Episode 3
Sabrina n’arrivait pas à détourner le regard de sa mère. Elle n’avait rien à faire là. Saint-Isidore était un institut et s’il y avait bien une personne qui n’était absolument pas pédagogue, c’était Josseline Lasarde. Les terribles séances de soutien scolaire passées à copier des lignes et à se faire engueuler pour avoir oublié une formule mathématique défilèrent dans l’esprit de la jeune femme. Sa mère était une grande perche tirée à quatre épingles, s’obstinant à se colorer les cheveux en une teinte de roux qui ne lui allait que très moyennement, et mettant un point d’honneur à toujours avoir des tenues sophistiquées et guindées, quitte à devoir payer bien trop cher au goût de Sabrina. Cette dernière, sans être vêtue de haillons, se voyait souvent refuser le droit d’acheter de jolies robes ou des chaussures un peu trop habillées, ce luxe étant réservé à Josselyne qui estimait que sa fille n’avait pas encore mérité de pouvoir se faire belle. Qu’elle ait ses diplômes d’abord !
Sur le principe, Sabrina n’était pas contre, mais se demandait, comme le reste du groupe, dans quoi elle avait mis les pieds. Leurs parent-es et professeur-es s’étaient avancé-es jusqu’à elleux comme le jury d’une téléréalité, de façon si grotesque et surréaliste que Sabrina en avait presque entendu le générique. Ses yeux cherchèrent les caméras par réflexe et elle se sentit immédiatement stupide. Aussi ridicule que puisse être cette situation, elle était bien réelle.
— On va étudier quoi ?
La question avait passé ses lèvres avant qu’elle ne puisse la contenir. Elle vit le regard de sa mère la transpercer, le ressentit aussi sûrement que si on lui avait tiré dessus et que la balle lui traversait le corps. Pourtant, aussi effrayée qu’elle puisse être de sa génitrice, Sabrina ne baissa pas les yeux. Elle se faisait un point d’honneur à toujours assumer ce qui sortait de sa bouche, bon comme mauvais, et une simple question, légitime qui plus est, ne ferait pas exception. Sans pouvoir tourner le regard vers elleux, elle sentit que ses ami-es lui étaient reconnaissant-es de poser la question qu’iels se posaient tou-tes. Un long silence passa, avant que le père de Tristan, que Sabrina connaissait bien, ne réponde d’une voix qui se voulait la plus douce possible :
— Au cours de l’année, vous aurez surtout des cours de sciences, des sessions sportives assez intenses, mais après ça dépendra aussi de vous. Pour aujourd’hui, l’objectif est tout autre.
Ce fut Mme Bandersnatch qui reprit la parole, un peu précipitamment semblait-il, qui ne put s’empêcher de froncer légèrement des sourcils au passage.
— Comme le disait Monsieur Chastain, vous aurez des cours similaires à d’autres universités, quoique plus spécialisés et intenses par moments. Pour l’instant, nous allons vous répartir, chacun avec un professeur.
Ces derniers commencèrent à se répartir les étudiant-es : aucun enfant ne se retrouva avec un-e de ses parent-es, chose qui avait dûe être convenue à l’avance. C’est d’ailleurs Monsieur Chastain qui s’avança vers Sabrina, pendant que l’acariâtre Josselyne décidait de prendre le turbulent Jordan sous son aile. Le pauvre.
Tout le monde commença à marcher vers le bâtiment principal, en oubliant l’éléphant dans le salon. Enfin, dans le parc. Sabrina prit une grande inspiration, sachant dans quel sujet houleux elle allait plonger.
— Et euh… Personne ne va parler de ce qu’il s’est passé cette nuit ?
Monsieur Chastain, qui avait donné à Tristan ses cheveux et ses yeux de chocolat ambré, se pencha vers Sabrina pour tenter de la rassurer :
— Justement, nous allons en parler aujourd’hui. En privé, pour le moment. J’imagine que vous êtes tous tourneboulés, nous l’étions aussi quand nous étions à votre place.
