L’ascenseur vers l’éternité
Marie, après avoir demandé aux étoiles de les bien vouloir guider jusqu’à l’île immortelle, avait poussé le bouton blanc. L’appareil émit un petit grésillement qui ressemblait à celui d’une vieille radio, puis avala la partition. Elle avait disparu dans le stéllophone si soudainement que l’on eut pu croire à une main qui l’aurait tirée depuis l’intérieur de l’appareil. Marie et Luc, dans un réflexe, reculèrent d’un pas. Blanche, Jean et monsieur Ernest s’approchèrent. La manivelle du stéllophone commença alors à tourner d’elle-même et aussitôt, une musique, un air mélancolique d’une pureté semblable à nulle autre, s’envola de l’appareil. La musique paraissait provenir de nulle part et partout à la fois. C’était bien le stéllophone qui la jouait, mais elle semblait aussi bien charriée par le vent, les oiseaux, le ciel et les vagues qui gonflaient la surface de la mer scintillante. La mélodie avait la profondeur de l’océan, la douceur de la bise, la grâce de l’oiseau et l’ivresse du ciel. Marie l’avait bien choisie. Luc avait l’impression qu’un orchestre marin et un orchestre céleste se faisaient écho.
Le petit objectif sur la surface du stéllophone qui pointait vers le ciel s’illumina tout à coup. Puis une sorte de colonne de poussière argentée très fine s’en échappa pour monter droit au ciel. La poussière, lorsqu’elle caressa les cieux, s’étala sur toute cette sombre immensité comme un brouillard. En moins d’une minute, sous la direction de la musique, ce brouillard d’argent avait entièrement recouvert le ciel. Sur le bateau, humains, déesse et animaux ne faisaient plus qu’un et tous sans exception avaient la tête levée vers les nues, sur lesquelles semblait s’être étiré un immense voile. Au bout d’un court instant, le brouillard se dissipa et le voile se leva sur des milliers, peut-être des millions de petites étoiles qui, non pas fixes, courraient ou dansaient dans le ciel à leur guise. «A-t-on jamais assisté à la naissance, à l’éclosion d’une étoile dans le ciel le soir venu ? Non, pensa Luc. Les étoiles sont d’éternelles timides. La nuit tombe, le ciel est noir mais il n’y a là nulle étoile. On regarde ailleurs, un instant seulement, et lorsqu’à nouveau nous levons les yeux, les voilà toutes qui rient à pleines dents au-dessus de nos têtes.»
Bientôt, sous le regard ébahi de tous les passagers du bateau, ainsi que des habitants de la terre, qui eux aussi assistaient à ce spectacle, les étoiles se regroupèrent et formèrent une longue, très longue rangée qui se perdait dans les confins de l’horizon. Les étoiles s’étaient tellement serrées les unes contre les autres qu’elles ne prenaient que très peu de place dans le firmament. On ne voyait plus qu’un long bandeau argenté, qui semblait glisser comme une rivière dans le lit du ciel.
— Par le chant des bas-haine, quel est ce bain que tu m’as fait choir ? souffla tout à coup monsieur Ernest, qui, ébahi, regardait le ciel tout en remplissant machinalement sa pipe de vin pensant qu’il s’agissait là de tabac.
— Le vin de Dionysos, c’est une merveille, une merveille absolue, répondit simplement Jean sans détacher son regard du ciel.
— Regardez, dit Luc en pointant du doigt toutes les étoiles qui s’étaient donné la main, elles nous indiquent le chemin à suivre.
Monsieur Ernest, qui avait bien du mal à réaliser ce qui était en train de se passer, demeurait stoïque, droit comme le mat de son bateau, le nez pointé vers ce ciel qu’il ne reconnaissait plus.
— Papa, dit Marie en tirant sur la manche de monsieur Ernest pour attirer son attention, as-tu entendu ? Nous devons les suivre.
