Vrrrrrrrrrrr...
Ça t'est arrivé, ça, à toi ? Un type que tu connais ni d'Ève ni d'Adam, avec qui t'as échangé un maximum de trois mots sur près de dix ans, que tu croises sans voir et qui t'en tient pas rigueur, un gars – ou une fille, d'ailleurs, je suis pas sexiste – qui occupe dans tes pensées l'importance d'un stylo Bic mâchouillé, d'une nappe à carreaux pourrissant dans un terrain vague, d'un crash aérien en Cochinchine, et dont tu peux pourtant pas t'empêcher de te dire : « J'le sens pas, ce mec, j'le sens pas. » Eh bien, ce quidam, quels que soient son sexe, son âge, son apparence... c'est ton voisin.
Le tien, je sais pas, mais le mien me gonfle t'imagines pas à quel point. Faut quand même avoir un sérieux problème pour réveiller tout le quartier à coups de tronçonneuse le dimanche, à l'aube, alors qu'on habite en pleine cité HLM. Je rappelle aux riches et aux bouseux qu'il n'y a pas d'arbre, ou si peu, dans nos belles cités françaises, et encore moins à l'intérieur des cages à lapin que certains idéalistes naïfs ou faux-culs osent encore appeler appartements – le genre de mec capable de te soutenir que la misère libère l'homme et le rend heureux parce que, « tu vois, ils ont les vraies valeurs, merde, quoi ». Personnellement, j'ai cherché partout et j'ai pas trouvé la moindre verdure. Y a bien trois, quatre pieds de beuh de taille honorable qui traînent dans mon « salon », mais tu les tailles pas à la machette, que je sache, non ? Encore moins à la tronçonneuse ! Faudrait être sacrément snob...
Toujours est-il que tous les dimanches, entre six et sept, cet arboriculteur de mes deux élague joyeusement son doux foyer. Minutieusement et de fond en comble. Oui, évidemment, il occupe l'appart' pile au-dessus du mien. Je préférais quand c'était l'étudiante à talons, c'est dire. Mais bon, vu que je suis dessous, j'ai pas besoin d'un sonar, d'un radar ou de Dieu sait quel truc bizarre à la Octobre Rouge pour suivre dans le détail la progression de son bricolage du week-end. J'aimerais mieux l'entendre collectionner des timbres ou construire des Sacrés-Cœurs en allumettes, mais faut croire que j'ai pas de bol et c'est marre.
Un jour, la vérité m'a frappé comme une révélation : ce type est un serial killer !
C'était tellement évident que je me suis traité de Douste-Blasiste d'y avoir pas pensé plus tôt. Je le voyais vêtu d'une blouse sanguinolente, le visage masqué d'une cagoule en peau humaine, dépeçant des cadavres à la douzaine dans son vingt-deux mètres carrés. Je l'imaginais s'immergeant nu dans un jacuzzi rempli de sang et de membres amputés, communiant avec la mort selon je ne sais quelle croyance mystique à la mords-moi-le-nœud, bref, un fatras de clichés que je dois sans doute à une fréquentation maladive de la section nanars du vidéo-club. Quand j'ai compris ça, j'ai arrêté mon délire aussi sec. Réfléchis, que je me suis dis, réfléchis un peu, bordel !
Je surveille pas ses allées et venues. Je suis pas concierge, et encore moins dans l'âme, mais je l'ai jamais croisé avec un macchab' sur le dos, une tête dans un sac Carrefour ou un énorme sac-à-dos du fond duquel s'écoulerait une jolie petite rigole rouge. Alors bon, même si je le guettais derrière mon judas, même si je notais systématiquement les heures où il se casse et pis revient, je suis persuadé que je verrais rien. Comment il se démerderait, d'abord, pour conserver autant de cadavres dans un espace aussi réduit ? C'est pas possible, je te dis.
En plus, faut arrêter de déconner. Ce type est un connard, certes, mais pas plus que toi et moi (enfin, si, le dimanche, ne perdons pas le fil). Ce que je veux dire, nom d'une limace, c'est qu'il a l'air plutôt normal, ouvert, affable, le genre de gars super bien élevé qui fait triquer les belles-mères et grincer les dents de beau-papa. C'est l'un des rares blaireaux de l'immeuble qui me tient la porte, quand on se croise à l'entrée, ou qui me dit bonjour, tout simplement, et sans avoir l'air sans arrêt de trouiller à l'idée de choper une maladie rien qu'en me causant. Je sais que je paie pas de mine mais, vu mon âge, je me dis que je tiens quand même la forme. C'est comme ça. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Les jeunes ont peur des vieux parce qu'ils leur montrent ce qui les attend. Mais lui, tu vois, apparemment, il s'en fout. Il a même un vélo. J'aime bien les gens qui ont un vélo. Ça me rappelle Tati. Le mime qui a fait des films, pas les Galeries Lafayette du pauvre.
