir assommé un de ses congénères qui convoitait aussi l’objet), Blanche ne put s’empêcher de le maudire et de lui jeter un sort. Aussi, en un seul regard, le condamna-t-elle à garder les yeux rivés sur l’écran de télévision qu’il venait de voler et cela jusqu’à ce qu’elle et Luc parviennent à rejoindre l’île immortelle. L’homme s’enfuit en trébuchant et en heurtant chaque obstacle qui se trouvait en travers de sa route. Marcher dans le noir tout en ayant les yeux rivés sur un écran, en plus d’être dangereux, n’est pas chose facile !
Marie, en brandissant son chandelier, fit signe à ses compagnons qu’ils approchaient de leur destination. De l’autre côté de la rue se trouvait un immense parking couvert où certaines personnes, prises de panique, étaient venues récupérer leur véhicule à tout hâte. La barrière de sécurité avait été forcée et gisait par terre. Au sol, de longues marques de pneus témoignaient du chaos et de la précipitation avec laquelle toutes ces voitures avaient quitté les lieux. Une forte odeur d’essence et de brûlé embaumait l’air. Pour se rendre au parking, il leur suffisait de traverser la rue. Mais en l’absence de feux de signalisation, en l’absence de lumière, traverser une rue représentait un réel danger. Avant de traverser, Luc délesta Blanche de Diogène, qui ne bougeait qu’à peine, comme endormi. Luc fit signe à ses amis de patienter, puis, lorsqu’il jugea que les voitures (qui arrivaient à pleine allure) étaient à distance suffisante, donna le départ et mit un pied sur la route. Marie suivait Luc de près, elle-même précédée par Blanche. A grandes enjambées, Luc et Marie traversèrent la rue sans problème mais lorsque Luc se retourna pour s’assurer que tout le monde l’avait bien suivi, il constata avec horreur que Blanche s’était arrêtée en plein milieu de la route.
— Regardez ! Des météores ! lança-t-elle en pointant du doigt les voitures qui avançaient vers elle à toute vitesse.
Les phares de toutes les voitures éclairaient Blanche et l’intensité de leur éclat trahissait leur dangereuse proximité.
— Blanche ! Non, ne reste pas là ! Viens par ici ! cria Luc qui avait déjà déposé Diogène et qui s’élançait vers Blanche.
Au moment où il lui attrapa la main, ils furent aveuglés par un trait de lumière artificielle puis assourdis par un coup de klaxon tonitruant. Le 4x4 qui fonçait sur eux à pleine allure les aurait écrasés, si Luc n’avait pas habilement plongé sur le côté en entraînant Blanche avec lui. Ils esquivèrent de justesse le tout terrain, puis se relevèrent juste à temps pour éviter une autre voiture qui fonçait sur eux et qui ne les avait pas même remarqués. Une fois en sécurité, Luc reprit son souffle et expliqua à Blanche que ce qu’elle avait pris pour des météorites étaient en fait des voitures et que cela pouvait être tout aussi dangereux, sinon plus.
« Quel enfant… pensa Marie. Ce périple va prendre des tournures de babysitting si cela continue… »
Blanche semblait désolée et promit qu’elle resterait désormais proche d’eux.
La camionnette de Jean était garée sur le parking extérieur, clôturé par un muret lui-même surmonté d’un grillage. Celui-ci était arraché par endroits, ce qui facilita l’accès pour Marie, Luc et Blanche. Le petit parking avait des airs de champ de bataille : de grosses flaques d’huile couvraient le sol, certaines voitures rôtissaient au cœur d’immenses brasiers qui s’élevaient vers les cieux.
« Place 31b, place 31b » se répétait Marie à part elle-même en scrutant le sol, à la recherche de la place où avait l’habitude de se garer Jean. Soudain, Luc posa la main sur l’épaule de Marie et attira son attention sur un véhicule stationné quelques mètres plus loin, sur leur gauche. C’était une camionnette noire, parcourue de rayures de toutes sortes, à la peinture plus que défraîchie.
— Pas de doute, c’est bien elle. Le peu de fois où j’y suis montée avec Jean, j’ai toujours eu peur qu’elle n’explose. Faites vos prières avant de vous attacher… ironisa Marie pour contenir l’émotion que la simple mention du prénom Jean faisait jaillir en elle.
Mais lorsque Luc, Marie et Blanche arrivèrent au niveau de la camionnette, quelqu’un, qui les avait devancés, était déjà là.
Luc, pensant qu’il s’agissait là d’un voleur, se prépara à un éventuel conflit et serra les poings, bien qu’il trouva ce geste hautement ridicule. Mais Luc n’avait jamais vu de voleur vêtu d’un uniforme bleu et coiffé de la casquette… Et pour cause, cet homme, aux jambes courtes mais qui se tenait plus droit qu’un support de potence, cet homme aux traits rigides, à la mine sévère et immuable, était un agent de police. Malgré le chaos ambiant, malgré l’anarchie à laquelle était en proie la ville, l’agent semblait étonnamment calme, comme étranger à tout ce qu’il se passait autour de lui. Il griffonnait on-ne-sait quoi sur un petit carnet qu’il tenait dans la main gauche. Lorsque Luc arriva à sa hauteur, l’agent ne lui accorda qu’un bref regard avant de se replonger sur son papier. Sans lever les yeux, il dit alors, d’une façon tout à fait monotone et détachée :
— A vous ce véhicule ? A vos parents ? Pas de chance n’est-ce pas ? Si vous étiez arrivés quelques minutes plus tôt, je vous aurais laissé partir. Mais votre ticket de stationnement n’est à présent plus valable.
Un petit sourire, qui n’échappa pas à Marie ni à Luc, se dessina sur ses lèvres alors qu’il achevait sa phrase.
