Niniel
Chaque jour, Niniel se levait aux aurores et s'en allait patrouiller, s'assurant ainsi que chaque membre de son peuple puisse vaquer à ses occupations avec sérénité. D'un pas léger, elle descendait le cours d'eau tout en suivant des yeux le ballet des Colibrillules qui voletaient au-dessus d'elle. Ces minuscules oiseaux au corps allongé et translucide possédaient de fines ailes recouvertes de poudre de diamant et illuminaient la forêt toute entière par leur chorégraphie argentée guidant ainsi la fée comme le ferait un feu follet.
Le territoire qu'elle prenait le plus de temps à surveiller était le secteur sud, celui qui la séparait de la Terre des Hommes. Une vaste bande rocheuse délimitait la frontière entre les deux mondes. Jusqu'à ce jour, aucun étranger ne s'était aventuré dans cette zone, en raison des légendes qui circulaient au sein du Royaume de Jean à propos de ces « Falaises Maudites ».
On racontait que l'ancêtre du Roi avait été retrouvé gisant au pied de la paroi, enveloppé de cette brume épaisse qu'on voyait s'échapper des anfractuosités de la roche. Personne ne savait ce qui se terrait au fond de cette cavité mais tout le monde spéculait. Certains croyaient en l'existence d'une sorcière qui concoctait des sorts démoniaques, d'autres en un monstre qui soufflait ses toxines au travers des crevasses, d'autres encore en la Mort elle-même qui aspirait l'âme des humains. Si les hypothèses divisaient les habitants, tous s'accordaient à dire qu'un trésor se nichait à l'intérieur de ces falaises. Bien que l'idée de mettre la main sur ce magot en démangeait plus d'un, aucun d'eux ne s'était montré assez intrépide pour s'aventurer jusque là..
Niniel descendait tous les jours l'escalier de pierre bordé de rochers et de mousse pour pénétrer dans cette caverne si mystérieuse aux yeux des Humains. Elle saluait Ryu en le gratifiant d'une douce caresse puis allait jeter un œil au travers des fentes creusées dans la roche. C'est ce moment précis que son ami choisissait pour souffler une nuée de fumée qui s'infiltrait dans la brèche et voilait le champ de vision de la jeune fée. Bien qu'habituée à sa farce quotidienne, Niniel se faisait prendre à chaque fois !
Une fois tous deux remontés à la surface la patrouilleuse grimpait sur le dos de son compagnon qui s'envolait au-dessus des nuages. L'héritière des Terres Éphémères aimait se retrouver à de telles hauteurs et bénissait son ami de lui faire partager ce que ses propres ailes ne savaient lui apporter. Elle aimait sentir le vent s'engouffrer en elle et observer depuis le ciel le petit monde qu'elle protégeait. De là-haut, elle pouvait apercevoir à l'horizon, le Royaume de Jean. Les Hommes suscitaient sa curiosité mais elle ne pouvait s'aventurer au-delà des falaises maudites sans risquer de compromettre le secret de son peuple.
Un jour, alors que Ryu venait de laisser échapper son habituelle volute de fumée, Niniel étouffa un cri d'effroi. Des doigts s'immiscèrent à travers la brume opaque qui s'engouffrait dans le sillon rocheux. Le cœur battant, les genoux arqués et les ailes figées, la fée se pressa contre la paroi tout en serrant la petite dague qui épousait sa hanche.
- Auguste !
Le son de cette voix eut raison de l'Humain qui retira sa main de la cavité. La jeune fée se risqua alors à jeter un rapide coup d'œil.
- Qu'est-ce que tu fabriques ? reprit la voix.
- N'as-tu pas envie de percer le mystère de ces falaises maudites ?
- Pour finir comme ton ancêtre ? Non merci ! T'as vu cette fumée ? Les légendes disent vraies !
- Quelles légendes Ferdinand ?
- Tss ! Tu devrais rentrer et te faire examiner !
À peine avait-il dit cela qu'Auguste se crispa, porta la main à sa gorge et dans un râle rauque se cambra puis tomba sur le sol. Ferdinand se précipita auprès de son compagnon en hurlant au secours.
- Auguste ! Auguste ! Réponds-moi !