Alors j'ai décidé de lui laisser une chance. Dimanche prochain, je monte le voir dès qu'il aura allumé son engin. Je peux supporter un peu de boucan, je suis pas borné, mais là, ça dépasse tout. On peut supposer que c'est comme ça qu'il attire ses victimes et que je risque d'y passer si je râle, mais putain, REFLECHIS ! J'en aurais entendu parler, si d'autres branleurs de voisins avaient subitement disparu de la surface de l'immeuble. Je les entends aussi, ces veaux. Pas de problème, ils sont toujours là.
Et dimanche, c'est demain. Alors je me couche et je mets du temps à m'endormir. J'ai un peu les chocottes, tu comprends ? Je repense à certains vieux Fulci, l'image d'Anthony Hopkins me vient à l'esprit, aussitôt remplacée par celle de Leather Face. Je m'endors enfin et rêve de viscères en pâte à modeler. Vrrrrrrrrrrrrr...
Et merde.
Je regarde le réveil, un vieux comme moi, avec des aiguilles qui font du bruit et une paire de cloches qui te vrillent les tympans quand l'alarme se met à hurler. Moi j'm'en fous. Je suis à moitié sourdingue et, de toute façon, je me réveille quand je veux. Ben oui, je suis à la retraite et je vous emmerde. En tout cas, il est six heures dix et ça me gonfle.
Je m'habille. C'est marrant comme j'ai plus du tout la trouille. Je suis énervé, j'ai mal dormi, j'aurai sa peau.
Je me relève laborieusement après avoir noué mes lacets et considère un instant la possibilité hautement envisageable que mon voisin du dessus soit bel et bien un tueur en série. J'arrive presque à me convaincre de me munir d'un couteau de cuisine, le modèle long et effilé, du genre version maousse de l'Opinel.
« Vieux con », me dis-je. Je me précipite vers mon AK-47 et sors de l'appartement.
Pour l'AK-47, je déconnais.
En tout cas, là-haut, ça découpe, ça dépiaute, ça déchire à tout va. D'accord, il n'y a ni plaintes, ni gémissements, aucun sanglot brusquement interrompu. Juste un benêt qui fait joujou avec sa tronçonneuse. Foutredieu ! Et si c'était un gadget sexuel ?
Devant la porte, j'hésite quand même vachement beaucoup. C'est normal, tu me diras. Avec le bruit de la tronçonneuse, pas sûr qu'il entende la sonnette.
Allez, à Dieu Vat et tutti quanti, je sonne.
La tronçonneuse s'arrête le temps d'un battement de paupières après mon coup de sonnette. Tant mieux. Mais le silence qui s'en suit me plaît moins. Le gars hésite. Il réfléchit. Ça veut dire qu'il a quelque chose à se reprocher, il cherche une échappatoire, n'en trouve aucune, panique, rallume sa tronçonneuse, défonce la porte et me découpe en morceaux.
Ah, ben non, tiens. Il entrouvre le battant. Rassuré, je constate qu'il a posé son jouet et qu'il a l'air très sincèrement embarrassé. Après tout, ce serait culotté de sa part que de nier effrontément son usage intempestif et répété de moteurs à essence à des heures indues, pas vrai ? Je confirme, il ne le nie pas.
« Ah, c'est vous, monsieur. Je suis vraiment désolé pour le bruit.
- Oui, heu, c'est un peu trop tonitruant et un peu trop matinal. »
Il sourit. Le con.
« J'en suis bien conscient, je vous assure. Hélas, je ne peux pas faire autrement. »
Je le regarde, interloqué.
Parce qu'il m'interloque, là. Il s'en aperçoit manifestement et renforce son sourire, lequel me semblait déjà forcé au départ. Un sourire de faux-jeton qui s'assume pas, si tu veux savoir. Avec un petit quelque chose en plus derrière que je commence à peine à percevoir.
« Ça vous ferait mal de m'expliquer pourquoi? Ou vous préférez peut-être en parler avec les flics ? Un de ces quatre dimanche, y en aura forcément un pour porter plainte, vous savez ? »
J'ai balancé ça de ma voix de vieux con, un peu hautaine, limite plaintive, sans agressivité aucune. Juste la condescendance ordinaire du vieux débris face aux jeunes pousses. Et j'ai fait mouche. Le sourire disparaît et je ne vois plus que la peur.
Ah, ouais. D'accord. En fait, ce type est carrément terrifié. Je sais pas pourquoi et je suis plus très sûr de vouloir le savoir, mais tout chez ce gars-là exsude une terreur panique.
Oh pis merde. Je suis vieux et j'en ai plus rien à foutre.
« Montrez voir. »
Il déglutit, comme dans les films, tout pareil. Le regard fixe, les pupilles dilatées, vissées aux miennes, il écarte le battant sans bouger pour me livrer passage. C'est très con mais dans les films, on a droit à une ellipse. Là, il est obligé de reculer. Je l'aide un peu. Pas que ça à foutre, moi.
Il referme la porte dans mon dos. Mon sang se glace. J'attends le ricanement galvaudé et le coup de hachoir dans l'omoplate. Au lieu de ça, il allume la lumière. Et c'est là que tu vas pas me croire. Ou alors, t'es complètement siphonné, parce que si tu me racontais la même chose, moi, je te croirais pas.