— Ecoutez, nous avons besoin de ce véhicule pour nous rendre au Havre de toute urgence. Nous devons régler une affaire qui concerne tous les habitants de cette ville, que dis-je… du monde entier ! Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour dresser un procès-verbal ? expliqua Luc en montrant tout ce qui se passait autour d’eux en ce moment même.
— Nous disions donc… dit le policier en pointant du doigt son carnet, ce sera une amende de soixante euros, à régler dans les trente jours.
Ceci dit, le policier déchira la page de son carnet, leva les yeux vers Luc et ajouta, d’un ton plein de suffisance :
— Bien entendu, le véhicule est immobilisé, pas question de repartir avec…
Le petit policier semblait prendre un malin plaisir à causer du tort à Luc et ses compagnons.
— Mais enfin ! s’exclama Luc, tout cela est ridicule ! Nous sommes avec la lune et nous devons partir de toute urgence ! Êtes-vous aveugle à tout ce qui se passe en ce moment ? En nous empêchant de partir vous condamnez la terre entière… N’est-ce pas contraire à votre règlement, à vos… ordres ? argumenta Luc en espérant convaincre l’agent de police.
— La lune ! pouffa le policier en plaçant le procès-verbal sous l’essuie-glace. Bien sûr monsieur, bien sûr. Ecoutez, je vais vous dire… C’est vous qui êtes dans la lune ! Cela fait très exactement trois minutes… et trente-six secondes que votre ticket de stationnement n’est plus valable, poursuivit-il en consultant sa montre. Il faut être bien étourdi pour être à ce point en retard. Allons, circulez maintenant ! conclut le policier en leur faisant geste de partir.
Luc resta parfaitement interdit face aux propos de l’agent de police. Il était abasourdi et ne comprenait absolument pas que l’on puisse raisonner ainsi. Marie, qui était restée derrière Luc, s’avança alors vers le policier en uniforme et s’indigna :
— N’avez-vous pas honte ! Vous faites insulte à votre profession ! Vous vous servez de la loi comme excuse pour justifier votre absence d’humanité ! Parfaitement… poursuivit Marie en voyant que le policier levait un œil indolent sur elle, vous n’êtes qu’un pantin voilà tout ! Et un lâche par-dessus le marché… Regardez un peu autour de vous, n’y a-t-il pas mieux à faire que de rédiger des procès-verbaux ? lança Marie, fulminante.
— Insultes à agent … murmura le policier. Très bien, nous disions donc cent vingt euros, à régler dans les trente jours.
Blanche fixait le policier qui ne pouvait pas l’apercevoir et essayait de comprendre comment il était possible, pour un être humain, d’ainsi marier bêtise et assujettissement. Elle le regarda longuement, car elle savait qu’elle ne le reverrait sûrement jamais sous forme d’étoile, si elle retrouvait un jour sa place aux cieux.
Luc, tout à coup, changea radicalement d’attitude. Comme le nuage glisse pour révéler le soleil, sa colère s’estompa pour laisser place au calme et à la ruse. Il baissa les yeux, recula et dit alors dans un soupir, tout en soulevant légèrement sa chaussure du sol comme pour regarder sous la semelle :
— Tant pis pour moi… J’aurais pourtant bien aimé changer cette maudite chaussure. Tout de même quelle malchance… marcher dans une crotte de chien sur le trottoir… et dire que le propriétaire du chien ne l’a même pas ramassée. Si ce n’est pas malheureux. Où va le monde ?
La réaction du policier fut immédiate.
— Qu’avez-vous dit là ? s’indigna-t-il en relevant brusquement la tête, comme s’il avait été victime de la pire des insultes. Où est ce chien ? Que je le verbalise ! s’exclama le policier, à présent furibond.
— Oh, il était au niveau du feu rouge tout là-bas, mentit Luc en pointant une direction au hasard. C’était un très gros chien… un chien de cette taille, ça doit déféquer sans arrêt…
— Cela est parfaitement interdit ! Attendez-moi ici ! Je vais verbaliser ce gros cabot hors la loi et je reviens tout de suite. Ne bougez pas, entendu ?
Sitôt dit, le policier s’enfuit en courant dans la direction que Luc lui avait indiquée.
— Pauvre petit homme, dit Blanche en secouant la tête.
— Nous voilà débarrassés de cet enquiquineur, montons vite et partons d’ici, dit Luc en s’approchant de la camionnette.
Il y avait trois places à l’avant du véhicule, et c’est ici qu’ils s’installèrent, Marie au volant, Blanche sur le siège de droite et Luc sur le siège du milieu.
— Accrochez-vous, lança Marie. Ce véhicule est teigneux et roule très mal. Oh ! et puis je n’ai pas mon permis.
Marie démarra, alluma les feux du véhicule et partit à toute hâte en faisant crisser les pneus sur l’asphalte. Comme elle l’avait annoncée, la camionnette roulait mal, faisait un bruit terrible et tremblait tellement que l’on s’imaginait aisément la voir tomber en pièces à tout moment. Malgré la visibilité réduite et les rues grouillantes de monde, Marie roulait à toute vitesse. Luc et Blanche s’accrochèrent à ce qu’ils pouvaient trouver, tant il leur semblait sentir les roues de la camionnette quitter le sol. En dépit de la difficulté que représentait la conduite, encore plus dans ces conditions, Marie pilotait le véhicule avec une grande expertise et beaucoup de sang-froid. Jean lui avait enseigné cela. Elle n’eut besoin que de peu de temps pour se rendre au domicile de Luc, où elle se gara rapidement, à cheval sur un trottoir. Ici, ils firent une courte halte, enfilèrent des vêtements secs et passe partout puis repartirent en direction de la boutique.