Auguste se redressa tout en riant à gorge déployée.
- Si tu voyais ta tête !
La patrouilleuse ne perdait aucune miette de la scène qui se jouait de l'autre côté de la roche et contemplait avec amusement les deux Humains malgré la posture inconfortable dans laquelle elle était. Elle esquissa un sourire en voyant le pauvre malheureux se remettre de ses émotions tandis que l'autre homme n'en finissait plus de rire.
Soudain, le visage de ce dernier se durcit. Il plissa les yeux tout en regardant droit devant lui. Le cœur de Niniel manqua un battement. Elle se baissa, attendit quelques instants avant de reposer doucement son regard vers l'extérieur.
- T'as pas envie de savoir toi ?
- Quoi donc ? demanda Ferdinand.
- Ce qui se cache derrière ces falaises !
- Non pas le moins du monde ! Et tu devrais cesser de te poser cette question et te centrer sur la cérémonie qui approche...
Les sourcils froncés et la mâchoire crispée, Auguste continuait de regarder droit devant lui. Niniel le détailla. Il était grand, svelte et brun. Ses yeux sombres semblaient animés d'une flamme qui dansait au cœur de ses prunelles. Une force charismatique se dégageait de lui. Il paraissait audacieux et déterminé. Deux traits de caractère qu'elle s'imaginait que les Hommes possédaient. Deux caractéristiques qui les rendaient si dangereux mais qui la séduisaient malgré elle.
Elle aurait dû fuir, alerter son peuple, mettre en place une stratégie de surveillance plus prononcée et anticiper une éventuelle attaque car leurs « ennemis » étaient plus proches que jamais. Pourtant la fée restait là, à contempler cet être. Elle était fascinée par la découverte qu'elle venait de faire au point d'en oublier ce pour quoi elle avait été désignée. Elle aurait aimé prolonger cet instant plus longtemps et prendre le temps d'inspecter chaque parcelle du visage qui lui faisait face, afin de percer les sentiments de cet étranger, mais la voix grave vint rompre le charme de cet instant suspendu dans le temps.
- Auguste ! Il s'agit de ton avenir. Tu sais bien qu'il te faut choisir...
- Je ne veux pas de ces femmes ! Elles sont plus stupides les unes que les autres. Leurs jérémiades m'agacent.
- Il te faudra pourtant en épouser une, mon futur Roi, répondit l'autre amusé.
Sur ces mots, le beau brun rebroussa chemin, son compagnon sur les talons.
Sur le retour, Niniel ne cessa de penser à cet homme dont le visage s'étalait devant elle chaque fois qu'elle fermait les paupières. L'envie oppressante de le revoir germa en elle au point qu'elle commença à réfléchir à la façon dont elle pourrait y parvenir.
Le soir venu, les constellations étoilèrent le ciel et les lianes perlées des saules s'allumèrent. Comme pour les autres fées, ses ailes s'évanouirent. Elle s'avança sous le saule et s'allongea mais le sommeil ne vint pas. L'humain l'obsédait. Elle s'imaginait lui parler et nouer avec lui une belle amitié. Pourtant, elle avait l'intime conviction qu'une telle relation ne pouvait se faire et que si toutefois elle se concrétisait, cela créerait sa perte. Comment pouvait-elle ne serait-ce qu'espérer qu'une entente soit possible entre un Humain et une créature comme elle ? Que penserait l'homme de ... ?
- Mes ailes !
Niniel sauta sur ses pieds. Elle avait trouvé la solution. Il lui suffisait de profiter de la nuit pour l'approcher. Sans ses ailes, elle ressemblait, à quelques traits près, à une des leurs. Légèrement plus petite que l'homme qu'elle avait croisé, leurs corps paraissaient toutefois semblables. Excitée par l'idée que son plan puisse fonctionner, elle écarta le rideau de feuilles, vérifia que la voie était libre et s'éloigna jusqu'à parvenir à l'antre de Ryu. Elle hésita quelques instants puis s'assurant qu'il dormait paisiblement, passa devant lui. Sans faire de bruit, elle escalada la paroi jusqu'à atteindre la brèche la plus haute et la plus large, celle qui lui permettait de passer dans l'autre monde.
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