La jeune femme fronça les sourcils avant de pouvoir réprimer cette faille dans sa pokerface : elle imaginait très mal sa mère tourneboulée, pour quoi que ce fut.
Sabrina connaissait Théodore Chastain depuis des années, aussi bien que sa famille à elle. Il avait toujours été sympathique avec elle, bien moins sévère qu’avec son propre fils, ce qui était somme toute normal, mais sachant qu’il n’était pas sévère de caractère à la base… Autant dire qu’il lui laissait tout faire. Il prenait bien peu de risques ainsi, car Sabrina était une enfant sage, enthousiaste mais pas turbulente, discrète mais pas mutique. Une enfant qui se comportait de manière exemplaire, tant elle avait peur que Monsieur Chastain aille raconter à sa mère qu’elle n’avait pas été parfaite. À côté, le gamin très dans la norme qu’était Tristan passait pour un beau diable. Le duo fonctionnait, et les deux étaient ami-es depuis si longtemps qu’iels auraient bien pu être adelphes de sang. Cette proximité qu’avait eu Sabrina avec Théodore la rassura quand il l’emmena vers la bâtisse. Iels rentrèrent dans le manoir, naviguèrent quelques larges couloirs jusqu’à entrer dans la zone administrative. Dans un corridor plus étroit s’alignaient des portes, vers lesquelles se dirigeaient également le reste du groupe : par groupe de deux, élève et professeur-e, iels se répartirent dans les bureaux.
Celui de Théodore était à son image : chaleureux, un peu encombré mais au mobilier sobre et fonctionnel. La grande fenêtre derrière le bureau bon marché n’avait ni rideau ni store, et Sabrina eut tout le loisir d’admirer un des pans les plus colorés du jardin. Deux chaises rembourrées faisaient face à un fauteuil ergonomique peu luxueux, de chaque côté de ce bureau où s’entassaient les papiers, les stylos, les trombones et punaises, et, sous un dossier, un ordinateur portable. Quant aux murs, ils disparaissaient derrière les étagères et les bibliothèques, remplies d’autant de livres que de classeurs d’archives. Dans un coin, un guéridon servait de trône à une bouilloire accompagnée de tasses et de sachets de thé.
— Tu veux quelque chose à boire ? Ici il n’y a que ça, dit Théodore en designant le thé, mais je peux aller voir si Griselda n’a pas quelque chose de frais dans son bar.
Tout en essayant de savoir qui était Griselda (la mère de Jordan, se souvint-elle soudainement) Sabrina secoua la tête. Elle sortait de son petit-déjeuner, et avait trop de questions pour avoir soif. Elle hésita même à s’asseoir quand Théodore le lui proposa, après s’être lui-même installé dans le grand fauteuil, mais s’y résigna quand elle songea qu’elle frisait l’impolitesse.
— J’ai bien compris que tu avais des questions, vous en avez tous et c’est bien normal. Je suis passé par là aussi, et ce n’est clairement pas plaisant de se faire réveiller en pleine nuit, je me doute… Je pense que l’institut vous doit à tous des excuses à ce propos, mais c’était nécessaire.
Méfiante, Sabrina avait bien du mal à comprendre en quoi tout ceci avait été « nécessaire » et ne s’en cachait pas. Pour autant, elle n’interrompit pas Monsieur Chastain, qui continua sur sa lancée :
— Est-ce que quelque chose d’étrange s’est passé cette nuit, ou depuis ?
La jeune femme fronça les sourcils : comment ça, « étrange » ? Elle se demandait bien où il voulait en venir.
— À part le fait qu’on se soit fait assommer ou je sais pas quoi ? Non…
Elle essayait de se souvenir de ce qu’il s’était passé, mais tout était flou, comme si son cerveau refusait de se souvenir en détails de cette nuit.
— Hmm… Je vois. Si jamais quelque chose te revient, ou arrive, n’hésite pas à m’en parler : comme je l’ai dit, on est tous passés par là, même si ça se manifeste différemment selon les individus.
— « Ça » ?
