Pravda Psycho Blues
Je m’appelle Giuseppe Bartoli. Paraît qu’y aurait des filles pour trouver ça joli. Je les ai pas encore rencontrées.
Je vis seul dans un pauvre studio puant, derrière la gare routière. L’appart’ d’à côté s’est vidé y a près de deux ans, juste avant une descente de flics, belle coïncidence. Plus personne depuis, à part les cafards que j’entends grouiller, gratter, griffer nuit et jour. Croyez-moi, on s’habitue. On s’habitue à tout.
La voisine d’en face est une pute. C’est son métier. Le cliché de la pute, à la fois moche et sexy. La clientèle défile de plus en plus rarement à sa porte – elle vieillit, la truie – mais je croise encore de parfaits inconnus à des heures où je préférerais traîner seul dans les cages d’escalier. Sont pas méchants, pour sûr. Mais si on veut vivre vieux sa vie de merde dans ce quartier pourri, faut pas oublier d’être prudent.
Au rez-de-chaussée, y avait un concierge, dans le temps. On l’a poignardé une nuit de pleine lune. C’était avant que je m’installe. « Une nuit de pleine lune », n’importe quoi. C’est la pute qui m’a soufflé ces mots-là. On s’en fout. Cette salope doit dévorer l’horoscope dès qu’elle en a l’occasion. Probable que c’est le seul truc qu’il lui arrive de lire.
Remarque, bon. Je dis ça un peu vite. Je lis que les journaux. Et encore, pas tout. Rien à foutre des pages de sport, des chroniques d’humeur, de l’horoscope, justement. Je m’en tartine le appeau, de ces conneries. Mais j’abuse de tout le reste : politique, économie, faits divers, les trucs longs, les trucs chiants. Ça m’énerve, ça m’exaspère, ça me hérisse et je râle et je gueule dans mon foutu cloaque. Je deviens Colère et j’existe.
Le reste du temps, je mène tant bien que mal ma petite existence glauque et grise. Plus insignifiant, tu crèves. Plus dérisoire, tu peux pas. Je suis une ombre parmi les ombres. J’ai pas de vie sociale. Pas de famille, pas d’amis, pas d’anciens camarades, de classe ou du parti, pas d’ancien de l’armée – je suis passé au travers – pas de collègue avec qui égrener les souvenirs du bon vieux temps. En ce qui me concerne, j'ai jamais connu de « bon vieux temps ».
Faut dire que j’ai appris à vivre avec peu de besoins. Je mange pas beaucoup et je bois pas plus. J’économise l’eau et l’électricité. Je n’ai ni voiture ni téléphone. Je sors presque jamais et je fréquente que les médiathèques. Avec ce train-train, mon RMI me suffit largement depuis que Monsieur Ferrer, mon proprio, m’a gracieusement exempté de loyer, après que mon kodak jetable et moi l'ayons surpris entre les cuisses grasses et dépareillées de ma putain de voisine. Monsieur Ferrer est très généreux. C’est vrai que Monsieur Ferrer est très marié.
Il m’arrive de bosser. Oui, des fois, j’ai un peu la dalle. Et pis y a les journaux, hein, ça coûte des sous, à force. Alors je fais n’importe quel boulot à la con que je mets toujours mille ans à trouver. Je fais le pion, le gardien de nuit ou de musée, je joue les femmes de ménage avant l’aube dans de vastes bureaux vides, je donne des cours de soutien à de sinistres boutonneux, je repeins les façades en banlieue, je suis voiturier dans un casino un peu cheap, je vends des paninis dans une rue commerçante, je remplis les boîtes aux lettres de pubs et de prospectus, j'effectue des sondages auprès de blondes étudiantes, j'assassine un clochard, un soir, en rentrant ivre, je ramasse les ordures à l’heure où c’est pas l’heure, je travaille à la chaîne pour des machines qui se fatiguent pas, je livre des parodies de pizza sur une mob qui me hait, je déménage des rupins dans de grands camions blancs, je me tape l’inventaire annuel de Casto, Brico et Ikéa, je fais la plonge et je tiens un bar, un stand ou un standard. Finalement, moi aussi, je fais la pute. Mais comme je vous l’ai dit : on s’habitue à tout et je crois bien que je me suis habitué.
C'est grâce à ces extras que je peux me payer les dizaines de journaux et magazines que je décortique à toute heure. Je les lis, les relis, découpe et classe, confronte et croise, constitue des dossiers. Rien ne m’est étranger. Je connais chaque nouvelle, chaque info, le moindre événement imprimé. Et j’ai une mission : je dois tuer Nicolas Sarkozy.