— Les chuivre… répéta monsieur Ernest, comme hypnotisé.
— Oui Ernest, suivons-les ! renchérit Jean. Oublions les coordonnées géographiques, tous ces calculs et ces chiffres fastidieux et laissons-nous guider.
— Par le chapeau de Rackham Lerouge, d’où viennent toutes ces étoiles ? balbutia monsieur Ernest en jetant sa pipe comme on jette une éponge. Marie, Luc, reprit-il finalement en regardant le ciel, hissez la voile, je… je vais lever l’ancre.
Aussi stupéfait que pouvait être monsieur Ernest, il n’en était pas moins subjugué et sa curiosité était fortement attisée. A la force des bras, il remonta l’ancre du bateau, rangea consciencieusement la corde qui y était attachée, puis s’en alla aider Luc et sa fille, qui, après avoir hissé la voile, cherchaient à l’orienter convenablement par rapport au vent. Avec l’aide de monsieur Ernest, l’entreprise fut une réussite et le bateau prit peu à peu de la vitesse. La coque fendait la surface de l’eau ; grâce aux mains expertes de monsieur Ernest, qui avait pris place à la barre, le bateau avançait vite et bien. Jean, craignant que les embruns de l’océan ne l’atteignent au visage, s’était recroquevillé à l’arrière du bateau et s’efforçait de ne rien regarder d’autre que sa bouteille ou les étoiles, seules choses qui pouvaient lui faire oublier qu’il se trouvait à quelques centimètres seulement au-dessus de la surface de l’eau.
L’océan, peut-être apaisé par toutes les lumières du ciel qui se reflétaient dans ses eaux, était calme et placide. Monsieur Ernest barrait son navire sans poser de questions, si ce n’est aux étoiles qu’il interrogeait régulièrement du regard comme pour s’assurer de leur authenticité.
Marie, de son côté, était appuyée contre le bastingage et tendait ses mains vers la surface de l’eau mouvante. Luc la regarda faire pendant près d’une minute, puis la rejoignit. Les vagues se brisaient contre la coque et Marie recueillait les embruns de la mer dans la paume de sa main. Luc s’installa à ses côtés et contempla les eaux noires, miroir du ciel. Certaines vagues, parfois, s’écrasaient contre le flanc du bateau et couvraient les visages de Luc et Marie de centaines de perles d’eau. Ils restèrent longtemps dans cette position, dans cette contemplation muette de la mer. Une vague, plus audacieuse que toutes les autres, plus curieuse peut-être, se jeta tout à coup sur la coque du bateau, éclaboussant aussi bien Luc que Marie. Aussi trempés que surpris, ils se redressèrent légèrement et se regardèrent. La mer les avait tous deux coiffés d’une chevelure d’algues. Luc avait une touffe verte qui pendait sur le côté droit de son visage et Marie en avait une autre, étrangement identique, qui lui pendait du côté gauche. Luc s’esclaffa et Marie osa rire de bon cœur. Ils comparèrent leurs nouveaux cheveux, échangèrent encore des rires, puis se rapprochèrent et discutèrent longuement. Marie espérait que Luc lui pardonne ses agissements passés. Luc n’avait jamais eu la moindre rancœur.
Blanche, qui avait rejoint Jean pour le rassurer, regarda du côté de Luc et Marie. Les voir ainsi côte à côte la fit sourire et tout son corps irradiait d’une lueur argentée plus belle, plus authentique que jamais. Jean posa une main sur l’épaule de Blanche. Il avait retrouvé sa couleur rouge naturelle.
— La musique n’a pas fini de servir la cause de l’humanité, dit Jean en regardant Luc et Marie et en fredonnant l’air que jouait le stéllophone. Puis avec sa bonhommie habituelle, il se tourna vers Blanche et reprit. Puis-je vous offrir le verre de l’amitié, Blanche ?
— J’en serai honorée, répondit-elle avec un large sourire en croissant.
Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Hermès et ses frères se dégourdissaient régulièrement les ailes et s’en allaient faire un tour avant de retrouver leur place au sommet du mât. Diogène, friand de caresses, s’était lové sur les jambes de Jean et ronflait doucement. Les cigognes, quant à elles, demeuraient étrangement impassibles et seules leurs petites têtes s’agitaient à droite et à gauche comme pour s’assurer que nul danger ne vienne entacher l’horizon. Luc avait finalement rejoint Blanche.
Luc resta longtemps à l’avant du bateau en compagnie de Blanche. Ils regardaient l’horizon et contemplaient l’infini. Blanche lui parla un peu de l’île immortelle et la simple description qu’elle lui en fit suffit à Luc pour la voir, pour la connaître. Il avait l’impression de s’y être souvent rendu. Blanche, la lune, possédait aussi ce pouvoir : le pouvoir de donner une telle consistance au rêve qu’il semble devenir une réalité. Ils s’embrassèrent quelquefois, sous le regard témoin de la rivière d’étoiles et Luc avait le sentiment bien étrange de ne plus faire parti du monde. Il sentait qu’il glissait sur la surface de l’eau mais il n’avait plus conscience du bateau. Il sentait de fraiches caresses sur son visage mais il n’avait plus conscience du vent.
Marie, assise en tailleur au centre du bateau, non loin de son père qui tenait fermement le gouvernail entre ses mains épaisses, jouait avec Hermès. Lors d’une de ses escapades avec ses frères, Hermès avait déniché une petite perle, qu’il avait apportée à Marie pour qu’elle la lui lance. Marie, amusée, lançait la perle de toutes ses forces par-dessus bord et la brave chouette, aussi vive que le vent, la rattrapait au vol dans son petit bec, avant de la rapporter à Marie.
Soudain, toutes les cigognes, qui jusqu’à présent étaient restées impassibles, se mirent à claqueter. Ce fut une épouvantable cohue. Tout le monde se dressa sur ses pieds. Leur soudaine agitation jeta une surprise bordée d’effroi sur chacun des passagers, qui avaient presque oublié la présence des oiseaux tant leur discrétion avait été absolue durant toutes ces heures. Ernest, alerté par l’instinct de ces cigognes, sentit l’approche d’un danger. Il s’empara d’une grosse paire de jumelles qu’il gardait dans sa cabine et scruta l’horizon. A peine avait-il appuyé les jumelles contre ses yeux qu’il se ravisa. Bouche bée, effaré, il regardait l’horizon sans mot dire. Tous accoururent à ses côtés. Au loin, la mer déchainée était parcourue de vagues noires, dressées, plus hautes que des montagnes. Elles semblaient défier le ciel. Ils entraient au cœur d’une tempête comme monsieur Ernest n’en avait jamais vue. Blanche, sans dire un mot, avec la grâce et la vitesse de l’étoile, fila jusqu’à l’arrière du bateau, précisément là où Jean et monsieur Ernest avaient bivouaqué, puis s’empara de deux verres. Elle les serra contre elle, puis s’enferma dans la cabine. Au moment où elle claqua la porte, le navire entrait dans la tempête, avec la même innocence tragique que le petit insecte dans la gueule d’une plante carnivore.
— Que tout le monde enfile un gilet, en vitesse ! s’égosilla monsieur Ernest tout en courant vers l’arrière du bateau. Ici, il ouvrit un petit coffre à trappe qu’il dépouilla de tout son contenu, c’est-à-dire de quatre gilets de sauvetage de couleur orange fluorescent. Enfilez-les avant qu’il ne soit trop tard ! cria-t-il pour couvrir le tumulte des flots et le rugissement des vagues dont les gueules béantes approchaient du navire.
— Donne-les aux petits ! Et garde le dernier pour toi, aboya Jean qui se cintrait d’une bouée artisanale qu’il venait hâtivement de confectionner avec des bouteilles et une longue corde.
