La part de pizza
Je ne sais pas trop comment, ce mercredi-là, on s’est retrouvés rien que nous quatre. En fait, je crois pas que ce soit vraiment important. C’est sûr, d’habitude, on traînait plutôt à sept ou huit, parfois bien plus. En gros, les mômes de sept à treize ans de la cité de Vintimille. Mon frère m’a confié une fois que ce nom lui semblait très « ironique ». Faudrait qu’il m’explique.
En tout cas, ce jour-là, un 4 avril, nous n’étions que quatre. Il paraît que c’est un chiffre magique, parce qu’il y a quatre saisons, quatre éléments, quatre phases de la lune, et j’en passe. Mais je vais vous dire un petit truc : nous étions quatre et il y a quatre parts dans une pizza.
« N’importe quoi. Dans une pizza, il y a autant de parts que tu veux. Tout dépend de comment tu les coupes. »
Ça, c’est mon grand frère qui parle. Il m’énerve, ce con. Il veut toujours avoir raison. Alors que c’est pas possible, puisque c’est moi qui ai raison. Dans une pizza, il n’y a que quatre parts dignes de ce nom. Voilà pour la nuance.
Si tu ne veux pas avoir encore faim après l’avoir mangée, ta part, il vaut mieux qu’elle soit bien grosse. En même temps, dans la cité, le gars qui vend des pizzas est aussi Italien que je suis Russe : allez savoir ce qu’il met dans sa pâte. Et je ne vous parle même pas de la garniture. Du coup, si t’en manges trop, t’es sûr de tomber malade et de vomir tes boyaux. Ni trop petite, ni trop grosse, la part idéale, c’est un quart de pizza. Pas plus, pas moins.
Et ce jour-là, on était quatre.
En plus, il faut voir qui c’est qui était avec moi. Rachid, avec ses lunettes à moitié éclatées, dont les branches tiennent avec trois bouts de scotch, portait crânement ses dix ans. Pour une fois qu’il pouvait se présenter comme le plus vieux de la bande, je peux vous dire qu’il se la pétait pas qu’un peu ! Et vas-y que je donne des ordres, que je secoue les plus petits, que je parle qu’en gros mots… Heureusement, comme petit chef, Rachid n’est pas vraiment crédible. Trop gentil, trop bonne pâte. Même moi, qui suis plutôt silencieux, comme bonhomme, j’arrive à en faire à peu près ce que je veux. D’ailleurs, dix ans ou pas, un chef qui porte des lunettes, je suis désolé, mais ça ne fait pas sérieux.
Djibril, plus jeune d’une petite année, le lui faisait bien sentir. Lui, c’était la petite terreur. Vachement balèze, le mec. Un jour, je l’ai vu se castagner avec un grand de douze ans. Croyez-le ou pas, il lui a fracassé la gueule. Il y en avait partout dans la cité.
Faites-moi confiance, ce genre de types, il vaut mieux les avoir avec soi plutôt que contre soi. Il réfléchit pas beaucoup mais on peut compter sur ses muscles. Djibril joue toujours les boute-en-train. Il raconte plein d’histoires idiotes, et quand on se fout de sa gueule, il finit par lâcher plaintivement :
« Mais j’vous jure, les mecs, c’est vrai ! »
En général, là, il y a toujours Farid qui balance un truc du genre :
« C’est ça, et moi je suis Nicolas Sarkozy. »
Moi, j’éclate de rire. Parce qu’avec la tronche qu’il se paye, basané et tout, Farid, il ressemble vraiment pas à Nicolas Sarkozy. Pour ne rien vous cacher, il ressemblerait plutôt à Jamel Debouze, avec un peu plus de bras. Sauf que Farid, il cherche pas à faire rire tout le monde sans arrêt. Des fois, ça lui échappe et ça déborde, comme si les mots les plus bizarres se battaient pour sortir de sa bouche. D’un coup, un mot en pousse un autre, et de fil en aiguille, t’as une phrase hallucinante qui se forme en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « ouf ! »
Je me souviens d’une phrase particulière qu’il avait lancée dans le vent au hasard d’une discussion sur Dieu et les imams :
« Oh tu sais, grâce à mon père, je suis plutôt doué en théologie. Mais c’est à cause de lui que je suis nul en tout ce qui concerne la foi. »
Je lui avais demandé de répéter et d’expliquer. J’avais fini par apprendre encore d’autres mots : athéisme, prêchi-prêcha, dubitatif…
Farid connaît aussi plein d’histoires que son père lui a raconté : celle du Vieux de la Montagne et de la secte des Assassins, celles de Sinbad, d’Aladin, d’Ali Baba et des quarante voleurs, les histoires d’Averroès et des mathématiciens arabes qui vivaient en Espagne, ou encore des épisodes de la vie du prophète qu’on ne trouve pas dans le Coran. Lui, il dit que c’est pas forcément faux, que le Coran, c’est rien de plus qu’un livre et qu’il faut à la fois aimer tous les livres et s’en méfier.
