Chapitre 13
Comme il fallait s’y attendre, James, Steve et Will n’émirent aucune objection à la présence d’Astrid à leur répétition du jeudi après-midi. Ils étaient au contraire très heureux d’avoir un spectateur à qui faire écouter leurs nouveaux morceaux et montrer ce dont ils étaient capables. Cela leur permettrait, disaient-ils, d’avoir un premier ressenti extérieur sur leur musique, et d’estimer ainsi leurs chances de se faire sélectionner pour jouer au bal d’hiver.
Le jeudi après-midi, à la sortie des cours, Lisa n’eut donc pas d’autre choix que de conduire son amie jusqu’aux studios pour la présenter à la bande. Ce n’était pas qu’elle se renfrognait à l’idée qu’Astrid puisse enfin l’entendre jouer de la basse, mais elle pressentait que la blonde allait tenter par tous les moyens de gagner les faveurs de Will, et elle se doutait que cela allait l’agacer au plus haut point.
Déjà, la tenue d’Astrid semblait indiquer d’emblée quelles étaient ses intentions. Ce jour-là, plutôt que de mettre l’un de ses habituels t-shirts bizarroïdes, elle avait opté pour un débardeur rose au décolleté plongeant, et une veste en jean pour ne pas avoir trop froid. Elle portait également une mini-jupe bleu ciel, une paire de collants à rayures noires et blanches et de petites baskets blanches. A ses oreilles pendaient des répliques miniatures de gâteaux au pain d’épices en forme de cœurs. Elle avait vraiment sorti le grand jeu.
- Salut Will ! fit-elle en s’approchant du garçon avec un large sourire. Lisa m’a dit que tu serais d’accord pour m’apprendre quelques trucs à la batterie... Tu crois que tu aurais un peu de temps à me consacrer, à la fin de la répétition ?
- Si personne n’a réservé la salle après cinq heures, oui, bien sûr, affirma Will de sa voix la plus aimable.
Lisa commença déjà à froncer les sourcils. Elle espérait vraiment que Will ne faisait que se montrer poli avec Astrid, et qu’il ne serait pas assez dupe pour entrer dans son jeu de séduction ridicule.
- Au fait, j’adore ton piercing à l’oreille ! lança Astrid.
- Merci. Mais ce n’est rien, comparé à tes boucles d’oreilles ! répondit Will avec un clin d’œil.
Sur ce, la blonde se mit à rigoler bien fort, en se penchant en avant pour mieux montrer sa poitrine plantureuse. Lisa leva les yeux au ciel devant cette tentative de drague des plus grotesques. « De grâce... » se dit-elle. « Faites que Will ne tombe pas dans le panneau ! Il vaut quand même mieux que ça. » Mais naturellement, le garçon ne put s’empêcher de se rincer l’œil.
Durant la répétition, il était clair qu’Astrid n’avait d’yeux que pour Will. Même lorsque Lisa se mit à jouer son solo de basse sur le morceau Nothing Wrong With Me, son amie ne lâcha pas le batteur du regard, alors qu’il ne faisait qu’accompagner la bassiste par de simples coups de pédales répétés à la grosse caisse.
Lisa se sentait complètement inexistante. Un profond sentiment de solitude commençait à l’envahir et à la plonger dans une sorte d’engourdissement. Elle ne pensait plus qu’à une chose : revoir M. Bates. C’était sa bouée de sauvetage. Le seul moyen pour elle de ne pas sombrer dans la torpeur. Elle aurait tant aimé qu’il soit là. Quelle joie cela aurait été pour elle de le voir assister à sa répétition ! Pourquoi donc ne l’avait-elle pas invité, lui, à la place d’Astrid ? Il aurait pu apprécier ses talents de musicienne et découvrir une nouvelle façon de jouer de la basse, lui qui écoutait du jazz !
Au bout d’une heure, les quatre musiciens firent une pause pour réajuster le volume de leur instrument. Comme à chaque répétition, le niveau d’intensité sonore avait fini par dépasser le seuil de douleur, même avec des bouchons dans les oreilles, et James avait estimé qu’il était temps de baisser un peu le son. Pendant que le guitariste, la bassiste et le chanteur faisaient leurs réglages, Will retendait la peau de ses tambours. Il était encore en nage : de la sueur dégoulinait le long de ses tempes, et son t-shirt noir lui collait à la peau. Astrid y vit l’occasion ou jamais de l’inciter à l’enlever.