De sombres et lourds nuages noirs s’étaient glissés sous le ciel et l’obscurité devint alors quasi-totale. Des torrents de pluie, de véritables trombes d’eau tombèrent de ces nuages de charbon. La musique du stéllophone était entièrement couverte par les mugissements de la mer et le sifflement de la pluie qui tombait avec autant d’aplomb qu’une nuée de flèches. Dans une telle situation, il était difficile de ne pas se laisser gagner par la panique et l’angoisse. Tout le monde s’accrochait à ce qu’il pouvait trouver sous sa main. Jean avait pris Diogène dans les bras et criait le nom de Luc et Marie. Mais le grondement de l’océan couvrait tout autre son. Le bateau était entré au cœur de la tempête. Luc, à plat ventre, se tenant fermement à la barre du bateau, couvrait le stéllophone de son corps. Marie était accrochée au bastingage et subissait les assauts des vagues glaciales. Elle était si gelée que le froid sépulcral de la vague avait sur sa peau l’effet du charbon ardent. Et bientôt Marie se sentit comme jetée au tombeau. Respirer devint un insurmontable calvaire et une eau froide et salée lui emplissait les poumons. Le navire avait dû sombrer et ils rejoignaient à présent le fond de l’océan, ces abysses où tout n’est que nuit éternelle et oubli. Eux qui devaient rejoindre les cieux, gagnaient finalement le ventre de la terre. Le silence s’était fait. Le hurlement de la tempête s’était tu et le chant mystérieux des profondeurs sous-marines entamait dès à présent sa longue complainte. Une heure passa, peut-être même deux ou trois. Marie ne semblait plus avoir conscience de rien.
Soudain, elle sentit comme un air frais battre son visage, puis une algue, ou peut-être une grosse anguille s’enrouler autour de sa taille. Tout son corps fut comme soulevé par une force extraordinaire et quelque chose se pressa entre ses lèvres glacées. Un liquide sucré descendit le long de sa trachée et une agréable chaleur se diffusa à travers tout son corps. Marie, qui avait frôlé l’hypothermie, sentit à nouveau battre son cœur et frémir ses paupières. Pourtant lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se crut morte et déjà en chemin vers un de ces paradis dont les hommes avaient si souvent parlé et rêvé. Elle se trouvait toujours à bord du bateau mais l’océan, lui, avait disparu. Le bateau voguait dans une sorte de brume cotonneuse. Au-dessus d’elle il y avait un ciel noir qui lui semblait si bas qu’il paraissait prêt à lui murmurer à l’oreille. Sous le bateau, il y avait une mer. Mais une mer de nuages. Luc, Jean, Blanche et monsieur Ernest étaient debout à ses côtés, dégoulinants et essoufflés. Marie, hébétée, qui pour la deuxième fois semblait avoir dupé la mort, regarda autour d’elle. Toutes les cigognes, qui durant toutes ces heures n’avaient pas bougé, battaient à présent des ailes à l’unisson, leurs pattes fermement accrochées au garde-corps du bateau. Elles avaient emporté le navire avec elles dans les airs et il volait désormais au-dessus des nuages. Blanche, alors que la tempête menaçait de couler le navire, s’était empressée de remplir deux verres de lait, qu’elle était parvenue à présenter aux cigognes pour que toutes, ou presque, puissent en boire une goutte. La tempête avait ensuite avalé le navire, qui aurait coulé à pic si les cigognes, grâce à leurs nouvelles forces, ne l’avaient pas repêché et emporté avec elles dans les airs, par-delà les nuages. Marie n’en revenait pas. Le bateau n’avait pas sombré. Il avait seulement quitté l’océan pour rejoindre le ciel. Plusieurs fois elle se pencha par-dessus le garde-fou, plusieurs fois elle se pinça la main, pensant qu’elle se réveillerait mais tout cela était vain. Ce qu’elle vivait était bel et bien réel. Jean, Luc et monsieur Ernest enlacèrent tendrement Marie. Mais monsieur Ernest, comme abasourdi et victime de violents maux de tête, fit un pas de côté et en pressant la paume de sa main contre son front, se pencha vers la mer de nuages en se lamentant :