En même temps, que ce soit bien clair : Farid n’a que huit ans. C’est un môme, comme moi. Et à mon avis, mon père s’y connaît vachement mieux en Coran et en prophète. Ça fait quand même plus de temps qu’il est sur terre. Il a réfléchi plus de temps et il a vu plus de choses.
« D’accord, » dit Farid. « Mais mon père à moi, il est plus vieux que le tien, et en plus, il était prof d’histoire quand on vivait encore en Algérie.
- Tu veux dire avant qu’on le vire.
- Ouais, ben on l’a viré parce qu’il enseignait des choses qu’il avait lues dans des livres qui plaisaient pas aux imams, justement. Je trouve ça un peu con. Quand une religion ne tolère pas qu’on la contredise gentiment de temps en temps, ça veut dire qu’elle n’a pas confiance en elle. »
Là, je l’engueule et je me fâche, parce que mon père me dit toujours que le blasphème peut nous envoyer en enfer. Moi, je veux pas y aller. Et ça m’embêterait que Farid y aille juste parce qu’il veut se la péter intello comme son père.
Et ce jour-là, donc, on était ces mêmes gusses : Rachid, Djibril, Farid et moi. Moi, j’ai neuf ans et demi et je porte le prénom du prophète. J’essaie d’être un bon musulman, mais j’aime bien regarder les filles. J’y peux rien, je suis un garçon. C’est ma maman qui dit ça, toujours en levant les yeux au ciel. Si elle ne veut pas que je m’intéresse aux filles, elle n’a qu’à éteindre la télé, cacher toutes les publicités entre la maison et l’école, et brûler les minijupes de ma cousine Fatiah.
Ce qui est sûr, c’est qu’on avait un peu la dalle et qu’on était le nombre idéal de mangeurs de pizza. Le problème, c’est qu’on n’avait, dans nos poches, pas l’ombre d’un centime.
« Alors, demanda Djibril, comment on va faire ? »
Djibril n’a jamais les réponses, mais il sait poser les bonnes questions. On s’est tous regardé, et finalement, Rachid a eu l’idée du siècle :
« On va attendre le prochain épisode. »
Là, y a eu comme un blanc. Rien compris, et toi ? Pas plus. Alors, Rachid a éclaté de son rire de binoclard. Pas trop fort. Sinon, il fait tomber ses lunettes. Mon frère me dit parfois que Rachid n’est « pas vraiment un modèle de spontanéité ». Mon frère, des fois, il dit des trucs qui ont l’air de sortir de la bouche d’un présentateur-télé, mais je suis sûr que même lui, il comprend rien à ces conn… bêtises.
« Vous êtes teubés, ou quoi ? J’vous vannais, c’est tout. J’faisais comme si on était dans une série, voilà. »
Rachid, quand c’est lui le plus grand, il peut pas s’empêcher d’imiter les grands, jusqu’à leur façon de parler. Même les gros mots, les « ta reum » et tout. Je l’ai entendu répondre, un jour, à la maîtresse qui l’engueulait :
« Z’y va, eh ! La vérité, M’dame ! C’est pas wam ! »
Moi, ça me fait bien rigoler mais ça amuse pas tous les copains. Farid, il supporte pas. Je parierais ma collection de Pokémon qu’il emplâtrerait bien Rachid par moments, tellement il le gonfle. Là, c’était justement un de ces moments-là. Quand Farid a faim, vaut mieux pas l’emmerder. Oh, c’est pas lui qui vous cassera la gueule, c’est sûr. Même s’il était plus costaud – « Ça, c’est carrément de la science-fiction », dirait mon frère – il le ferait pas. Farid, il fait pas ce genre de trucs. Par contre, s’il est vraiment fâché contre toi, tu peux toujours courir pour qu’il t’aide à faire tes devoirs. Moi, j’y fous la paix. Je suis sérieux : je plaisante pas avec les devoirs.
« T’es tellement drôle que je serais capable de rire jusqu’à l’Aïd, abruti. »
Rachid a pas aimé. Mais bon, Rachid a des devoirs à faire, comme tout le monde, et pis c’est rien qu’une grande gueule à lunettes. Il a esquivé, m’a regardé en souriant, puis, se tournant vers les autres, a déclaré :
« On va fouiller les cachettes des grands. »
Consternation de Farid, enthousiasme idiot de Djibril. Moi je savais pas trop comment réagir. Mon frère se tient plutôt à l’écart des dealers de la cité. Il en a pas peur, faut pas croire. Il les connaît tous assez bien, en fait, et il lui arrive même de taper la discute avec quelques uns d’entre eux quand il rentre du lycée. « Des vieux potes », qu’il m’avoue, quand je lui demande qui c’est. Il m’en dit pas plus mais, à chaque fois, je peux voir à sa gueule qu'il y a quelque chose qui l’ennuie profondément. Je suis pas sûr mais j’ai toujours l’impression qu’il est tout remué du dedans, le genre super triste, vous voyez ? C’est bizarre, parce que mon frère, il est jamais triste à part ça.
