Chapitre 2
Lorsque Lisa sortit de son cours de maths, elle avait déjà dix exercices de trigonométrie inscrits dans son agenda, à faire pour le lendemain matin. Elle était désemparée. Comment un prof pouvait-il donner autant de devoirs à faire en aussi peu de temps ? Heureusement qu’elle n’avait rien de prévu pour cet après-midi. Elle pourrait rentrer chez elle plus tôt et commencer ses exercices sans plus tarder. Hélas, en traversant le couloir principal pour gagner la cour du lycée, elle eut le malheur de croiser James Cooper, le guitariste de son groupe de punk rock.
- Salut Lisa ! s’exclama le garçon aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Tu serais libre, cet après-midi, pour une répétition ? J’ai trouvé un nouveau batteur pour le groupe, pendant les vacances. Je lui ai dit qu’on se retrouverait aux studios à trois heures, pour s’entraîner. Ça te va ?
Comme à son habitude, Lisa n’osa pas dire non. Tant pis pour ses exercices de trigo. Elle les commencerait plus tard, dans la soirée. En espérant qu’ils ne soient pas trop longs. Mais après tout, quelle idée d’avoir choisi de suivre des cours de maths de niveau avancé ? Elle devait maintenant en assumer les conséquences.
Tout en marchant jusqu’à son casier, elle se demanda à quoi pouvait bien ressembler leur nouveau batteur. Etait-ce un garçon du lycée ? Probablement. Leur ancien joueur de batterie avait quitté le groupe durant l’été, car il partait s’installer à San Francisco pour commencer ses études à l’université. Visiblement, James n’avait pas tardé à lui trouver un remplaçant.
Lisa arriva devant le compartiment dans lequel elle rangeait ses affaires et composa le code pour l’ouvrir. Sur le côté intérieur de la porte métallique de son casier était collé un énorme sticker représentant un donut. Mais pas n’importe quel donut : celui-ci était recouvert d’un glaçage au sucre et de vermicelles multicolores ; deux rangées de dents pointues, dégoulinantes de sang (ou de confiture de fraise) dépassaient de la pâte, de part et d’autre du trou qui faisait office de bouche. Un donut enragé. Le logo des Screaming Donuts. C’était Lisa qui l’avait dessiné.
Celle-ci constata avec consternation qu’elle avait bel et bien laissé son livre de maths dans son casier. Elle prit ses bouquins de physique et d’espagnol, ainsi que son casse-croûte pour le déjeuner, puis sortit dans la cour à la recherche d’une table de pique-nique inoccupée.
Le temps était idéal pour manger dehors. Le ciel bleu n’était parsemé que de quelques petits nuages blancs, et la température était des plus agréables en cette fin d’été. Lisa trouva une table libre à côté d’un châtaignier et s’y installa. Il était onze heures vingt. Astrid ne tarda pas à arriver. Elle semblait furibonde.
- Premier cours de sciences sociales de l’année, et le prof nous donne déjà un résumé et une analyse de texte à pondre du jour pour le lendemain ! Le texte fait douze pages de long et on est censés le résumer en trois cents mots… Il croit vraiment qu’on n’a que sa matière à étudier, ou quoi ?
- M’en parle pas ! répondit Lisa. Notre prof de maths vient de nous filer dix problèmes de trigonométrie à résoudre pour demain matin. Comment je vais trouver le temps de faire tout ça ? J’ai répétition avec mon groupe de punk rock, cet après-midi…
- Et moi atelier dessin… Pour cette fois, je pense que je me contenterai de faire de rapides gribouillis, et je quitterai le cours plus tôt...
Lisa sourit. Elle savait, pour les avoir vus, que les « rapides gribouillis » d’Astrid étaient en réalité des chefs-d’œuvre. Son amie avait un don inné pour le dessin.
Sur ce, les deux lycéennes ouvrirent leur lunch box et commencèrent à manger. Tôt le matin, Lisa s’était préparé un sandwich au bacon et au cheddar qu’elle dévorait maintenant avec appétit. Astrid, elle, avait opté pour une salade César. Comme beaucoup d’élèves du lycée Lincoln, elles avaient toujours trouvé les repas servis à la cantine peu ragoûtants. Aussi préféraient-elles apporter elles-mêmes leur déjeuner pour la pause de midi.
- Je n’arrive pas à croire que ce soit bientôt l’automne…, dit Lisa en regardant les feuilles jaunes tomber des arbres avec un brin de nostalgie. Les vacances d’été ont passé si vite…
- Oui, acquiesça Astrid. Quand on y pense, c’est bientôt Noël !
- Quoi ? Attends un peu ! Avant ça, il y a Halloween et Thanksgiving !