Sur chaque mur, du sol au plafond, sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, de filandreuses racines d'un vert clinquant grossissent à vue d'œil. Au premier regard, je crois voir des serpents, des myriades de serpents de toutes tailles et dimensions, rampant abominablement autour de nous. Puis je remarque les embranchements, les filiations, j'assiste au développement accéléré de putains de racines géantes. Et ce qui est hallucinant, c'est que je disjoncte pas, là, d'un coup. Je lève pas les bras en hurlant avant de me rouler par terre en vomissant bave et entrailles.
Mon voisin, lui, s'est jeté sur la machine et reprend vaillamment son combat dominical. Bordel de merde mais comment il tient ? Moi, à sa place, ça fait longtemps qu'on m'aurait enfermé. Voilà que je me mets à l'admirer...
« CA A Commencé IL Y A SEPT SEMAINES, » me hurle-t-il.
« JE SAIS! »
Il se démène dans tous les sens, s'attaque d'abord aux plus grosses pour faucher ensuite les plus petites. Efficace. Rapide. Organisé. Visiblement pas assez. A quelques mètres à peine, les racines ressemblent déjà à des troncs d'arbre. L'accès au salon me paraît compromis.
« COMMENT C'EST ARRIVé ?
- JE N'EN SAIS RIEN.
- Ah bon ?
- QUOI ?
- JE DISAIS : « AH BON ? »
- BEN OUAIS. UN DIMANCHE, EN RENTRANT DE BOÎTE, VERS SIX HEURES DU MATIN, CA A COMMENCé COMME CA, SANS RAISON. »
Merde, y en a aussi sur la porte. Faudrait pas qu'on reste bloqué ! Mes mains pourries d'arthrose s'esquintent sur l'enchevêtrement fourmillant et visqueux qui se répand à vitesse grand V du haut de la chambranle jusqu'au paillasson. Oui, parce qu'il le met dedans, lui – quel petit con. Je chope le paillasson, l'enroule tant bien que mal et frappe comme un sauvage sur ces enfoirées de racines.
« ET COMMENT CA SE FAIT QUE VOUS AVEZ UNE TRONCONNEUSE ? ICI ?
- JE L'AI HERITEE DE MON PERE. C'ETAIT UN SERIAL KILLER. - ... ?
- MAIS VOUS INQUIETEZ PAS ! J'AI TOUT PRIS DU COTE DE MA MERE. »
Au point où j'en suis, ça change pas grand-chose. Nos jambes à tous les deux, les voilà coincées dans de véritables étaux de... de quoi, d'ailleurs? C'est pas du bois, c'est filandreux, gluant, ça pue, et ça continue de pousser à une allure t'imagines pas.
« JE CROIS QU'ON EST FOUTU. »
Comme il ne répond pas, je hurle timidement :
« VOUS CROYEZ PAS? »
Il me tire la gueule ou quoi ? Je me tourne vers lui. Il a des filaments plein la tronche. Peut plus l'ouvrir, quoi. Si j'avais encore quelque chose à foutre de ma vie, je baliserais sévère, parce que j'en suis sûr, maintenant : lui et moi, c'est comme si on était mort.
Décidément, j'admire la maîtrise de ce garçon. Et quel revirement ! La peur l'a définitivement quitté. Pleure pas, elle reviendra, va, j'ai envie de lui dire. Mais j'ai tout faux. Il pousse le flegme jusqu'à regarder l'heure sur son portable. La fin se rapproche inexorablement.
Et ici, mon gars, ben tu me croiras pas non plus. Je veux dire : si t'as été assez con pour croire tout ce qui précède, logiquement tu devrais prendre pour argent comptant tout ce qui va suivre. Mais c'est trop gros. Moi j'y crois toujours pas. A mon avis, je suis mort et je rêve que je vis.
Mais je me suis pincé, ça m'a fait mal donc j'ai des doutes.
C'est très simple : les racines se sont volatilisées.
Le temps d'un clin d'œil et pshit ! Plus rien. Je contemple, hébété, ce plafond vide, plutôt dégueu, mais pas pire que celui de chez moi. Rien sur les murs, pas une trace. J'en crois pas mes mirettes.
« C'est toujours comme ça. Elles s'en vont au bout d'une heure.
- Excusez-moi, mais faut que j'm'asseye. »
Bon bougre, il me prend par le bras et me guide jusqu'au salon, où il m'installe dans son unique fauteuil – ou au moins le seul à mériter l'appellation de « fauteuil ».
« Je reviens »
Il se lève et revient, effectivement, avec un tabouret, une bouteille et deux verres à whisky.
« Je ferai du café, promis. Mais un petit remontant nous fera pas de mal. Une lichette ?
- Un doigt d'Haddock suffira, » que je réponds, pointant mon index à la verticale.
On picole tranquillement. Je me détends. Je me ressers deux ou trois verres. Lui aussi.
« Dites. »
C'est moi qui parle, là.
« Vous savez, j'ai quelques économies et je me disais... Et si je me procurais une tronçonneuse ? » Et depuis, le dimanche matin, je désherbe entre six et sept.
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