Charger le tonneau de vin qui devait abriter Blanche dans la camionnette n’était pas chose facile. Il pesait extrêmement lourd et même avec toute la volonté du monde, Luc ne parvenait pas à le soulever. Marie avait garé le véhicule devant la porte d’entrée mais il fallait encore déplacer le tonneau jusqu’à lui. Blanche s’approcha de Luc, (dont les biceps et le dos commençaient à fatiguer à force de vaines tentatives) et se tint immobile à ses côtés. Luc sentit les muscles de ses bras se contracter plus qu’à leur habitude et le tonneau décolla d’un bon centimètre au-dessus du sol. Mais ses jambes tremblaient encore. Blanche se plaça de l’autre côté du tonneau pour aider Luc à le soulever. Comme elle posait ses mains de part et d’autre du fût de chêne, elle fit face à Luc et, en lui souriant, se pencha sur son visage où commençait à perler la sueur de l’effort. Ses lèvres se refermèrent sur les siennes et il sentit aussitôt battre un deuxième cœur en lui. Ce fut alors comme si on lui avait insufflé une vie nouvelle, comme si l’on avait remis à zéro le compteur des années. Le plaisir, la chaleur, la tranquillité de l’âme, l’espoir, la force… tous les sentiments que la simple présence de la lune dans les cieux lui inspirait jadis, tourbillonnaient à présent follement en lui, nourrissant chaque parcelle de son être. Luc, en voyant peu à peu le visage de Blanche se détacher du sien, sentit son cœur battre comme le tambour d’un corps d’armée et ses muscles obéirent à cette cadence effrénée. Avant même qu’il ne s’en rende compte, il avait soulevé le tonneau et le tenait fermement coincé entre son épaule et son bras gauche.
Lorsque Luc s’approcha du camion, le tonneau de deux-cent kilos sur l’épaule, Marie comprit aussitôt où il était allé puiser une telle force. Elle ne s’étonna pas, ne s’inquiéta pas, ne se mit pas en colère mais détacha simplement son regard du rétroviseur où l’on apercevait Luc et son tonneau, puis le porta droit devant elle, quelque part sur la route qui se fondait dans les ténèbres. Elle ne savait pas où reposer ses yeux, ils parcouraient cet horizon incertain comme des lucioles égarées. Seules ses mains se crispèrent sur le volant, qui grinça sous ses doigts. Pourtant, ses yeux s’immobilisèrent bien vite sur un point précis, à quelques mètres seulement devant elle. Sur un poteau électrique se trouvait une affiche qui avait retenu son attention.
Luc déposa le tonneau à l’arrière de la camionnette, parmi des cadavres de bouteilles et des caisses de vin vidées de leur contenu. Il monta ensuite à son tour, puis procéda à l’ouverture du tonneau. Pour plus de sécurité -car le véhicule ne la garantissait pas- Luc attacha le tonneau aux parois du coffre grâce à une corde de chanvre, qu’il noua aussi solidement que ses nouvelles forces le lui permettaient. Il perça ensuite un trou sur le couvercle et offrit à Blanche une nouvelle paille pour lui permettre de respirer. Evidemment, cela n’était qu’une mesure de précaution. Pour le moment, Blanche pouvait s’immerger dans le sang terrestre jusqu’au cou sans risque. Luc jugeait cela suffisant pour tromper l’odorat des dieux. En cas de danger, il lui suffirait de s’immerger complétement.
Deux cent kilomètres les séparaient du Havre. En empruntant l’autoroute, Marie estimait qu’ils rejoindraient leur destination en un peu plus de trois heures et demi. La camionnette ne roulait pas vite et une quelconque imprudence sur la route pouvait conduire à une catastrophe. Avant de refermer le coffre et de rejoindre Marie à l’avant du véhicule, Luc s’approcha de Blanche qui s’était installée dans le tonneau et lui dit :
— Si tu as le moindre problème, quoi que ce soit, tape contre la paroi qui nous sépare. Nous nous arrêterons et je viendrai te voir. J’aimerais pouvoir faire autrement mais le coffre est le seul endroit pouvant accueillir le tonneau…
Blanche eut un franc sourire et lui fit comprendre que tout irait bien. Luc descendit, referma le coffre puis s’installa côté passager. Il tourna la tête pour regarder Marie mais le siège conducteur était vide.
— Marie ? appela Luc en regardant de tous les côtés, non sans une certaine angoisse. Marie où es-tu passée ? recommença Luc d’une voix fluette, en ce penchant cette fois-ci par la fenêtre.
Comme il scrutait l’horizon, penché au travers de la fenêtre baissée de la camionnette, un grand bruit sec le fit sursauter et il se cogna la tête sur les charnières de la fenêtre. Tout en massant son crâne endolori, il se retourna vers le siège conducteur et vit Marie, qui, de retour d’il ne savait où, s’installait au volant. Elle avait dans la main un papier plié en quatre.
— Où étais-tu passée ? demanda Luc d’une voix fluette qui semblait partager la douleur de son crâne.
— Dans la boutique. J’avais… j’avais oublié un courrier destiné à mon père et qui m’était parvenu par erreur… répondit précipitamment Marie, tout en fourrant le papier dans la poche de son pantalon.
Aussitôt dit, Marie démarra la camionnette, qui s’ébranla dans un grand bruit de moteur enroué. Elle enclencha ensuite la première vitesse, puis écrasa l’accélérateur.
— Nous allons emprunter l’autoroute A13. C’est la voie la plus rapide. D’ailleurs nous partons au bon moment, dit Marie en pointant du doigt l’horizon, le soleil ne va pas tarder à se lever.