- Ouaaah ! Il commence à faire chaud, ici, vous ne trouvez pas ? s’exclama-t-elle en agitant le haut de son débardeur pour laisser entrer un peu d’air.
Lisa savait que la question de son amie n’était que rhétorique, mais sa réponse à elle fut catégorique :
- Je ne trouve pas, non.
Will finit malgré tout par retirer son t-shirt, révélant son tatouage en forme de pentagramme dessiné au niveau du cœur, pour le plus grand plaisir d’Astrid.
Lorsque la répétition fut terminée, la blonde s’empressa de rejoindre le batteur pour le féliciter de sa performance – et voir ses tatouages de plus près. Elle sortit de son sac un mouchoir qu’elle tendit à Will pour qu’il puisse s’essuyer le visage. Voyant que la blonde tenait à récupérer le morceau de tissu, Will lui dit en riant :
- Tu peux le jeter, tu sais !
- Oh, non ! Je préfère le garder ! Ce mouchoir vaudra de l’or lorsque tu seras devenu une rockstar !
Lisa poussa un soupir d’exaspération. Les manœuvres d’Astrid étaient de plus en plus pathétiques. Elle ne s’arrêtait donc jamais ? Elle revenait constamment à la charge !
Préférant de ne pas en voir davantage – après tout, il était cinq heures, et son bus passait dans quelques minutes –, Lisa dit au revoir à ses amis, alla ranger sa basse, puis quitta les studios d’un pas décidé. Elle essayait de ne pas s’imaginer ce qu’Astrid et Will allaient faire, une fois qu’ils se retrouveraient seuls dans la salle de répétition. Tout s’était passé exactement comme elle l’avait redouté. Cela lui servirait de leçon. A l’avenir, elle s’abstiendrait d’inviter qui que ce soit à venir assister à ses répétitions.
En traversant le couloir principal du lycée, Lisa sentait sa gorge se serrer à la pensée que le premier garçon qui avait daigné s’intéresser à elle venait de lui être volé sous ses yeux. Astrid n’avait vraiment aucune gêne. Mais ce qui l’écœurait encore plus, c’était de réaliser à quel point cela semblait si facile pour Astrid de draguer un garçon qu’elle connaissait à peine. Lisa, elle, devait se contenter d’observer de loin l’homme qu’elle aimait, et elle trouvait cela terriblement injuste.
Pour comble de malchance, la jeune fille sortit dans la cour du lycée sous des trombes d’eau. Elle se dépêcha de rejoindre l’abribus, mais les quelques minutes qu’elle passa à courir sous la pluie suffirent à lui tremper les cheveux. « Si seulement j’avais gardé mon sweat à capuche Nirvana, je n’aurais pas eu ce problème ! » se dit-elle avec mauvaise humeur, en s’asseyant sur le banc de l’arrêt de bus.
Elle était tellement frustrée qu’elle chercha à retrouver un peu de réconfort dans la nourriture. Depuis Halloween, elle avait précieusement conservé le chocolat Reese’s en forme de chauve-souris que lui avait offert M. Bates, et elle avait fini par le glisser dans la poche intérieure de son sac à bandoulière, en guise de porte-bonheur. Aujourd’hui, le chocolat ne lui avait pas vraiment porté chance. Aussi jugea-t-elle qu’il était temps de le manger, car elle avait besoin de se remonter le moral (et car il avait peut-être une date de péremption...). Elle sortit le sachet de la poche de son sac et l’ouvrit délicatement.
Une nouvelle calamité s’abattit alors sur elle. A l’intérieur de la pochette, le chocolat avait complètement fondu. Il avait perdu sa forme de chauve-souris et s’était étalé en prenant la trace des plis de l’emballage, avant de se solidifier à nouveau.
- C’est pas vrai ! ronchonna Lisa à voix haute, attirant le regard des quelques lycéens qui attendaient comme elle sous l’abribus.
Décidément, elle avait la poisse. Et dire qu’elle avait résisté pendant dix jours à la tentation de manger ce chocolat... Si elle avait su, elle l’aurait avalé tout de suite ! Elle n’arrivait même pas à comprendre comment il avait pu fondre… En plein mois de novembre, avec des températures extérieures dépassant rarement les quinze degrés… « Mais bien sûr ! » réalisa soudain la jeune fille. Il n’y avait que chez elle que le chocolat avait pu se ramollir. Lisa était tellement frileuse qu’elle avait pour habitude de mettre le chauffage à fond dans sa chambre. Or, elle posait toujours son sac à bandoulière à côté de son radiateur… Quelle cruche !