- N’empêche, ça va vite arriver !
Après son cours de physique et son cours d’anglais, Lisa retrouva à nouveau Astrid pour son dernier cours de l’après-midi : espagnol. C’était un cours que la blonde appréciait tout particulièrement, car elle voyait dans la maîtrise de cette langue le moyen idéal de se rapprocher un peu plus de Tom. Bien sûr, elle aurait préféré que ce soit Tom en personne qui lui donne ces leçons d’espagnol, plutôt que la vieille Mme Ramirez, mais autant rêver…
- Hmmm, des cours de langue avec Tom Hernandez…, ne pouvait s’empêcher de fantasmer Astrid à voix haute.
C’était à ces moments-là que Lisa brûlait d’envie de lui dire que Tom était gay.
Même si l’espagnol n’était qu’un cours optionnel pour les deux jeunes filles, elles en ressortirent malgré tout avec une tonne de devoirs supplémentaires à faire pour le lendemain, à savoir : trois exercices de grammaire, un exercice de conjugaison et un QCM de compréhension de texte.
- Ça te dit qu’on se retrouve tout à l’heure au Gourmet’s pour bosser l’espagnol ensemble ? proposa Astrid.
Le Gourmet’s était un café situé à deux pas du lycée Lincoln. En fait, il se trouvait juste à côté de l’arrêt de bus et du parking du lycée, si bien que tous les élèves le connaissaient. C’était leur lieu de rendez-vous préféré après les cours. Il paraissait que l’intérieur était très cosy et que leur frappuccino était une tuerie. Il paraissait… A vrai dire, Lisa n’y avait jamais mis les pieds.
- Tu sais bien que je ne bois pas de café et que je n’arrive jamais à travailler dans les lieux publics…, répondit-elle à son amie. Et puis, je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle ma répétition va se terminer...
- Comme tu veux, fit Astrid en haussant les épaules. A demain, alors !
- A demain !
Les deux lycéennes se séparèrent, Astrid pour aller à son atelier dessin, Lisa pour se diriger vers les studios du lycée.
Ceux-ci se trouvaient au sous-sol, ce qui donnait aux répétitions de Lisa un petit côté underground. L’établissement mettait à la disposition des élèves trois locaux insonorisés, du matériel de base (une batterie, un piano, des micros, des amplis, des prises jack et même une table de mixage), ainsi qu’un local de stockage, rempli de coffres en bois dans lesquels les lycéens pouvaient ranger leurs instruments. L’accès aux studios se faisait par une salle commune, meublée de canapés et de tables basses, qui servait aux musiciens de point de rendez-vous. Lisa y retrouva justement James, affalé dans un fauteuil, en train de pianoter sur son téléphone portable. Sa guitare, rangée dans sa housse noire, était posée debout contre le sofa.
- Salut ! fit Lisa en se laissant tomber dans le canapé le plus proche. Déjà là ?
Il était trois heures moins dix. Elle qui pensait être la première à arriver...
- Comme tu peux le voir ! Je n’avais qu’un cours, cet après-midi. Ça fait un petit moment que je me suis posé ici. J’ai pu y retrouver quelques potes et discuter un peu avec eux... J’ai appris que les Bloody Bunnies s’était séparés... C’est dommage, ils faisaient du bon son.
Les Bloody Bunnies était un groupe de punk rock du lycée, assez connu parmi les initiés, et qui avait probablement donné l’envie à James de former son propre groupe lorsqu’il était en seconde. Il avait d’abord trouvé un chanteur, Steve Hamilton, qui suivait à l’époque les mêmes leçons d’anglais que lui et qui souhaitait se défouler après les cours en hurlant dans un micro, puis un batteur, Chris O’Connell, qui était alors en terminale et qui lui aussi aimait relâcher la pression en fin de journée en tapant sur des caisses. Lisa avait été la dernière à se faire recruter. Malheureusement, la basse était souvent considérée comme facultative dans les formations de rock du lycée, car elle se faisait relativement peu entendre par rapport aux autres instruments. Aussi James s’était-il offert le luxe de compléter son groupe par une bassiste, qu’il avait rencontrée dans le bus en allant au lycée. Lisa avait tout de suite été intéressée. Le punk était tout à fait son genre de musique, et être la seule fille du groupe ne lui faisait pas peur.
- Steve devrait arriver dans dix minutes, dit James, qui continuait de taper frénétiquement des messages sur son smartphone. Sinon, j’ai réservé la salle n°2 de trois à cinq heures. Je pense que ça suffira pour tester notre nouveau batteur.
- OK. En attendant, je vais chercher ma basse, déclara Lisa.