Comme Marie l’avait si justement fait remarquer, le soleil, pâle et timide, étirait ses rayons sur l’horizon. Il semblait contrarié, comme quelqu’un qui ouvrirait les yeux après un cauchemar, momentanément perdu entre fantasme et réalité. L’œil fatigué du soleil redoutait sa rencontre avec la terre. Aussi prenait-il tout son temps pour regagner sa place sur son trône d’azur. Marie et Luc n’avaient jamais assisté à un lever de soleil aussi long. Et aussi beau. Car même s’il y avait quelque chose d’effrayant dans ce spectacle, il n’en demeurait pas moins somptueux. « C’est le cas de toutes les plus belles choses, pensait Luc. La beauté, lorsqu’elle est réellement radieuse, souffle toujours au cœur un vent d’angoisse. C’est sûrement parce que l’œil humain s’est trop habitué à la médiocrité… »
— As-tu des sous pour payer notre passage sur l’autoroute ? demanda brusquement Marie, interrompant les rêveries de Luc.
— Non, je… je n’ai rien sur moi. Et puis, à moins que les péages acceptent désormais les bouteilles de vin, je ne pense pas que l’on trouve ici la moindre monnaie, dit Luc en fouillant dans la boîte à gants pleine de factures, de papiers sans intérêt et de petites carcasses de bouteilles.
— Peut-être que les barrières seront levées… après tout, il n’y a plus d’électricité. J’espère ne pas avoir à les forcer, dit Marie en hochant la tête, sans quitter la route des yeux.
— Je vais prendre le volant, dit Luc. Tu dois être fatiguée après tout ce qu’il nous est arrivé, tu devrais te reposer.
— Pas question, répondit Marie d’un ton calme mais autoritaire. Je ne suis pas plus fatiguée que toi et légalement, tu n’as pas plus le droit de conduire que moi. De plus, je te rappelle que toi, tu as bu avec Jean. Et puis de toute manière, j’ai déjà parcouru cette route des dizaines de fois. Je connais bien le chemin.
Marie et Luc se turent ensuite pendant de longues minutes. Le vacarme du moteur, des roues et de la tôle tremblante, couvrait habilement ce silence assourdissant. C’est par cette absence même de mots, de paroles, que Luc comprit le trouble qu’éprouvait Marie. Ne sachant trop comment s’adresser à elle en de telles circonstances, comment lui exposer son cœur sans asphyxier le sien, il dit simplement et très honnêtement :
— Merci pour ton aide Marie, sans toi nous n’aurions pas la moindre chance de réussite. Je sais que ta… position est délicate. Et je sais que, qu’on le veuille ou non, c’est à cause de moi si Jean nous a quitté. Je l’aimais et je sais à quel point tu l’aimais aussi. Tu as le droit de me haïr et si tu devais m’abandonner le long de cette route, je crois que je comprendrais, Je crois que…
— Arrête de me remercier, l’interrompit Marie. Ce sont les étrangers, ou les personnes qui n’ont à nos yeux pas de valeur sentimentale, que l’on se plait à remercier et à qui l’on fait ce genre de politesse. Marie parlait difficilement mais s’efforçait de rester intelligible. Je ne veux pas croire, reprit-elle, je ne veux pas croire t’être à ce point étrangère. Et même si cela devait être le cas.
Luc s’apprêtait à rétorquer mais Marie poursuivit, craignant que les mots de Luc ne la blessent plus qu’elle ne l’était déjà :
— Quelle idiote je fais. J’ai toujours cru que tes histoires de lune étaient une lubie, une extravagance liée à ta jeunesse. J’ai toujours cru que tu finirais par accepter la réalité telle qu’elle est et accepter d’aimer ce qu’il est convenable d’aimer. C’est-à-dire ce que la raison dicte au cœur. Mais il faut croire que le tien n’a que faire de la raison et place ses espoirs bien au-delà. En bonne fille raisonnable, trop raisonnable, j’ai… naïvement cru être convenable, pendant toutes ces années. J’ai essayé de te faire signe, j’ai essayé de m’immiscer dans tes rêves sans trop les dénaturer, j’ai essayé de m’émanciper de cette… infâme condition d’amie trop durable mais tu n’as jamais remarqué tout cela. Ou tu feignais de ne pas le remarquer. Et moi, je te pensais aveugle. Mais il faut croire que tu étais simplement d’une lucidité à faire pâlir le jour. Tu voulais la lune et tu l’as eue. Tout ceci est tellement absurde… conclut Marie qui avait bâti son discours sur une fondation de sanglots.
— Je n’ai jamais caché mes sentiments Marie. Mais à trop les considérer, je suis effectivement devenu aveugle aux tiens. Mais pourquoi parles-tu de convention ? Existe-t-il une telle chose en amour ? Faut-il seulement aimer ce que la raison nous dicte ? Accepter cela, c’est déjà se soumettre, c’est placer des barrières. Pourquoi chercher à étouffer la seule liberté qui n’ait jamais réellement existé ? Je veux pouvoir en profiter sans être assujetti à des codes, des conventions qui ne sont que des chaînes pour le cœur. Dans ce vaste et long jeu qu’est l’amour, seule la morale peut être arbitre. Et il n’y a rien d’immoral à aimer la Lune.
Luc tourna discrètement la tête vers Marie, qui regardait toujours droit devant elle. Des gouttes voilaient sa vision et elle enclencha aussitôt les balais essuie-glace pour les chasser du pare-brise. Mais les balais essuie-glace ne pouvaient rien contre ce genre de gouttes.
— Luc… souffla Marie qui refusait d’adhérer à son raisonnement. La lune est une déesse… Blanche est une déesse ! C’est une chimère. Elle n’aurait jamais dû descendre sur terre et tu le sais. Bien qu’elle soit éternelle en tant qu’astre, elle est éphémère en tant qu’humaine. Quand elle partira -car elle finira par partir- que feras-tu ? Vas-tu te pencher à ta fenêtre et lui parler, chaque soir, en espérant qu’elle revienne ? Tu sais que cela n’arrivera pas, que cela n’arrivera plus. En es-tu conscient ?
