Comment Marie s’était défaite des griffes de la mort
Marie, lorsqu’elle avait escaladé le clocher où elle prévoyait de s’abandonner à la mort, avait entendu la voix de Jean au moment même où elle s’élançait dans le vide. Cette voix fut pour elle comme une main qui l’aurait rattrapée dans les airs. C’était un espoir et un signe. L’espoir de revoir Jean et le signe que son heure n’était pas encore arrivée. Aussi Marie, alors qu’elle tombait, avait-elle glissé ses doigts sous la corde qui lui serrait la gorge, pour éviter que le choc de la corde tenue ne lui brise les cervicales. La secousse fut rude et douloureuse mais Marie y survécut.
La voix de Jean l’avait ramenée à la raison. La voix permit au voile qu’elle avait devant les yeux de se soulever. Ainsi, alors qu’elle gigotait au bout de sa corde, alors qu’elle luttait contre ces forces mystérieuses qui cherchaient à séparer son corps et son âme, elle aperçut la lueur à travers le soupirail, la lueur de la cave où se trouvaient ses amis. Et la voix de Jean lui parvint à nouveau. Il était vivant et, elle, pendait au bout d’une corde. La voix d’un être aimant, d’un père, d’une mère, d’une grand-mère, d’un grand-père… (et Jean était comme un grand-père pour Marie) est source de vie. Ces voix sont des rivières. On s’y abreuve tant qu’elles coulent. Marie se sentait une soif harassante, elle voulait vivre. Dans les moments où le désespoir n’est plus qu’un affreux brouillard informe, une lueur, une étincelle aussi maigre soit-elle, suffit à embraser l’esprit et conférer au corps ces forces sublimes qui sont boucliers face à la mort. Marie voyait cette lueur et sentait ces forces grandir en elle. Mais la corde qui lui serrait le cou lui semblait un étau qui se resserrait inexorablement. Plus elle luttait, plus elle le sentait se refermer. Aux prises avec la mort, Marie voyait son esprit dériver, elle suffoquait. Elle crut d’abord sentir la terre qui s’ouvrait sous elle, des flammes qui lui mordaient les pieds, puis le ciel qui pesait sur ses épaules. Marie tendit une main dans les airs. Qui eut regardé la scène à ce moment-là eut pu croire à une main cherchant celle d’un ange. Mais Marie était sa propre gardienne. Après avoir aveuglément tâtonné au-dessus de sa tête, elle referma ses doigts sur le nœud de chanvre. D’une seule main, elle s’efforça de hisser son corps le long de la corde. Elle ne put se soulever mais elle sentit le nœud s’élargir autour de son cou. Ceci lui permit de prendre une grande inspiration et d’oxygéner son cœur qui menaçait de défaillir. Marie agrippa ensuite la corde de son autre main et redoubla d’efforts pour grimper. Mais cela demandait une agilité et une force colossale, que Marie ne pouvait rassembler. En s’agrippant de la sorte à la corde, elle s’était simplement accordé un sursis. A ce moment précis, alors que Marie s’évertuait à échapper à la mort, elle vit quelqu’un -un homme- aussi imposant que majestueux, s’approcher de la maison où se trouvaient Luc et Jean et forcer la porte d’entrée. Marie, dans cette clairvoyance morbide qui vient avec le glas, reconnut Jupiter.
Marie, qui avait trahi, avait dorénavant un devoir : se racheter. Lorsqu’elle vit Jupiter disparaitre dans l’ouverture de la porte et qu’elle imagina Luc et Jean à sa merci, elle se sentie soulevée par une force extraordinairement ordinaire. Il n’y avait plus de place au doute dans son esprit. Elle se hisserait le long de cette corde et sauverait ses amis, coûte que coûte. Marie était prête à se sacrifier mais pas ici, pas maintenant. Pour l’heure il lui fallait vivre et permettre à ses amis d’en faire autant. Marie considérait cela comme une épreuve. Tout cela ne pouvait être arrivé par hasard. Ainsi animée par ces nouvelles forces, Marie se cramponna à sa corde et leva les yeux au ciel. Elle y fixa un point et n’y détacha plus son regard. Elle se rapprocherait au plus près possible de ce point et échapperait aux ténèbres. Marie avait autrefois pratiqué un peu de gymnastique et elle parvint, petit à petit, à se hisser le long de la corde. A mesure qu’elle grimpait, la corde se faisait plus lâche autour de son cou. Elle respirait de mieux en mieux mais ses bras, s’ils avaient pu crier, auraient hurlé. Ce fut l’effort physique le plus intense qu’elle eut jamais fourni. Au bout d’une minute qui lui avait semblé une heure et alors qu’elle se hissait toujours le long de la corde, Marie croisa la route d’une gargouille, très laide (une sorte de mélange entre ptérodactyle et démon) et qui faisait saillie sur le mur. L’horrible visage de la gargouille semblait pousser un cri de désespoir et à voir ses bras et son corps ainsi jetés en avant, on aurait cru à un véritable démon que l’on aurait pétrifié alors qu’il cherchait à fuir
Marie n’hésita pas et tendit une jambe en direction de la gargouille. Elle coinça son talon entre sa tête et son cou, puis, avec une remarquable agilité compte tenu des circonstances, se hissa dessus par la force des jambes. A présent assise sur la vielle gargouille de pierre, Marie put lâcher la corde et accorder à ses bras un répit. Elle leva alors les yeux. Le sommet du clocher n’était plus très loin. Pour plus de sécurité, elle fit glisser le nœud coulant qu’elle avait toujours au cou et l’ajusta autour de sa taille. Comme elle comptait à présent escalader le clocher à mains-nues, elle se servirait de la corde comme d’un baudrier en cas de chute. Marie essuya rapidement ses mains, considéra le clocher d’un air grave qui semblait vouloir dire « je relève le défi » et entreprit la périlleuse ascension. Elle l’avait déjà faite une première fois, il n’était donc pas question d’échouer à la seconde. Marie choisissait judicieusement les pierres sur lesquelles elle posait ses mains et elle montait remarquablement vite. Une fois seulement, Marie manqua de trébucher sur une ardoise qui s’était dérobée sous son pied. Ce fut le seul incident. Marie, en quelques minutes tout au plus, avait rejoint le sommet du clocher et trompé la mort.