— Oh ! Plus jamais je ne boirai…
Luc, avec l’aide de Diogène qui avait séché le stéllophone en soufflant de l’air chaud par sa trompe, engageait une nouvelle partition dans l’appareil, une des seules qui ait survécu aux trombes d’eau de l’océan déchainé. Il leur demanda de bien vouloir les guider jusqu’à l’île, puis appuya sur le bouton. La brume d’argent fit aussitôt écho à la musique et s’étala sur le ciel. Elle était si proche que tendre la main aurait suffit à la toucher. Lorsqu’elle s’estompa, les étoiles étaient de retour. Elles formèrent aussitôt un rang et indiquèrent la direction à suivre. Monsieur Ernest, qui refusait de ne plus être maître de son bateau, s’installa face au gouvernail qu’il tournait en fonction de la direction que pointaient les étoiles. Cela n’avait pas la moindre incidence sur la trajectoire du vaisseau, car les cigognes en étaient dès lors les seules capitaines. Mais monsieur Ernest, aussi têtu et fier que pouvait l’être un marin, manœuvrait inlassablement. Parfois, il prenait ses jumelles et scrutait l’horizon plus noir que la suie, aussi impénétrable que le rêve. On l’entendait alors marmonner quelques paroles indistinctes dans sa barbe, puis, satisfait, il reposait ses jumelles et bombait le torse en reposant ses grosses mains sur la barre. Luc et Blanche, debouts à l’avant du bateau, regardaient l’infini. Parfois Blanche pointait quelque chose du doigt et Luc acquiesçait avec de grands soupirs d’allégresse. Jean et Marie regardaient alors à leur tour, mais ne voyaient rien. Cela n’avait aucune importance. Jamais plus ils n’auraient le privilège de voguer dans les nuages en assistant à un concert d’étoiles. Ce spectacle était précieux et ils le savouraient. Le bateau était si proche des étoiles qu’il semblait naviguer parmi elles. La musique que jouait le stéllophone était plus pure et plus claire que jamais. Il n’y avait, au-delà des nuages, rien qui puisse interférer avec le son et il parvenait aux oreilles sous sa forme la plus exquise.
Au bout d’un certain temps (dont plus personne n’avait la mesure) les étoiles décrivirent une courbe et s’enfoncèrent dans la mer de nuages. Monsieur Ernest agit aussitôt en conséquence et jeta l’ancre après avoir réduit la voile. Grâce à cela, il espérait que le bateau perde de l’altitude et, à l’instar des étoiles, passe à son tour sous le niveau des nuages. Les cigognes se penchèrent légèrement en avant, et le bateau s’enfonça aussitôt dans cette immense épaisseur ouateuse, à travers laquelle on ne voyait rien mais où l’on se sentait plus léger que la coccinelle. Le bateau passa rapidement au travers de la couche de nuages, qui laissa en guise de souvenirs quelques boules cotonneuses dans les cheveux de Jean. Très vite, Luc vit à nouveau le bleu de la mer, où scintillaient des milliers et des milliers de petites lueurs, comme des étoiles échouées. Il sentit alors la main de Blanche se refermer sur la sienne et tourna instinctivement la tête vers l’endroit où Blanche avait amarré son regard. Au milieu de cet océan impassible saupoudré de petites étoiles, se trouvait un gros banc de sable, un vaste îlot tout rond à la végétation plus que luxuriante. Son sable était si clair qu’il avait la blancheur du nacre, les arbres avaient un feuillage plus frais que la menthe et le parfum de leur sève était si fort et si enivrant que Luc pouvait d’ores et déjà en sentir les effluves.