Théodore soupira bruyamment, hésitant un moment avant de se résoudre à continuer :
— Saint-Isidore n’est pas un institut classique, même parmi la catégorie écoles hyper sélectives. Nos familles sont depuis longtemps liées, pour accomplir des choses que personne ne pourrait soupçonner.
Restée sans voix, Sabrina n’en croyait pas ses oreilles. Ils étaient consanguins ou quoi ? Puisqu’elle ne cacha pas sa perplexité, Théodore expliqua un peu plus :
— Nous sommes une sorte d’association…
— Une société secrète ? coupa soudainement Sabrina.
L’homme en face d’elle, qu’elle croyait connaître pendant toutes ces années, hocha la tête.
— Il y a des dangers que la plupart des gens n’imaginent même pas, et nous sommes là pour les en défendre. C’est pour ça que vous êtes ici et qu’on va vous entraîner.
Plissant les yeux, Sabrina secoua la tête, avant d’éclater de rire :
— Ah, très drôle comme blague, jamais j’aurais cru qu’on oserait me la sortir celle-là ! Donc on a tous passé des examens inutiles pour venir dans ce camp d’entraînement militaire, tout ça pour devenir des genre de super-héros de l’ombre, waouh. Vous avez beaucoup d’imagination, je vous le concède.
En face d’elle, Théodore ne riait pas : il arborait une expression vaguement inquiète, attendant simplement que la jeune femme réalise qu’il ne blaguait pas. Très calme, il gardait le dos très droit alors qu’il observait les réactions de son élève.
— Je n’y crois pas, continua-t-elle. Tout ceci est une farce du plus mauvais goût et on va nous dire ce soir que ce n’était qu’un bizutage ou je sais pas quoi ! D’ailleurs, c’est censé être interdit le bizutage, hein ! Pas que ça vous arrête. Dire que je suis toujours pas inscrite dans une vraie université pour cette année, ça vous inquiète pas ça !?
— Ta mère n’a pas l’air d’avoir de soucis avec ta présence ici.
Bien moins chaleureux qu’il l’avait été jusque là, Théodore fixa des yeux Sabrina, qui refusait d’admettre qu’il avait raison sur ce point. Josselyne ne mettrait jamais en péril l’éducation de sa fille sur une simple blague. Saint-Isidore devait être spécial, oui, mais pourquoi tout ce cirque ?
— Vous aurez des cours par correspondance pour certaines matières pointues, si vous le souhaitez, mais le reste sera dispensés par l’équipe en activité. On effectuera des roulements en cas de soucis extérieurs, donc ne vous inquiétez pas si vous voyez que l’un ou l’autre de vos professeurs est absent. Quand vous serez aptes à prendre notre relève, nous deviendrons l’équipe B, disponible en cas de coups durs. Et ensuite, quand vous aurez des enfants, au moment d’aller à l’université, ils viendront ici à la place, et vous les formerez pour prendre votre suite. Ma génération est la cinquième, et il n’y a pas de raison que la sixième ne se comporte pas de la même manière.
La froideur de la voix de Théodore ôta à Sabrina toute envie de protester, quand bien même elle avait de nombreuses questions qui se bousculaient en tête. Et si elle et ses ami-es n’étaient pas d’accord ? Si aucun-e d’entre elleux n’avaient d’enfants ? S’iels mourraient en combattant ces dangers dont Théodore ne lui avait encore rien dit ? Que se passerait-il alors ?
Pourtant, alors qu’elle se posait ces questions, elle ne pouvait s’empêcher de faire les réponses : iels n’auraient sûrement pas le choix, ou iels seraient éliminé-es s’iels décidaient de n’en faire qu’à leur tête. En cas d’absence de progéniture, il était autorisé d’adopter, Hildegarde en était un bon exemple. Sabrina se dit, non sans une bonne dose de sarcasme, que l’agrément pour adopter devait être soudainement très facile à obtenir… Elle en conclut également que toute cette histoire de société secrète n’avait rien à voir avec l’hérédité : il était clair que Hildegarde ne partageait pas l’ADN de ses parents. S’ils avaient vraiment quelque chose « de plus », ce n’était pas de naissance.