A partir d’ici, son plan d’action, bien qu’audacieux, fut très simple. La maison dans laquelle était entré Jupiter était juste en face de l’église et presque mitoyenne. Les rues du village étant très étroites, les bâtiments étaient tous solidaires les uns des autres. Ce qui est souvent le cas de ces petits villages de campagne qui donnent l’impression d’abriter une seule et grande famille. Marie tira avantage de cette architecture. Elle décrocha la corde qu’elle avait solidement fixée à la croix qui dominait le clocher, la mit sur son épaule, puis tira de toutes ses forces sur la croix de fer. A force d‘opiniâtreté, la croix finit par céder et Marie la glissa dans son dos, sous sa ceinture. Cela lui faisait de drôles d’ailes.
Au même moment, un jeune garçon marchait à travers les rues du village. Il marchait silencieusement, sournoisement. Le petit garçon au sourire narquois et au regard moqueur, avait à la main un petit sac de pierres, qu’il comptait bien utiliser pour briser la vitre du marchand de tabac qui lui avait un jour refusé des cigarettes. Sa pauvre grand-mère, qui l’élevait seule, lui avait pourtant souvent dit : « sois bon, Alexandre. Ou l’archange s’emparera un jour de toi et t’enfermera au cœur d’un gros nuage noir, où tu t’ennuieras pour l’éternité et sera forcé de te baigner dans l’eau de pluie trois fois par jour. » Mais à cela le garnement avait répondu : « peuh ! Sornettes… » avant de s’en aller botter le derrière de quelque chat.
Pourtant ce soir-là, le petit Alexandre, alors qu’il soupesait sa bourse de pierres et se pourléchait d’avance du forfait qu’il allait commettre, leva sa petite tête (par acquis de conscience) vers le ciel. Le hasard fit que ses yeux se posèrent sur le clocher, où Marie tenait debout, la grande croix dans le dos. Alexandre, seul à ce moment-là parmi les ombres et son imagination, ne vit pas Marie, mais l’archange dont lui avait si souvent parlé sa grand-mère. Le petit garçon qui n’aimait pas l’eau courut à toute vitesse chez sa grand-mamie qui habitait la maison à côté de l’église et jura de mettre sa fougue au service des autres et non plus de la canaillerie.
Inconsciente du rôle crucial qu’elle venait de jouer dans le destin de ce petit garçon, Marie faisait tournoyer la corde au-dessus de sa tête, à la manière des cowboys. Ce que Marie souhaitait attraper au lasso, était la cheminée du bâtiment où venait d’entrer Jupiter et où se trouvaient Luc et Jean. Cette entreprise lui prit beaucoup de temps et d’efforts. Marie dut lancer sa corde plus d’une vingtaine de fois avant de viser juste. Mais sa persévérance finit par payer et son vingt-quatrième essai fut le bon. La corde, après avoir tournoyé dans les airs, retomba silencieusement autour de la grosse cheminée de briques. Marie, trop inquiète pour se satisfaire de sa réussite, tira sur la corde afin que le nœud coulant se resserre autour de la cheminée, puis en détacha l’autre extrémité de sa taille. Ceci fait, elle la noua au clocher de sorte à ce qu’elle soit parfaitement tendue. Pour Marie, qui était fille de marin, les nœuds n’avaient aucun secret. Lorsque tout fut en place, Marie considéra brièvement la corde tendue entre les deux édifices, puis s’y agrippa.
Comme le sommet de l’église était plus haut que celui de la maison, la corde suivait une trajectoire déclive et Marie pouvait se déplacer sans trop se fatiguer. En un rien de temps, Marie franchit le vide qui la séparait de la maison, puis posa pied à terre, où plutôt pied à tuile. Le toit de la maison était très pentu et les tuiles glissantes. Marie dut s’accrocher à la cheminée pour ne pas dégringoler. En se penchant par-dessus l’ouverture de la cheminée, (où ne brûlait, par chance, aucun feu) la voix funeste de Jupiter parvint à son oreille. Marie, sans hésiter, s’était jetée dans le conduit, sans même penser qu’elle pourrait y rester coincée. C’est à ce moment précis, alors qu’elle tombait le long du conduit, qu’elle avait invectivé Jupiter. Elle avait ensuite, comme on le sait, surpris Jupiter et contrecarré, pour la deuxième fois, les plans de la mort. La suite, la voici.
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