— Nous y sommes, dit Marie en se penchant par-dessus bord. Papa, regarde ! Voilà l’île que nous cherchions !
Marie était heureuse car elle savait que son père éprouverait une immense fierté au moment d’amarrer son bateau aux abords de cette île où nul homme n’avait jamais navigué avant lui.
— Fais-nous descendre papa ! Je sens déjà l’odeur du sable ! Poursuivit Marie en rejoignant son père à la barre.
Tandis que monsieur Ernest, ou plutôt les cigognes (mais il ne faut pas le dire), descendaient doucement le bateau jusqu’à l’île, Jean, qui avait enfoncé ses yeux dans les jumelles et qui se penchait dangereusement par-dessus bord, s’écria :
— Stop les amis ! Stop ! Marche arrière toute !
— Qu’il y a-t-il ? s’étonna Marie qui ne voyait pourtant pas l’ombre d’un danger.
— Cette île est vierge, gémit Jean sans la quitter du regard. Elle ne compte pas le moindre pied de vigne !
L’intervention de Jean eut pour seul effet de faire rire monsieur Ernest, qui lançait régulièrement un coup d’œil par-dessus bord, pour s’assurer de ne pas amerrir dans un récif. Finalement, avec la légèreté de la plume, le bateau rencontra la surface de l’eau, où il demeura parfaitement immobile tant l’océan, autour de cette île, était paisible. L’eau dormante était si claire et si lisse qu’elle semblait un miroir. Il faisait nuit mais toutes les petites étoiles échouées au fond de l’eau apportaient avec elles une lueur qui éclairait et sublimait les alentours. Toutes les cigognes claquetèrent une dernière fois, puis s’envolèrent. Elles firent le tour de l’île, par curiosité, mais ne s’y posèrent pas. Elles passèrent alors à côté du bateau et, comme un seul et gros nuage blanc, glissèrent au-dessus des flots avant de disparaitre, aussi subitement qu’elles étaient arrivées. Luc et Marie leur faisaient signe de la main. C’était un adieu et un merci.
— Et maintenant ? demanda Jean, dont le regard oscillait entre Blanche et l’île.
— Maintenant il est temps pour moi de vous quitter, dit Blanche en regardant l’île d’un air mélancolique. La terre n’est que trop longtemps restée privée de son satellite naturel. Combien de poètes ai-je privé de leur inspiration ? Combien d’amoureux ai-je privé de leur chandelle ? Combien de marins de leur boussole ? Combien d’animaux de leur horloge ? Je vous ai causé bien des soucis… dit Blanche dans un long soupir. Mais vous avez été une compagnie plus agréable encore que celle des étoiles. Et puis… j’ai trouvé Luc. C’est pour cela que je suis descendue, après tout. Et vous Marie, soupira Blanche en se tournant doucement vers elle, de combien de vos tourments suis-je aujourd’hui la cause ? Moi qui n’ai toujours été que lumière je me suis fait ténèbres pour les yeux d’une jeune fille. Mais vous qui êtes si belle Marie, vous qui êtes si jeune, accordez-moi la faveur de ne pas me haïr. Je vous en prie. Il fait déjà si froid là-haut.
Marie, malgré ses efforts, fut incapable de soutenir le regard de Blanche. Ses yeux, par ailleurs, étaient lourds de larmes qui lui étaient venues subitement, comme obéissant à un sentiment profond dont elle-même ignorait la nature. Jean s’approcha de Blanche et lui tendit Diogène qui souriait sous sa trompe.
— Ne l’oubliez pas, dit Jean, ses parents doivent lui manquer…
— Merci Jean, vous êtes un exemple pour l’humanité.