Lorsqu’elle reparut dans la salle commune avec sa basse sur le dos, un nouveau venu venait de faire son apparition. Un garçon aux cheveux longs et bruns, attachés en une queue de cheval qui lui tombait dans le dos, se tenait aux côtés de James, assis à la place que Lisa avait occupée quelques secondes plus tôt. Il portait un blouson en cuir noir, un pantalon noir et une paire de rangers noires. Une sacoche en cuir marron était posée à ses pieds.
Lisa s’approcha des deux garçons qui semblaient absorbés par leur conversation.
- Salut ! fit-elle à l’adresse du nouveau.
- Ah, Lisa, je te présente William, notre nouveau batteur, s’exclama James. William, voici Lisa, notre bassiste.
- Enchanté, dit William en inclinant respectueusement la tête pour la saluer.
- Euh... Moi de même, répondit la jeune fille en rougissant.
Elle remarqua qu’il portait un anneau métallique à l’oreille gauche. Un air plutôt sérieux se dégageait de son visage et le faisait paraître très mature. Il n’était pas désagréable à regarder. Bien au contraire...
- William vient d’arriver à Lincoln High, expliqua James. Il était à Ridgeview High l’année dernière, mais il a décidé de changer de lycée pour sa terminale.
« Encore un nouveau ! » se dit Lisa. Décidément, après sa nouvelle voisine de casier Ashley Westbrook et son nouveau prof de maths Harold Bates… Le lycée Lincoln avait été particulièrement attractif, cette année !
- Et si on allait s’installer ? proposa James en se levant de son fauteuil.
La salle de répétition n°2 était déjà équipée d’un ampli guitare et d’un ampli basse. James sortit de sa housse sa guitare blanche Ibanez à tête noire reverse et la brancha à son ampli. Lisa fit de même avec sa basse Fender noire et blanche, tandis que William prit place derrière la batterie. Il s’agissait d’une batterie assez simple, avec une caisse claire, trois toms, un charleston, deux cymbales et une grosse caisse munie d’une simple pédale. Le batteur retira son blouson en cuir pour se mettre en t-shirt, sortit deux baguettes de sa sacoche et commença à accorder les caisses en tapant dessus et en tendant ou détendant leur peau selon la sonorité recherchée. James et Lisa accordèrent eux aussi leur instrument, puis réglèrent le volume de leur ampli par rapport à celui de la batterie. En général, les répétitions commençaient avec un volume raisonnable, puis le son montait crescendo, chacun estimant qu’il ne s’entendait pas suffisamment par rapport aux autres instruments, et tout le monde finissait par jouer avec des bouchons dans les oreilles.
Steve arriva pile au moment où tous les réglages furent terminés. C’était un garçon très mince, aux cheveux blonds rasés très courts et aux yeux gris, avec un piercing à l’arcade sourcilière gauche. Il n’eut qu’à brancher son micro et à le fixer à son support, avant que James déclare que la répétition pouvait commencer. Le but de cette session était de tester William et d’évaluer sa capacité à s’adapter aux morceaux phares des Screaming Donuts.
Lisa, James et Steve furent bluffés. Non seulement William maîtrisait à la perfection cette batterie qu’il ne connaissait pas, mais il suivait le jeu du guitariste et de la bassiste sans aucune difficulté, ajoutant même une touche d’énergie à leur musique, ce qui la rendait bien plus riche qu’elle ne leur avait semblé auparavant. William se démenait, utilisant toutes les possibilités que pouvait lui offrir cette batterie rudimentaire : il tapait la grosse caisse située à ses pieds avec une telle rapidité que la simple pédale qu’il actionnait sonnait comme une double pédale, et il frappait avec une dextérité surprenante sur toutes les percussions dont il disposait. De la sueur ne tarda pas à perler sur son front, et il dut plusieurs fois se rattacher les cheveux, car de longues mèches brunes finissaient toujours par retomber sur son visage. Dans sa fougue, il cassa trois baguettes, mais il paraissait en avoir un stock inépuisable dans sa sacoche. Lorsque la répétition se termina à cinq heures, il était en nage. Il retira son t-shirt noir pour se mettre torse nu et s’épongea avec une petite serviette qu’il avait apportée dans son sac. Lisa, qui ne put s’empêcher de l’observer, remarqua les divers tatouages dessinés sur son corps : le pentagramme sur sa poitrine imberbe, au niveau du cœur ; le fil de fer barbelé qui faisait le tour de son biceps gauche ; la croix enflammée et retournée à l’envers sur son biceps droit. Ses muscles étaient d’ailleurs bien développés. Lisa détourna rapidement le regard avant de se remettre à rougir.