La jeune fille contempla le résultat de sa bêtise d’un air dépité. Certes, ce n’était pas parce que ce chocolat avait perdu sa forme de chauve-souris qu’il avait aussi perdu de son goût. Et puis, en le regardant attentivement, Lisa ne pouvait pas vraiment dire qu’il ne ressemblait plus à rien. Ne trouvait-elle pas qu’il avait comme une forme de… cœur ? Elle cligna plusieurs fois des yeux pour s’assurer que ce n’était pas un délire de son imagination. « Ça alors ! » se dit-elle. La chauve-souris s’était transformée en cœur. Il n’y avait pas de doute : c’était un signe !
Lisa mit religieusement le cœur en chocolat dans sa bouche et le laissa fondre sur sa langue. Il n’en fut que plus délicieux.
Le vendredi matin, lorsque Lisa retrouva Astrid en cours d’histoire, elle ne put s’empêcher de lui demander comment s’était déroulé son tête-à-tête avec Will la veille au soir. Elle avait l’impression de se tirer une balle dans le pied en posant cette question – n’étant pas sûre de vouloir en connaître la réponse – mais, d’un autre côté, elle ne pouvait faire durer le suspense plus longtemps.
Bizarrement, la blonde semblait peu emballée à l’idée de lui parler de sa soirée, et Lisa se dit avec une lueur d’espoir que s’il s’était vraiment passé quelque chose entre Will et Astrid, celle-ci se serait empressée de le lui raconter dans les moindres détails.
- Ça s’est bien passé..., répondit évasivement son amie. Will m’a montré comment tenir les baguettes correctement, et comment se servir de la pédale de la grosse caisse…
- Vous êtes restés longtemps aux studios ?
- Pas vraiment, avoua Astrid d’une voix déçue. Will a juste eu le temps de m’apprendre à jouer un premier rythme tout simple, puis on s’est fait éjecter de la salle par un autre groupe, qui visiblement l’avait réservée pour les deux heures suivantes, et qui est arrivé avec vingt minutes de retard.
Une vague de soulagement submergea le cœur de Lisa. Finalement, tout portait à croire que le cours particulier d’Astrid s’était terminé en eau de boudin !
- On est allés se poser tous les deux dans la salle commune des studios, mais au bout de dix minutes, Will a reçu un SMS de Kim Mayer lui disant qu’elle avait besoin de le voir de toute urgence, et il est parti en moins de deux.
Lisa exultait. C’était plus que ce qu’elle avait osé espérer ! Encore une fois, elle s’était inquiétée pour rien.
- Je ne savais pas que Will et Kim se connaissaient…, reprit la blonde d’un air préoccupé. Tu crois qu’ils sortent ensemble ?
Sans s’en rendre compte, elle venait de tendre une perche à Lisa, et celle-ci était bien décidée à la saisir. L’occasion était trop belle pour la laisser filer.
- C’est tout à fait possible, répondit la jeune fille, en se gardant bien de révéler que les deux lycéens dont il était question avaient cassé depuis longtemps, et que Kim ne semblait pas prête de vouloir ressortir avec Will de sitôt.
Avec un peu de chance, ce mensonge suffirait à calmer les ardeurs d’Astrid. Fière de son coup, Lisa sentit son cœur se remplir d’une joie malsaine. Elle pouvait se montrer vraiment perfide, quand elle voulait.
Il allait sans dire que Lisa était désormais devenue une inconditionnelle du Gourmet’s. Elle qui s’était toujours entêtée à ne pas y mettre les pieds... Elle ne jurait plus que par ce café depuis qu’elle avait découvert que M. Bates en était un client régulier.
Chaque fois, à la sortie des cours de l’après-midi, elle proposait à Astrid de se retrouver au Gourmet’s après leurs activités extrascolaires. Certes, M. Bates ne s’y rendait pas tous les jours – ou, en tout cas, pas toujours à la même heure –, mais il arriva plus d’une fois où Lisa put l’apercevoir, assis seul à sa table habituelle, en train de lire son journal.