— Bien sûr. Jamais je ne recommencerai, ni ne mettrai à nouveau l’humanité en péril, dit Luc calmement, en détachant chaque mot, comme le ferait un sage qui ne sait que trop bien de quoi est fait l’avenir.
Luc mit ainsi fin à la conversation. Marie savait qu’il était inutile d’avancer plus d’arguments. Elle porta la main au poste de radio pour l’allumer. Elle eut beau chercher, aucune station n’était disponible. La musique ne lui viendrait pas en aide. Elle finit par renoncer et sa main retrouva sa place sur le volant. La radio était toujours allumée et grésillait affreusement. Pourtant ni Luc, ni Marie n’osèrent l’éteindre.
Plus de deux heures s’étaient écoulées depuis leur départ de Paris. Comme ils l’avaient espéré, les barrières des péages étaient levées et ils purent avancer sans problème. Sur l’autoroute, Marie dut faire preuve de beaucoup de sang-froid et d’une grande habileté à la conduite. Outre de multiples véhicules accidentés, la route accueillait nombre d’animaux sauvages (sangliers, chevreuils, écureuils…) qui traversaient sans se soucier de la circulation. Luc avait arrêté de compter le nombre de fois où ils avaient frôlé la mort… Mais Marie esquivait, évitait toujours les obstacles une précision déconcertante. Mais à conduire aussi vite, l’essence ne tarda pas à manquer. Marie, en jetant un coup d’œil sur la jauge, jugea nécessaire de s’arrêter pour remplir le réservoir.
— Mais il reste pourtant un petit quart, dit Luc en se penchant sur le tableau de bord. Ne pourrions-nous pas rouler encore un peu ?
— Non. Je connais cette camionnette. La jauge d’essence est aussi fatiguée que le reste. Elle indique toujours beaucoup plus de carburant qu’il n’en reste réellement. Arrêtons-nous, ou nous prendrions le risque de tomber en panne sèche et de ne pas pouvoir repartir, trancha Marie, qui déjà serrait à droite et attendait de voir apparaitre une aire d’autoroute au loin.
Au bout de quelques minutes, Luc, surpris, prit à nouveau la parole pour questionner Marie :
— Euh…Marie ? dit-il en scrutant son rétroviseur, où il voyait un panneau rétrécir, puis rétrécir encore jusqu’à disparaitre complétement derrière eux. Nous venons de passer à côté d’une station, j’en suis certain, j’ai vu le panneau… pourquoi sommes-nous…
— Pas celle-ci. Il y avait un logo fourchette et couteau. Ce qui veut dire qu’en plus de l’essence, cette station mettait de la nourriture à la disposition des usagers. Donc des jambons-beurre triangles. J’ai une sainte horreur de ces sandwichs. Une aversion. Le simple fait d’en toucher un, même d’en voir un au loin, me couvre d’urticaire, dit Marie avec un inébranlable sérieux.
— Ah, répondit simplement Luc, plus qu’étonné par cette étrange confidence.
Marie roulait toujours plus vite, les yeux rivés sur l’horizon, passant ainsi devant deux autres stations-service, à la plus grande stupéfaction de Luc. Finalement, elle mit son clignotant et emprunta une sortie.
— Celle-ci. Celle-ci fera l’affaire, dit-elle simplement, sans plus d’explications.
— Les sandwiches triangles ne sévissent pas ici ? plaisanta Luc, qui espérait apaiser la tension qui régnait dans l’habitacle.
— Non Luc. Ici, il n’y en a pas, répondit Marie tout à fait machinalement, comme imperméable aux traits d’humour de Luc. Arrêtons-nous là, poursuivit-elle en pointant du doigt les rangées de pompes à essence où, étonnamment, n’était stationné aucun véhicule.
Marie gara la camionnette devant une des pompes à essence, puis coupa le contact.
— Marie, ces pompes sont à sec, regarde… déplora Luc en pointant du doigt un écriteau accroché aux machines, où l’on pouvait lire le simple mot « pénurie ».
— Reste ici et essaie de faire couler quelques gouttes dans le réservoir. Il doit bien rester un fond d’essence dans une de ces pompes. Essaie-les toutes. Pendant ce temps, je vais aller à la caisse demander plus de renseignements, dit Marie d’un ton autoritaire avant de quitter le véhicule.
Luc ôta sa ceinture et se faufila à l’arrière de la camionnette. Là, il posa la main gauche sur la paroi de tôle qui le séparait du coffre, puis approcha le visage avant de s’adresser à Blanche :
— Blanche ? Est-ce que tout va bien ? interrogea-t-il tout bas, dans un murmure à peine perceptible.
— Tout va bien, ne t’en fais pas… sommes-nous arrivés ? répondit-elle en calquant l’intonation de sa voix sur celle de Luc.
— Pas encore, nous nous sommes arrêtés pour remplir le réservoir d’essence. Sans quoi nous n’avancerions plus, expliqua brièvement Luc. Tiens bon ! Nous repartions d’ici quelques minutes.
Luc se redressa, fit coulisser la grande porte côté passager, puis sauta hors du véhicule. Le soleil s’était enfin levé. Il éclairait -bien que plus timidement qu’à son habitude- la terre d’une lumière rouge sang, qui conférait un aspect inquiétant, angoissant même, à tout ce qui s’offrait à ses rayons. Les pompes d’essence, à ce moment précis, semblaient des soldats de fer menaçants, baïonnette à l’épaule et prêts à en faire usage. Luc, s’efforçant de chasser ces images, ou plutôt ces mirages de son esprit, s’avança vers la pompe la plus proche et en décrocha le pistolet. Sans surprise, l’écran demeurait sombre et ni prix, ni aucune autre indication ne s’affichait. Luc enfonça tout de même l’extrémité du pistolet dans le réservoir de la camionnette et actionna la poignée. Rien ne se passa. Aucun liquide n’affluait le long du tuyau. Luc réitéra l’expérience avec chacune des pompes mais sans plus de succès. « Nous sommes bien trop loin du Havre pour poursuivre notre route à pieds, pensait Luc. Il nous faut absolument repartir. Cette camionnette doit rouler encore quelque temps. Allons, songeait-il, le front reposant contre la paume de sa main, qu’aurait fait Jean à notre place ? »
Il sentit tout à coup son esprit comme traversé par un éclair de lucidité. Ce fut comme un coup de tonnerre intérieur. Les pensées qui se chamboulaient en lui illuminèrent uniformément son esprit et il lui vint une de ces idées que l’on qualifie volontiers de « brillante ».