Cette révélation m’est pas venue d’un coup. Au début, j’avais une lecture un peu paresseuse. Je parcourais chaque article comme s’il s’agissait d’une réalité indépendante et abstraite. Je voyais pas les fils qui reliaient le tout. D’où un certain penchant pour le premier degré. Je comprenais ni l’ironie ni le sarcasme, que je distinguais même pas de la distanciation froide chère à certains rédacteurs. Si j’apprenais dans un torchon que l’immigration était un grave problème, je le croyais. Je pouvais le soutenir mordicus. Et si je lisais l’inverse par ailleurs, je me laissais persuader sans effort. Dans le genre girouette, je me posais là.
Forcément, j’ai un peu déconné. Je me trompais de cible. Logique. Qu’est-ce que j’ai pu dessouder comme RMIstes, SMICards, clodos, Arabes, homos, vieillards atteints d’Alzheimer, cancéreux, Juifs, fonctionnaires, avorteurs… Je sais pas trop, je fais toujours ça dans un état second. J’ai jamais aucun souvenir de l’acte en lui-même, mais je me reconnais toujours dans la rubrique faits-divers.
Sensation étrange, d’ailleurs. En définitive, je suis un serial killer qui s’ignore. Je sais même pas si j’éprouve du plaisir à tuer. En fait, si plaisir il y a, il n’apparaît qu’à la lecture de mes exploits, le lendemain, dans la gazette locale. Je souris toujours un peu connement, comme si je retrouvais avec tendresse la trace d’un vieil ami oublié. Parfois, j’ai les yeux qui se mouillent. Parfois, je regrette. Pas souvent.
En général, je me sens orgueilleux, fier de ce jumeau qui vit dans l’ombre. Je l’encourage pas vraiment, mais je suppose que mon admiration suffit à le motiver. Je suis mon propre prétexte, en quelque sorte.
Évidemment, quand j’ai compris que j’étais un tueur en série, je me suis un peu renseigné sur le sujet. Le seul truc qui colle pas des masses à la définition standard, c’est le mode opératoire. Apparemment, j’en change tout le temps : attaques à l’arme blanche relativement variées, passages à tabacs des plus brutaux, pyromanie galopante, simulations d’accidents de tout type. Bref, je trouve que mon alter ego est un peu négligent sur ce point. En attendant, tout ça me conforte dans l’idée que je suis un être unique et exceptionnel. L’un dans l’autre…
Au bout de quelques temps, j’ai commencé à percevoir des fragments de réalité dont je soupçonnais même pas l’existence. Éplucher les journaux revient à éplucher le réel. Et sous la peau, encore une autre peau. L’expérience montre que ça peut durer très longtemps. Honnêtement, je sais pas si y a un noyau. Toujours est-il qu’à chaque nouvelle épluchure, la nature de mes cibles a changé. J’ai commencé par ceux que j’appelais à l’époque les « parasites sociaux ». Je me suis repenti pour me rabattre ensuite sur leurs principaux détracteurs : les petits commerçants, les petits artisans, les petits patrons, les petits flics, les petits cons et les petits chefs. L’électorat traditionnel du FN, en quelque sorte. J’avais été un tueur d’extrême-droite. Je suis resté un tueur mais je suis passé à l’autre extrême.
J’ai eu ma période anti-libérale, ma période star-system, une parenthèse agressivement athée et diverses passades. Je me souviens d’avoir lu, je sais plus dans quoi, plusieurs analyses alarmantes concernant la surpopulation mondiale et la hausse de la natalité. Pas la peine de faire un dessin : le temps de digérer l’info – un mois et demi facile – j’ai mis à mort une bonne vingtaine de nourrissons. J’ai pas trop de remords, vu que j’y croyais dur comme fer, mais j’aurais pu m’en passer.
Aujourd’hui, tout est clair. Je crois que j’ai atteint quelque chose qui se rapproche du noyau. Nous sommes le 21 mai 2007 et, bon, vous savez très bien de quoi les journaux ont parlé ces derniers temps.
J’ai dressé une liste noire. Le premier nom est celui de Nicolas Sarkozy. Je sais pas si je commencerai par lui, puisque je sais jamais rien. Mais tôt ou tard, je l’aurai comme les autres. Le plus drôle, c’est que je me rappellerai pas l’avoir tué. Je l’apprendrai dans les journaux, puis je passerai à autre chose.
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