Il se tenait toujours en retrait, installé au fond de la salle dans un coin, si bien que la plupart des élèves du lycée qui fréquentaient le café souvent bondé ne remarquaient même pas sa présence.
En venant aussi régulièrement au Gourmet’s, Lisa avait la ferme intention de tester toute la carte. Au moins en ce qui concernait les gâteaux – ici, sa boisson favorite restait le chocolat chaud, qu’il soit recouvert de crème chantilly ou accompagné de chamallows. Elle avait déjà goûté au cheesecake, au brownie et à la tarte aux noix de pécan, et elle avait découvert avec joie que le menu proposait encore toute une variété de pâtisseries, comme de la tarte aux noix de pécan, du gâteau à la carotte, du cake à la banane, du gâteau arc-en-ciel et de la tarte à l’avocat...
D’ailleurs, son exposé d’espagnol sur les plantations d’avocats au Mexique allait bon train. Lisa et Astrid avaient choisi le café Gourmet’s comme lieu de prédilection pour préparer leur présentation. Toutes les conditions les plus favorables étaient réunies pour leur permettre de travailler efficacement. Du moins lorsque Lisa ne s’attardait pas trop à observer M. Bates du coin de l’œil.
Ce mardi-là, les deux jeunes filles peaufinaient leur exposé, car elles devaient le présenter devant la classe le lendemain après-midi, juste avant le long week-end de Thanksgiving. Les yeux rivés sur son ordinateur portable, Astrid finalisait la dernière planche de sa présentation PowerPoint : une conclusion qui mettait en garde contre les dangers pour la santé des avocats mexicains, bourrés de pesticides.
- J’espère pour toi que les avocats qui ont été utilisés pour faire cette tarte ne viennent pas du Mexique…, dit la blonde à l’adresse de son amie, qui avait fini par craquer et commander une part de ce gâteau verdâtre peu commun.
Lisa se contenta de hausser les épaules, avant de prendre une deuxième cuillerée de sa tarte et de la déguster en regardant discrètement M. Bates.
- Tiens, au fait, lança Astrid, tu savais que le mot « avocat » venait du mot inca « ahuacatl », qui signifie testicule ?
Lisa avala son morceau de tarte de travers et se mit à tousser violemment.
- Remarque, vu la forme du fruit, ça paraît logique..., continua Astrid comme si de rien n’était. Je pense qu’une telle anecdote vaudrait le coup d’être citée en introduction. Ça ferait une bonne accroche, tu ne trouves pas ?
- OK, dit Lisa, qui venait de récupérer son souffle. Mais seulement si c’est toi qui te charges de la faire.
- Compte sur moi ! répliqua Astrid. J’espère juste que mes boucles d’oreilles en forme d’avocat coupé en deux sont arrivées aujourd’hui dans ma boîte aux lettres... Ça fait une semaine que je les ai commandées sur internet, spécialement pour cet exposé, et je ne les ai toujours pas reçues…
- Au moins, tu es sûre qu’elles ne viennent pas du Mexique, sinon elles seraient arrivées plus vite…
En réalité, ces fameuses boucles d’oreilles venaient des Etats-Unis, et plus précisément d’Arizona, mais elles avaient manifestement décidé de faire le tour du monde avant d’arriver dans l’état voisin de Californie, car Astrid ne les trouva malheureusement pas dans sa boîte aux lettres pour le jour de l’exposé. A la place, elle choisit de remettre ses boucles d’oreilles en forme de dinde rôtie, celles qu’elle portait traditionnellement chaque année au lycée, la veille de Thanksgiving.
Comme la prof d’espagnol avait eu le bon goût de programmer la présentation de Lisa et Astrid quelques minutes seulement avant l’heure du départ en congés, les deux amies durent faire face à une classe déjà en pleine effervescence, prête à quitter la salle au premier son de cloche. Pendant près de vingt minutes, elles eurent la cruelle impression de parler dans le vide, et lorsque la sonnerie retentit au beau milieu de la conclusion de Lisa, les élèves sortirent tous sans attendre la fin de l’exposé. Même la prof, qui avait déjà rangé ses affaires dans son cartable, s’empressa de remercier Lisa et Astrid et de leur souhaiter un joyeux Thanksgiving, avant de les abandonner sur place pour filer en week-end.
- Je ne suis pas sûre qu’ils aient retenu grand-chose de ce qu’on a dit..., commenta Lisa en soupirant d’un air déçu.