— Mais bien sûr ! s’exclama Luc. Jean avait déjà prévu ce genre de scénario et équipé sa camionnette en fonction ! Il doit y avoir un baril de sa « boisson énergisante pour moteur assoiffé » quelque part dans l’habitacle.
Cette fameuse « boisson énergisante pour moteur assoiffé » était une création originale de Jean, une mixture à base d’alcools forts (dont il taisait le nom) et de sang terrestre, astucieusement dosé. Un jour où Luc avait demandé à Jean comment diable le sang terrestre pouvait alimenter un moteur à explosion, Jean lui avait répondu : « As-tu déjà essayé ? Quelqu’un a-t-il déjà essayé ? Vous faites aveuglément confiance à ces maudites compagnies pétrolières qui torturent notre belle planète et la forcent à régurgiter ce sombre vomi terrestre, car voilà ce qu’est réellement le pétrole ! Ce n’est que le vomi de notre chère terre ! Moi je refuse d’hydrater mon véhicule avec leur infâme liquide. Ils dépouillent notre bonne terre pour mieux nous voler ensuite, voilà leurs méthodes ! Tout cela pour l’argent… La terre tourne sur elle-même grâce au sang qui coule en elle. Si ce sang lui donne la force nécessaire pour effectuer de telles rotations, pourquoi ne pourrait-il pas faire tourner les roues d’une voiture ? Eh bien il le peut ! Et je garde toujours un bidon de ma boisson énergisante pour moteur assoiffé dans ma camionnette. Mais pas un mot à qui que ce soit. Ce carburant non polluant, si quelqu’un venait à le découvrir, ferait la ruine de toutes les compagnies pétrolières et il ne fait nul doute qu’elles chercheraient dès lors à se débarrasser de moi pour reprendre le contrôle du marché »
Ces paroles, Luc s’en souvint tout à coup et se précipita sans plus attendre dans l’habitacle de la camionnette. Une fois dans le cockpit, il s’agenouilla et chercha à tâtons sous les sièges passagers. Sa main rencontra une surface lisse, manifestement plastique et Luc la tira vers lui. Le bidon qu’il venait de trouver était plein aux trois quart et Luc sentit son cœur se gonfler d’un espoir nouveau. Un sourire, comme une vague, anima ses lèvres. Il dévissa le bouchon et approcha son nez du goulot. L’odeur que dégageait le liquide ne laissait aucune place au doute. Luc sentait déjà sa tête tourner come une petite planète terre. Il s’agissait bien là de la mystérieuse « boisson énergisante pour moteur assoiffé ».
Le bidon à la main, Luc sauta de la camionnette, puis fit couler la boisson dans le réservoir. Il se contenta de verser la moitié du bidon. « Cela suffira amplement » pensait Luc qui craignait de faire exploser le moteur tant l’odeur de la mixture était forte. Comme il refermait le bidon, ainsi que le réservoir, Marie, qui revenait d’on ne sait où et que Luc n’avait pas remarquée, demanda, manifestement surprise :
— Alors ça ! Est-ce de l’essence que tu as trouvée là ? Comment est-ce possible ? Je viens de parler au gérant et il dit que c’est une catastrophe, que plus aucune station n’est approvisionnée en essence. La pénurie est quasi-totale…
— C’était un bidon que Jean gardait en réserve, tu sais, sa fameuse mixture, répondit Luc sans plus entrer dans les détails. Je m’en suis souvenu tout à coup !
— Ah… répondit Marie en laissant échapper un léger soupir, comme si cette nouvelle l’eut affectée. Très bien, alors partons… dit-elle finalement en jetant un coup d’œil rapide et discret derrière son épaule.
Marie fit tinter les clés de la camionnette dans sa poche et s’approcha du véhicule. Luc avait déjà retrouvé sa place sur le siège passager et, fermement attaché, regardait Marie s’installer.
— Allons-y, partons… répéta-t-elle machinalement, à la manière des somnambules, ou des personnes qui ont l’esprit bien trop occupé pour parler naturellement.
Luc la trouvait soudainement bien fatiguée, il lui trouvait les traits marqués et le visage bien plus sombre que d’habitude. D’un tour de clé, Marie démarra la camionnette qui se mit à trembler comme un volcan en proie à l’explosion. Un épais nuage diaphane, non pas de fumée mais de vapeur, entourait la camionnette. Sur le tableau de bord, les voyants s’affolaient et clignotaient sans interruption ; la petite aiguille de la jauge d’essence, à la manière du métronome, balançait de droite à gauche sans parvenir à se stabiliser.
— Mais en… fin, qu’… qu’as-tu mis dans… dans ce ré… réservoir ? interrogea Marie qui sautillait comme une puce sur son siège tant la camionnette tremblait.
— R… rien de parti… particulier ! assura Luc en se cramponnant à son siège. C’est seul… seulement l’essence de J… Jean !