Jean, qui venait de confier Diogène à Blanche, pleurait abondamment. Mais il avait atteint l’âge de l’âme sereine, où les pleurs ne sont autres que les mots qui ne peuvent être dits. L’âge où l’on peut pleurer sans se cacher, car cela est nécessaire, car c’est un mal qui fait du bien. Ses larmes dévalaient le long des sillons de son visage et Jean les acceptait. Cette eau-là, il ne la haïssait pas.
— Luc ? prononça fébrilement Jean en s’approchant de lui.
— Moi aussi Jean, je dois m’en aller. Tu t’en doutais, n’est-ce pas ? dit Luc en souriant lentement. Blanche et moi sommes liés désormais. Blanche n’a pas sa place ici avec nous mais là-haut, il y a bien assez de place pour elle et moi. Il faut savoir faire des concessions lorsque l’on aime. Vous ne devez pas être tristes, poursuivit Luc en s’avançant vers Marie qui n’osait regarder devant elle. Après tout, je suis un orphelin. Et comme tous les orphelins, je suis sous la tutelle du ciel. Je peux faire de chaque constellation là-haut un membre de ma famille, si le cœur m’en dit. Si je pars, c’est aussi pour retrouver mes parents. Je pense qu’ils seront fiers de me savoir marié à Blanche. Vous avez été une famille remarquable durant toutes ces années, mon existence sur terre aurait pu être rude mais vous avez su la rendre douce et agréable. Si je dois briller là-haut, considérez mon éclat comme un remerciement. Et surtout n’oubliez pas que je suis aujourd’hui heureux, plus que je ne l’ai jamais été.
— Luc, regarde. On vient nous chercher, chuchota Blanche en regardant du côté de l’île.
Une embarcation, qui voguait à fleur d’eau et qui venait de se détacher d’un recoin de l’île, approchait lentement de leur navire. Ce n’était pas une barque ordinaire, c’était un gros coquillage tout blanc, dans lequel brillait un nacre plus doux que la soie. A l’intérieur, il n’y avait ni rames ni voiles. Le coquillage esquif s’immobilisa contre le flanc de leur navire, sans un bruit, dans un appel muet. Luc considéra le coquillage, puis laissa son regard errer jusqu’à l’île. Elle était un mélange de tout ce qu’il existe de plus beau dans la nature. Le sable était d’un blanc crémeux, les palmiers pleins de vie semblaient tirer une révérence et plus loin sur l’île, d’autres arbres aux troncs généreux s’étiraient jusqu’à l’orée des cieux comme pour abreuver leurs immenses feuilles à l’eau des nuages. Certains arbres, plus colorés encore, portaient des fruits aux dimensions extraordinaires, qui auraient pu nourrir une famille entière pour plusieurs jours. Les fruits avaient des couleurs si chaleureuses qu’ils illuminaient les arbres comme des guirlandes. Cette île, c’était noël au cœur d’un éternel été.
Jean, tout à coup, s’avança puis se pencha aux côtés de Luc pour regarder l’embarcation coquillage.
— Bien, dit-il calmement. Embarquons. Quoi ? Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser t’installer dans le ciel sans rien dire. Que dirons tes parents lorsqu’ils te verront arriver sans bagage ni tuteur légal ?
— Jean ! s’écria Marie, courroucée et larmoyante. Tu ne comptes tout de même pas me laisser ? Paris est bien trop grande pour moi et si tu pars autant m’abandonner là-bas, au milieu de l’océan. Le résultat sera le même.
Jean se ravisa aussitôt et fit un pas en arrière. Il regarda Marie avec un sourire à la fois triste et fier, puis se tourna vers Luc et Blanche.
— Au revoir Jean, dit Luc en serrant dans ses bras l’homme qui durant tant d’années avait été à la fois ami, confident et père. Au revoir Marie, poursuivit-il en se tournant vers elle. Ne t’en fais pas. Je ne pars pas très loin. Je serai toujours à portée de regard. Après tout, je m’en vais seulement pour mieux me rapprocher. Où que tu sois dans le monde, il te suffira de lever les yeux pour me voir.