- Bof, fit Astrid avec une moue blasée. Tant pis pour eux s’ils continuent à se flinguer la santé en bouffant des avocats empoisonnés. On les aura prévenus.
Si la plupart des élèves et des professeurs avaient déserté le lycée dès la fin des cours, c’était pour pouvoir partir en week-end en évitant de se retrouver coincés dans les bouchons. La fête de Thanksgiving étant célébrée en famille, tout le monde prenait sa voiture pour rejoindre ses proches, ce qui générait chaque année des embouteillages monstrueux. Lisa et sa mère, elles, avaient prévu de passer leur mercredi soir bien au chaud à la maison, et de ne prendre la route que le lendemain, pour rendre visite aux grands-parents maternels de Lisa qui habitaient à une trentaine de kilomètres de Clayton, dans un village encore plus paumé répondant au nom de Fairfield. A moins d’un cataclysme, il ne fallait pas s’attendre à une circulation particulièrement dense entre ces deux bourgades.
Lisa et sa mère passèrent donc une soirée bien tranquille, confortablement installées dans le canapé de leur salon, en train de déguster une pizza maison devant la télé qui diffusait en direct les images d’un bouchon géant. Celui-ci s’entendait sur plus de quinze kilomètres le long de l’autoroute 405, qui permettait habituellement d’entrer dans Los Angeles ou d’en sortir. Ce soir-là, près d’un millier d’automobilistes devaient prendre leur mal en patience. Lisa se demandait si M. Bates était lui aussi bloqué dans cet embouteillage gigantesque, et si l’un des petits points lumineux rouges ou blancs qu’elle voyait à la télévision appartenait aux phares de sa voiture... Certes, Los Angeles était à trois heures de route de Greentown, mais M. Bates avait peut-être de la famille ou des amis là-bas ? Elle était curieuse de savoir ce qu’il faisait pour Thanksgiving...
Lisa, de son côté, partit avec sa mère le lendemain après-midi pour aller retrouver ses grands-parents à Fairfield. Hormis quelques cousins éloignés, qui habitaient à plusieurs centaines de kilomètres de la Californie et que Lisa ne voyait quasiment jamais, c’était la seule famille qu’il lui restait, depuis que son père avait coupé les ponts huit ans auparavant. Du reste, sa mère étant comme elle fille unique, cela limitait encore plus le nombre de ses parents proches. Mais Lisa ne s’en plaignait pas pour autant. Au contraire, elle préférait de loin ces repas en petit comité, plutôt que ces grosses réunions de famille, comme celles auxquelles Astrid devait participer chaque année pour les fêtes de Thanksgiving et de Noël. Et même si Lisa, sa mère et ses grands-parents ne furent que tous les quatre à se réunir pour le repas de Thanksgiving, cela ne les empêcha pas de dévorer à eux seuls une dinde de plus de trois kilos farcie aux marrons, accompagnée d’une sauce aux canneberges et d’une purée de patates douces.
Comme tous les ans, ce traditionnel dîner familial était l’occasion pour Lisa de répondre aux sempiternelles questions de ses grands-parents. Oui, tout se passait bien au lycée. Oui, elle continuait d’avoir de bonnes notes. Et non, elle n’avait toujours pas trouvé de petit copain… (inutile de préciser que cette dernière question était celle qui la gonflait le plus). Devait-elle cependant leur avouer qu’elle avait fini par tomber amoureuse ? Non, elle n’en avait même pas parlé à sa mère, et elle ne tenait pas à se risquer sur ce terrain glissant… A coup sûr, elle se verrait demander qui était l’élu de son cœur, et elle se mettrait à rougir jusqu’à la racine des cheveux.
Un autre thème constamment abordé au cours de ce repas était celui de l’avenir de Lisa. Que ferait-elle après le lycée ? Avait-elle commencé à y réfléchir ? Souhaitait-elle continuer ses études et, si oui, dans quelle université ? Sans viser des établissements prestigieux comme Harvard, Stanford ou le MIT – qui lui semblaient de toute façon hors d’atteinte –, la jeune fille pensait néanmoins qu’elle avait les capacités intellectuelles pour réussir à entrer dans une université correcte... Mais laquelle ? Elle n’en avait encore aucune idée. Son seul critère de choix était la proximité : elle voulait à tout prix rester en Californie, non loin de Greentown, pour pouvoir revenir régulièrement rendre visite à sa mère... et ne pas trop s’éloigner de M. Bates.