Finalement, après un dernier et terrible rugissement, la camionnette laissa échapper de longs soupirs, semblables à des jets de vapeurs, puis se stabilisa. Sur le tableau de bord, la crise d’épilepsie des voyants s’était calmée et la petite aiguille indiquait que le réservoir d’essence était plein. Une forte odeur d’alcool embaumait tout l’habitacle. Pour ne pas finir asphyxiée, Marie voulut faire entrer de l’air. Comme elle ouvrait la fenêtre, une boule blanche que Luc crut tirée par un canon, s’engouffra avec fougue par l’ouverture. S’imaginant être la cible d’une attaque, de quelque pirate qui en voudrait à la camionnette ou à leur « essence », Marie laissa échapper un petit cri d’effroi et enfonça la tête dans ses bras.
Mais le boulet de canon qui s’était précipité dans l’habitacle continuait à voltiger. Marie releva timidement la tête et une plume, qui planait dans l’habitacle, se posa doucement sur son nez. Hermès était de retour. Luc eut un sourire de soulagement et Marie tendit les mains vers la petite chouette.
— Hermès, tu nous as retrouvés ! s’exclama Luc, surpris par la rapidité et le flair de l’oiseau. Tiens, tu as un papier attaché à la patte…
Doucement, Hermès se posa sur le frein à main, puis tendit la patte afin que Luc puisse détacher la petite note qui y était enroulée. Luc la décrocha délicatement, la déroula entre ses pouces et ses index, puis lut ce qui était écrit dessus.
— Est-ce une réponse de mon père ? demanda Marie précipitamment, tout en se recoiffant.
— Il… il me semble. Qu’en penses-tu ? répondit-il en tendant le petit bout de papier à Marie.
Marie se saisit du papier, sur lequel il était simplement écrit : « O.K »
— Pas de doute, c’est bien son écriture… Bravo Hermès, quel talent ! s’étonna Marie en caressant du bout des doigts la petite tête de la chouette. Allons, partons vite, reprit-elle en ajustant sa ceinture, mon père nous attend désormais.
Marie enclencha la première vitesse et lorsqu’elle écrasa l’accélérateur, la camionnette s’élança comme une flèche. La boisson énergisante pour moteur assoiffé fonctionnait à merveille. Le seul inconvénient à déplorer (car il y en avait tout de même un) était la tendance fâcheuse qu’avait le véhicule à zigzaguer et à hoqueter. En un mot, la camionnette était ivre.
La manie qu’avait la camionnette à zigzaguer eut bien vite raison de Marie, qui ne tarda pas à partager l’ivresse du véhicule. Tous ces louvoiements, ces tremblements, ces hoquets dont il était secoué, rendirent Marie plus que nauséeuse. Après vingt minutes de conduite, elle dut abdiquer et laisser sa place à Luc. Lorsqu’il fut installé au volant, Luc roula à toute vitesse. Si vite que les arbres, au bord de la route, avaient l’apparence de petites tâches vertes et floues. Mais comme le teint de Marie prenait petit à petit la même couleur que ces tâches, Luc freina et adapta son allure, par peur que Marie ne s’évanouisse.
Ce n’est que peu de temps après avoir quitté la station-service, alors qu’une centaine de kilomètres les séparaient encore du Havre, qu’un nuage de fumée inquiétant, comme levé par une armée chevauchant à leurs trousses, apparut au loin derrière eux. Luc, jetant de rapides coups d’œil dans le rétroviseur, constatait avec effarement ces volutes de fumée qui n’en finissaient pas de grossir. Le nuage s’approchait inexorablement et Luc, qui regardait successivement Marie, puis son rétroviseur, ne savait trop s’il lui fallait accélérer ou conserver son allure actuelle. Le temps de se poser ces questions, les hommes qui étaient à leurs trousses les avaient rejoints. Car il s’agissait bien d’hommes, d’hommes en colère au volant de vieilles voitures couvertes de poussière, qu’ils conduisaient comme les hommes en colère ont coutume de conduire. Et il n’y a rien de plus dangereux qu’une voiture manœuvrée par ce type d’homme. Toutes ces voitures -Luc en comptait cinq- qui fulminaient et vrombissaient en escadron, le talonnaient à présent. A la vue des visages des chauffards, tout à la fois rouges et noircis par le cambouis, où se dessinait l’expression de l’homme déterminé à causer du tort, à faire le mal, Luc comprit que toutes ces personnes le poursuivaient. Leurs raisons lui échappaient mais il savait que si par malheur ils parvenaient à immobiliser la camionnette, Blanche serait probablement kidnappée, et Marie et lui-même tués ou abandonnés sur un bord de route, ce qui en de telles circonstances revenait presque à la même chose.
Un de ces hommes, qui portait une salopette et se tenait quasiment debout au travers de sa fenêtre ouverte, brandissait une bêche, dont il n’hésita pas à se servir pour donner de grands coups sur les flancs de la camionnette. Luc entendit son feu arrière se briser sous les assauts répétés de l’homme.
— Marie, pardonne-moi mais il me faut les distancer ! Nous devons les semer, sans quoi nous sommes perdus ! dit Luc en haussant la voix, criant presque tant le bruit du moteur était assourdissant.
Marie leva un œil vers Luc, voulut se retourner pour voir la horde qui était à leurs trousses, mais n’en eut pas la force et retomba lourdement sur son siège, le teint plus verdâtre que jamais. Soudain, on entendit une détonation et conséquemment, le rétroviseur gauche de la camionnette vola en éclat. Un des hommes avait un revolver pointé dans leur direction. Luc lança un dernier regard sur les visages sombres et menaçants de leurs assaillants, puis écrasa l’accélérateur. La camionnette s’ébranla comme une fusée prête à partir en orbite. Luc s’attendait à voir le moteur exploser à tout moment. Le bruit, déjà effroyable, devint infernal. L’habitacle était chargé d’une atmosphère lourde, chaude et dominée par des vapeurs d’alcool inconnu. Luc n’osa pas tourner la tête mais Marie était probablement évanouie. Sous la pression qu’avait exercée Luc sur la pédale d’accélérateur, les roues se mirent à tournoyer à une vitesse effroyable. Luc roulait à présent si vite qu’il lui était presque impossible de distinguer la route devant lui. Derrière, lui voitures des hommes en colère avaient complétement disparu. Luc sentait son cœur battre à toute allure. Son corps était couvert de sueur et le volant glissait sous ses mains moites. Ses oreilles étaient tellement rudoyées, tellement sollicitées, qu’il n’entendait plus rien. Plus le moindre bruit. Il lui semblait seulement que la camionnette s’était envolée. En l’espace de quelques secondes, Luc avait parcouru plus d’une dizaine de kilomètres.