Marie enlaça Luc en enfouissant sa tête au creux de son épaule. Elle serrait fort et ne disait rien, elle ne bougeait d’ailleurs même plus. Il y a tant de choses à dire lorsque l’on se sépare d’un être cher, que l’âme et le corps, dans leur trouble et leur stupéfaction, restent muets. On est toujours un peu stupide quand on aime mais il en va ainsi.
Les minutes passaient mais Marie ne bougeait pas. Luc sentait qu’elle respirait calmement et n’avait pas le cœur à bouger. Peut-être s’était elle endormie ? Jean, finalement, prit Marie par la main et la ramena doucement à lui. Monsieur Ernest s’approcha à son tour et gratifia Luc d’une poignée de main ferme.
— Je n’ai pas bien compris où vous alliez, dit-il en lui secouant la main, mais cela m’a l’air d’être une entreprise sérieuse. Vous allez vous marier, c’est bien cela ? Ma foi, toutes mes félicitations. Vous m’excuserez mais je ne peux prendre part à la cérémonie, j’ai beaucoup à faire. Il faut notamment que je cartographie cet endroit. C’est idéal pour un pique-nique entre deux voyages…
Monsieur Ernest fit glisser une échelle afin que Luc et Blanche puissent descendre dans le coquillage esquif. Blanche s’installa avec Diogène et tendit la main à Luc, qui s’assit tranquillement à leurs côtés. Aussitôt, la curieuse embarcation glissa sur la surface de l’eau, sans un bruit, sans un remous. Luc, Blanche et Diogène firent un dernier signe à leurs amis. Hermès, qui avait loupé leur départ, s’envola aussitôt et fila à toute vitesse jusqu’au coquillage. Luc tendit la main et Hermès se posa sur son pouce. La petite chouette hulula et se frotta contre la joue de Luc. Elle en fit de même pour Blanche, puis de son bec, déposa ensuite un baiser sur le front de Diogène. Elle déploya finalement ses ailes et s’en revint à bord du navire où l’attendaient ses frères. L’esquif s’échoua doucement contre le sable de l’île et Luc mit pied à terre le premier. Dès l’instant où il posa le pied sur ce sable fin, Luc eut l’impression de pénétrer dans un monde nouveau. Main dans la main avec la lune, Luc s’enfonça au cœur de l’île, côtoyant arbres et buissons somptueux et décrochant, parfois, quelques fruits dont le goût, à jamais restera connu de lui seul. Aux côtés de Blanche, sur cette île médiatrice entre deux mondes, il était heureux. Depuis le bateau de monsieur Ernest, on ne pouvait plus voir ni Luc, ni Blanche. Tous deux avaient disparus parmi les beautés et les mystères de l’île immortelle.
Jean, plus tard, affirma avoir vu un espadon d’argent s’envoler jusqu’au ciel en portant sur son dos un jeune garçon et une jeune fille. Personne ne sut si ce qu’il disait était vrai mais on le croyait tout de même, parce qu’on aimait les histoires et que ce sont toujours des esprits loufoques, comme celui de Jean, que naissent les légendes.
La lune avait retrouvé sa place dans les cieux et la terre put à nouveau respirer. Elle rayonnait tellement que certains la renommèrent « le soleil de la nuit ». Chose curieuse, la lune était désormais accompagnée d’une grande et belle étoile qui brillait avec une intensité remarquable. Cette étoile ne la quittait jamais. Elle se levait avec elle le soir au crépuscule et se couchait avec elle à l’aurore. Les astronomes du monde entier affirmèrent que la lune avait désormais un satellite. Ils avaient tort mais on les croyait. Un vieil astronome assigné à l’observatoire du val perdu, lui, certifiait que la lune, amoureuse, s’était mariée et que les deux amants ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Il avait raison, mais personne, ou presque, ne le croyait.
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