Le problème restait malheureusement les frais de scolarité. La mère de Lisa avait conscience que sa fille souhaitait poursuivre ses études dans une bonne université. Mais hélas, avec son maigre salaire de coiffeuse, elle n’avait pas les moyens de lui payer un tel cursus. Les grands-parents de Lisa ne pouvaient pas faire grand-chose de plus pour leur petite-fille : anciens boulangers, ils touchaient aujourd’hui une retraite de misère, qui leur permettait tout juste de régler leurs factures d’électricité. De son côté, Lisa avait vaguement entendu parler d’un système de bourses d’études délivrées par certaines universités, mais cela restait très flou dans sa tête. Peut-être devrait-elle se résoudre à trouver un petit boulot pour financer elle-même sa scolarité… Mais cela suffirait-il ?
En attendant, sa mère essayait toujours de la pousser à suivre au lycée des cours orientés vers le monde professionnel, afin qu’elle puisse trouver un job directement après l’obtention de son diplôme. Mais c’était sans compter l’obstination de Lisa, qui préférait systématiquement s’inscrire à des cours scientifiques de niveau avancé, puisque c’était ce qui lui plaisait le plus. Cette année, par exemple, elle ne regrettait pour rien au monde la classe de mathématiques qu’elle avait choisie. En y repensant, si elle n’avait pas eu la bosse des maths, jamais elle n’aurait rencontré M. Bates, qui lui aussi était un passionné… Tous les deux semblaient vraiment faits l’un pour l’autre.
Le lundi qui suivit ce long week-end de Thanksgiving, lorsque son réveil sonna à six heures, Lisa ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait. Alors qu’elle s’était habituée à faire la grasse matinée durant ces quatre jours de vacances, elle fut cruellement ramenée à la réalité par le chant du coq qui sortit tout droit de son téléphone portable : il fallait retourner en cours. Heureusement, la pensée qu’elle allait revoir M. Bates lui vint aussitôt à l’esprit et suffit à lui faire retrouver sa motivation. Elle se leva d’un bond de son lit et s’empressa de descendre à la cuisine pour prendre son petit déjeuner.
Devant son bol de Froot Loops, elle réalisa à quel point M. Bates lui avait manqué pendant le week-end. A vrai dire, depuis qu’elle le connaissait, elle n’avait encore jamais passé autant de temps sans le voir… D’accord, il ne s’agissait que de quatre jours, mais quatre jours sans pouvoir l’observer ni en cours, ni à la bibliothèque, ni au Gourmet’s. Elle se demandait bien comment elle allait tenir durant les vacances de Noël…
Lisa fut heureuse de retrouver son professeur adoré en classe de maths à dix heures et demi. Il avait visiblement profité de l’ouverture des soldes lors du Black Friday pour s’acheter un nouveau nœud papillon, car celui qu’il avait au cou ne figurait pas dans la liste que tenait secrètement Lisa. C’était un nœud papillon couleur moutarde, qui contrastait joliment avec son gilet bleu marine et sa veste gris perle.
Elle remarqua aussi que M. Bates avait une petite coupure au niveau du menton. Sans doute s’était-il coupé en se rasant… Ce genre d’accident ne lui était encore jamais arrivé, et Lisa se demanda ce qui avait pu le perturber au point qu’il se blesse avec son rasoir… Peut-être n’avait-il tout simplement pas été assez réveillé devant le miroir ce matin-là. A la vue de cette égratignure, Lisa eut un pincement au cœur. Elle aurait voulu pouvoir déposer un baiser sur cette blessure, comme pour l’aider à cicatriser plus vite… Elle imaginait déjà le plaisir qu’elle aurait à poser ses lèvres sur sa peau, à embrasser tendrement le coin de sa bouche, tout en respirant son parfum...
- Lisa ? Tu trouves la même chose ? lui demanda M. Bates, la sortant brutalement de ses pensées.
Prise au dépourvu, la jeune fille sentit ses joues s’enflammer et son rythme cardiaque s’accélérer. Elle fronça les sourcils d’incompréhension. De quoi parlait-il ? Ah oui ! Arthur Macmillan venait de finir de corriger un exercice au tableau et d’encadrer la solution.
- Euh… Oui, oui ! s’empressa de répondre Lisa.
- Parfait. Les autres ? Pas de difficulté particulière avec cet exercice ? Très bien, on passe à la suite.