Quand, enfin, Luc porta le pied sur la pédale de frein, il sentit les deux roues avant retomber lourdement au sol. Il s’en était fallu de peu pour que la camionnette s’envole pour de bon. Luc tourna la tête vers Marie, pour s’assurer qu’elle ne se sente pas trop mal. Marie allait extrêmement mal. Son visage, d’ordinaire si doux, si apaisé, accueillait dorénavant une expression de sévère affliction. Elle était plus blanche qu’un linceul et avait l’air de lutter pour rester en possession de son âme qui cherchait à fuir ce corps et cet esprit tourmenté. Comme il était bien trop dangereux de s’arrêter en pleine voie d’autoroute, Luc emprunta la première sortie qui se présenta et roula quelque temps sur une petite route bordée de grands sapins. Très abîmée, la vieille route serpentait sur plusieurs kilomètres et les virages incessants, qui n’étaient pas au goût de Marie, affectèrent bientôt Luc lui-même qui sentait son cœur lui remonter le long de la trachée. Luc n’osait pas imaginer dans quel état pouvait se trouver sa chère Blanche.
Quand il arriva au niveau d’un embranchement où se détachait un petit sentier de terre et de gravier qui s’enfonçait dans les bois, Luc, sans hésiter, donna un coup de volant à gauche et l’emprunta. Le sentier, très étroit, côtoyait les immenses gardiens des lieux qu’étaient les sapins et menait en plein cœur de la forêt. Luc ouvrit la fenêtre pour laisser Hermès (qui avait perdu quelques plumes durant le trajet) voler librement. Hermès prit son envol en décrivant des cercles dans les airs et lorsqu’il eut rejoint la cime des sapins, sonda l’horizon de ses beaux yeux de glace. Aussitôt fait, il redescendit en piqué vers la camionnette et se posa sur le capot. Il regardait Luc fixement et se mit à gigoter, en pointant une direction de son aile chatoyante.
— Veux-tu que je te suive ? demanda Luc, tout comme il se serait adressé à un humain. Bien, c’est d’accord, après tout, une bonne et brave chouette vaut mieux que n’importe quel gps ou carte routière.
Hermès, qui était d’une remarquable intelligence, s’envola à nouveau mais en restant à seulement deux mètres au-dessus du sol, afin que Luc puisse le suivre sans quitter la route des yeux. Luc suivait Hermès avec la plus stricte rigueur et ne pouvait pas s’empêcher, bien qu’elle eût agi pour leur salut, de maudire la camionnette et son infernal tintamarre. La plupart des oiseaux qui habitaient les arbres s’envolaient précipitamment, apeurés par le son du moteur. Toute une portée de marcassins, menés par leur mère, traversa en hâte le petit sentier où roulait Luc, manquant de heurter la camionnette sur leur passage. Ils soulevèrent un monticule de feuilles qui s’envolèrent de toutes parts avant de retomber lentement au sol. Ce fut, comme il semblait à Luc, le dernier mouvement de la forêt. Plus rien, dès lors, pas même les aiguilles des sapins, n’émit le moindre frémissement. Il n’y avait plus un bruit de branche, plus un seul signe de présence animale… comme si la vie s’était arrêtée. Les sapins, pétrifiés, étaient devenus des statues d’écorces et leurs habits verts s’étaient changés en un gris monotone et inquiétant. Seul Hermès continuait à voleter, bien que timidement, en regardant régulièrement derrière lui. Ce n’est que lorsque le moteur de la voiture s’évanouit à son tour que Luc sentit l’inquiétude prendre racine dans un coin de son cœur. La camionnette refusait d’avancer plus vite. Et quel était ce tambourinement continu que Luc entendait à présent ? « Poum ! Poum ! Poum ! » « C’est mon cœur qui menace d’exploser… » pensait Luc qui, le front couvert de sueur, scrutait l’horizon, s’attendant presque à voir surgir le minotaure d’entre les arbres. « Poum ! Poum ! Poum ! » Les martellements résonnaient de plus en plus fort et Luc s’apprêtait à porter la main à son cœur lorsqu’un cri déchira le silence de la forêt. Ce cri ressemblait au terrible son qu’aurait produit un palais de verre en s’effondrant. C’était la voix de Blanche.
— Luc ne t’arrête pas, plus vite ! Il nous a retrouvé ! criait-elle en tapant contre le coffre de la camionnette.
Luc, les yeux irrités par la sueur qui coulait le long de son visage, tourna précipitamment la tête vers le rétroviseur. Non loin derrière eux, les sapins qui bordaient le chemin tremblaient, certains même s’abattaient dans un grand bruit lugubre d’écorces qui craquent et de racines qui se déchirent. C’était comme si quelqu’un conduisait une de ces affreuses machines à déboiser, abattant les arbres sur son passage. Mais il n’en était rien.
Quelque chose surgit alors des profondeurs des bois, en écartant les grands troncs devant lui comme de vulgaires branchages. C’était une très grosse horreur. Ou plutôt une immense abomination. C’était une chose qui, bien que possédant les caractéristiques humaines, semblait plus une bête qu’un homme et plus morte que vivante. C’était Saturne, qui les avait suivis et retrouvés
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