- Alors, qu’est-ce que vous en avez pensé ? demanda James à Steve et Lisa.
Tous les trois s’étaient réunis dans le local à rangement pour se concerter, pendant que William patientait dans la salle commune.
- Il est vraiment bon ! s’exclama Steve dont la voix vibrait d’admiration. Bien meilleur que Chris.
- Ça oui ! confirma vivement Lisa. Il est incroyable ! Il faut à tout prix le garder !
Son propre enthousiasme la surprenait, mais elle avait été tellement impressionnée par les talents de William qu’elle était persuadée du succès des Screaming Donuts avec un tel batteur dans le groupe.
- Dans ce cas, c’est décidé ! déclara James. On le garde ! Allons lui annoncer la bonne nouvelle !
William fut ravi d’apprendre qu’il était retenu dans le groupe des Screaming Donuts. La prochaine répétition fut programmée pour le jeudi suivant, sur le même créneau horaire. Quatre heures d’entraînement par semaine, ce n’était jamais trop, surtout lorsqu’on avait de grandes ambitions comme les Screaming Donuts : sortir un album, jouer au bal d’hiver ou au bal de promo, donner des concerts dans la ville de Greentown…
Lisa, qui avait un bus à prendre à cinq heures et demi pour pouvoir rentrer chez elle, dit au revoir à ses camarades.
- Je vais y aller, moi aussi, fit William. Je ne voudrais pas rentrer trop tard...
James et Steve semblaient vouloir rester encore un peu dans la salle commune pour discuter. De toute évidence, se dit Lisa, ils n’avaient pas autant de devoirs qu’elle à faire pour le lendemain. La bassiste et le batteur prirent donc congé de leurs camarades et repartirent ensemble jusqu’à la sortie du lycée.
- Toi aussi, tu rentres en bus ? demanda Lisa sur le ton de la conversation, pendant qu’ils traversaient le couloir principal, maintenant désert.
- Non, répondit William, je rentre à vélo. J’habite à Greentown, pas très loin du lycée.
- Ah, tu seras arrivé bien avant moi, dans ce cas ! J’habite à la campagne, à vingt minutes en voiture du lycée. En prenant le bus, j’en ai pour une demi-heure…
- Aïe ! Ça doit être dur, le matin… Tu dois te lever super tôt !
- Mon réveil sonne à six heures, ce qui me laisse le temps de me préparer avant de sauter dans le bus de sept heures et d’arriver pour mon cours de huit heures moins le quart.
- Tes cours commencent à huit heures moins le quart ? répéta William, surpris. Les miens ne commencent pas avant huit heures et demi, et se terminent tous à une heure.
Cette fois, ce fut à Lisa d’être étonnée.
- Tu n’as qu’un cours l’après-midi ? J’en ai trois !
- Évidemment, j’ai fait en sorte que mon emploi du temps soit le moins chargé possible, expliqua William. Je n’ai pris aucune option, aucune leçon approfondie, et les cours que j’ai choisis sont ceux qui ne me demandent aucun travail à faire à la maison. Mon objectif pour cette année est d’avoir le plus de temps libre possible.
Lisa en restait pantoise. Elle aussi avait mûrement réfléchi à la meilleure façon de concocter son emploi du temps, mais dans un objectif diamétralement opposé : acquérir un maximum de connaissances scientifiques et de culture générale afin de pouvoir intégrer une bonne université. Le résultat était un planning rempli de cours de niveau avancé, de huit heures moins le quart du matin à trois heures moins le quart de l’après-midi, tous les jours de la semaine. Sans compter ses activités extrascolaires l’après-midi... Elle se demandait maintenant si elle allait réussir à garder le rythme tout au long du semestre. La journée qu’elle venait de passer lui donnait un bon aperçu de ce qui l’attendait. Et encore, elle n’était pas terminée : il lui restait ses devoirs à faire…
Lorsqu’ils arrivèrent dans la cour, les deux lycéens constatèrent que le temps était toujours au beau fixe : le ciel était d’un bleu azur et le soleil était à la fois réchauffant et éblouissant. Il fallait dire que Lisa et William venaient de passer un peu plus de deux heures dans le sous-sol du lycée... Telles des chauves-souries tout droit sorties de leur cave, ils étaient aveuglés par la lumière du jour.
- C’est ici que nos chemins se séparent, dit William en s’arrêtant devant le parking à vélos et en commençant à sortir de son sac à bandoulière sa clé de cadenas. Bon retour chez toi et bonne soirée !
- Merci, toi aussi ! répondit Lisa. A jeudi !
- Oh, j’espère bien qu’on se reverra avant jeudi ! lança William avec un clin d’œil.
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