Elle avait eu chaud... Voilà qui lui apprendrait à fantasmer en plein cours !
Depuis que Lisa lui avait laissé entendre que Will et Kim sortaient ensemble, Astrid n’était pas retournée assister aux répétitions des Screaming Donuts. Evidemment, son désir d’apprendre à jouer du tambour n’avait été qu’un prétexte pour pouvoir se rapprocher du batteur. Mais maintenant qu’elle avait compris qu’il n’était pas intéressé, elle avait tout laissé tomber, et Lisa ne s’en portait pas plus mal.
Ce lundi après-midi, elle se rendit donc toute seule aux studios, et retrouva James, Steve et Will, assis tous les trois dans le canapé de la salle commune, sans invité gênant. Le guitariste semblait surexcité. Il avait de grandes nouvelles à communiquer à ses camarades.
- Je viens d’apprendre la date du bal d’hiver, déclara-t-il lorsque Lisa se fut installée dans un des fauteuils en face du canapé. Il aura lieu le vendredi 16 décembre. Les auditions pour sélectionner le groupe qui donnera le concert d’ouverture du bal commenceront dès lundi prochain. L’équipe organisatrice du bal passera aux studios dans l’après-midi pour écouter les différents candidats.
- Ça nous laisse seulement aujourd’hui et jeudi pour nous entraîner…, fit remarquer Steve.
- C’est pour ça que je propose qu’on se retrouve au moins un jour de plus cette semaine pour répéter. Que dites-vous de demain après-midi ?
C’était précisément le jour où Lisa se rendait à la bibliothèque de trois à quatre, pour faire ses devoirs de maths et observer M. Bates… Inutile de dire que cette proposition ne l’emballait pas beaucoup. Elle aurait nettement préféré sacrifier ses après-midis passés au refuge pour animaux ou à l’atelier photographie, plutôt qu’une heure passée à côté de son prof de maths.
- Pourquoi pas mercredi ou vendredi après-midi ? suggéra-t-elle.
- Mercredi, je ne peux pas, répondit James. J’ai entraînement de foot pour préparer le match de jeudi prochain. Et vendredi, j’organise une grosse soirée chez moi, et je devrai sûrement aller faire des courses dans l’après-midi pour acheter de quoi boire… Bien sûr, vous êtes tous invités à venir à ma fête !
- Une fête en quel honneur ? demanda naïvement Lisa.
- Mes parents partent en vacances aux Bahamas demain matin. J’ai la maison pour moi tout seul pendant deux semaines !
- Je croyais que tu avais un petit frère ? demanda Will.
- C’est vrai, mais Colin m’a dit qu’il irait dormir chez un de ses potes vendredi, donc on sera vraiment tranquilles ce soir-là.
- J’espère que tu comptes prévenir tes voisins ! lança Steve.
- Pour quoi faire ? rétorqua James. Ils ne risquent pas de se plaindre : on ne passera que de la bonne musique ! Les Sex Pistols, The Clash, les Ramones… Franchement, qui peut ne pas aimer ? Qu’ils aillent se faire voir s’ils n’apprécient pas ce qui est bon !
En vérité, Lisa n’avait encore jamais participé à une soirée de ce genre. Il fallait dire aussi qu’elle n’y avait encore jamais été conviée. L’invitation de James était une grande première pour elle, et elle n’en était pas peu fière. Certes, elle se doutait qu’à ce type de fête, l’alcool coulait à flots, et que la plupart des convives, même mineurs, finissaient complètement éméchés. Mais elle se disait que personne ne la forcerait à boire, et qu’elle pourrait toujours s’en aller si elle voyait que la partie dégénérait. Une chose, au moins, la rassurait : elle était sûre de connaître au minimum trois personnes à cette fête – les trois membres de son groupe de punk rock – et elle ne passerait donc pas la soirée toute seule au milieu d’inconnus. La présence de Will, surtout, la réconfortait. Le garçon semblait toujours lui témoigner des égards particuliers, et elle savait qu’il continuerait de faire attention à elle durant la soirée. Enfin, ce qui acheva de la motiver, ce fut la musique : si James lui assurait qu’il n’y aurait que du punk rock à sa fête, alors elle serait dans son élément. Sans hésiter plus longtemps, elle répondit au guitariste qu’elle serait de la partie. Elle espérait juste ne pas le regretter.
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