Son cerveau allait à mille à l’heure, essayant de dérouler tous les scénarios possibles, d’imaginer tout ce qui avait pu se passer, tout en sachant qu’elle serait toujours en dessous d’une vérité qui lui serait invraisemblable. Finalement, elle ne posa qu’une seule question :
— Donc là, les autres, on leur dit la même chose ?
— Plus ou moins, oui.
— Et s’ils réagissent mal ?
— Ça arrive, en effet. On est préparés pour ces cas-là.
— Et maintenant alors ? On va juste aller en cours comme si de rien n’était ?
— Oui et non. On va vous surveiller de près, enfin, pas vous, dans le sens votre comportement, mais plutôt la santé, et les… manifestations.
— Les manifestations ? Genre avec des pancartes et tout ?
Théodore pouffa avant de pouvoir se retenir.
— Non, non, les manifestations du dispositif que nous utilisons. On n’est pas démunis face à ce qu’on combat, on a une petite longueur d’avance…
Maintenant qu’elle y pensait, Sabrina ne savait toujours pas ce qu’iels étaient censé-es combattre, mais cette question attendrait. Monsieur Chastain avait l’air de vouloir lui expliquer des trucs, et elle n’allait sûrement pas le couper dans son élan.
— Le dispositif a beau être le même pour tout le monde, les manifestations sont uniques. Si jamais quelque chose te paraît étrange, ou que tu fais quelque chose de bizarre, c’est sûrement une manifestation.
— Donc… En gros… on va avoir des pouvoirs magiques ?
— Plus ou moins, oui.
N’importe quoi, pensa-t-elle.
— Du coup, c’est quoi le vôtre ?
Il soupira, mais ne sembla pas protester.
— Donne-moi ton téléphone.
Un peu hésitante, Sabrina tendit son smartphone à Théodore, qui y posa juste son index dessus pendant une seconde ou deux, avant de le lui rendre.
— Je te pensais pas du genre à jouer à Farm Heroes, mais je me suis trompé, et si t’es au niveau 2819, c’est pas juste un truc périodique. Tes photos de paysages sont plutôt cool, je vois pas pourquoi ils sont pas sur ton insta. J’ai changé de numéro, celui que tu as est un ancien. Et je ne dirais pas à ta mère que tu l’insultes dans la majorité de tes mots de passe. Que tu devrais changer, du coup.
Cette fois, Sabrina ne faisait plus la maline. Abasourdie, elle regardait Théodore et son téléphone comme si les deux venaient de la trahir. Tremblante, elle remit rageusement son smartphone dans sa poche, ne pouvant s’empêcher d’être soulagée de n’avoir pas de nudes sur celui-ci. Manquerait plus que ça… Restait que Théodore savait tout un tas de choses qu’il ne pouvait pas savoir, et que ça ne lui avait pris que deux secondes et un contact direct avec l’appareil. Si ça, c’était pas un pouvoir magique, elle ne savait pas ce que c’était.
— Je… Je changerai les mots de passe.
Avec un sourire doux, Théodore hocha la tête.
— Et je maintiens pour les photos. On pourrait les afficher. Enfin, moi j’aimerais bien en avoir une ou deux dans mon bureau, si ça ne te dérange pas. Dis-moi ton prix, t’es ok.
À nouveau, elle le regarda comme s’il venait de dire une énormité : elle avait beaucoup de choses à digérer, et lui voulait lui acheter des photos de paysages ? Et parmi tout ce qu’il lui avait dit, c’était cette dernière chose qu’elle avait le plus de mal à croire ? Qu’est-ce que ça disait du monde…?
Elle acquiesça doucement, avant de soupirer.
— Je crois que j’ai besoin d’un thé, lâcha-t-elle, résignée.
Sans rien ajouter, Théodore se leva et alla mettre la bouilloire en route. Maintenant qu’elle croyait enfin à ce qu’il essayait de lui dire, il pourrait enfin passer à l’étape suivante.
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