Remarque… Ses « vieux potes », on peut dire qu’ils paient pas de mine. Je veux dire, ils ont l’air d’être tout le temps hyper fatigués. Peut-être que quelqu’un les empêche de dormir. Que tous leurs parents ronflent ou parlent en dormant. Ou alors ils sont somnambules et ça les réveille.
En plus, ils ont les yeux tout rouges comme sur les photos de ma cousine Fatiah, avec des valises j’vous dis pas, et ils tremblent vachement. Comme si le moindre petit geste exigeait de leur part un effort surhumain. Pourtant, je peux vous garantir qu’ils sont pas crevés du tout. J’en ai vu plus d’un semer des flics en courant dans la cité. Il paraît aussi qu’ils se battent de temps en temps, entre eux ou avec d’autres gars d’autres cités. Mais ça, ça se passe la nuit, alors je peux pas dire. J’ai jamais rien vu.
Mon frère non plus. Je crois. Alors pourquoi il veut pas que je reste à côté de lui quand il parle avec ses copains dealers ? Pourquoi est-ce que ma mère les évite dès qu’on risque de les croiser ? Pourquoi est-ce que mon père leur lance toujours un regard de tueur quand il les a sous les yeux ? A la réflexion, ces types me flanquent un peu la frousse.
J’ai aussitôt décrété que Rachid était le dernier des imbéciles et qu’il pouvait aller se faire égorger par qui il voulait, mais que, surtout, surtout, il pouvait m’oublier.
« Comptez pas sur moi. J’ai pas envie de me faire latter. » J’ai dit.
Farid hochait frénétiquement la tête, tout content de pas se retrouver le seul être sensé dans les parages. « Oui ! Voilà, c’est ça. », qu’il répétait. Je crois bien qu’il avait eu une sacrée trouille, lui aussi. Je pense même que, s’il a encore plus flippé que moi, ça n’a rien à voir avec le fait qu’il soit ou non une poule mouillée. Farid, il est pas juste intelligent. En fait, il est beaucoup plus intelligent que nous autres réunis, et à mon avis, y a de la marge. Y a même eu des fois où je me suis demandé s’il était pas aussi futé que mon grand frère, qui a dix-sept ans. Alors, vous comprenez, Farid, il a vu tout de suite, en une fraction de seconde je dirais, tout ce qui risquait de nous arriver si on suivait Rachid dans son délire. C’est ce qu’il m’a expliqué, quelques jours après la pizza.
« Ils nous auraient pas tués », qu’il m’a dit, d’une voix très basse. « On est petits, on est Arabes comme eux, ils nous connaissent de vue et par leurs petits frères et sœurs. Ils nous auraient pas tués mais il nous auraient marqués ! »
Il a dû comprendre que moi, je captais rien. Parce qu’il a ajouté :
« Marqués. Un coup de cutter sur la joue, le front, la main si on est chanceux. Le sourire du diable si c’est plus grave.
- Le sourire du diable ? »
J’ai essayé de le cacher, mais ça m’effrayait un peu, son histoire.
« Oui, c’est comme ça qu’on appelle ça. On te tranche la joue au coin de la bouche sur quelques centimètres. On coupe des deux côtés et tu finis par ressembler au Joker dans Batman. »
Vous imaginez bien que Rachid nous a pourris jusqu’à la moelle. Il nous a traités de plein de mots dégueulasses, en français et en arabe, nous a crié que nous étions des bébés et qu’on avait peur de tout et de n’importe quoi. Ça a duré quelques minutes puis Djibril lui a collé sa main pleine de doigts sur la bouche. Ça lui a cloué le bec direct, à Rachid. Voilà pourquoi je l’adore, Djibril : tout en réflexes. C’est toujours l’instinct qui parle, avec lui. Et là, il se trouve que ça tombait pile-poil. Le problème, c’est quand il se met à l’ouvrir.
Bien entendu, il a fallu qu’il l’ouvre.
« D’abord, tu te tais. T’arrêtes sinon j’t’éclate. Ensuite, tu nous expliques ton plan. »
Oh, putain… Farid et moi, on s’est regardé avant de lever les yeux au ciel, les deux en même temps. Si on avait pas eu autant les boules, ça aurait pu nous faire rire. Au lieu de ça, on a commencé à râler un peu, tout pas contents qu’on était. Seulement, bon, y a un truc que vous savez pas sur Djibril. Quand il regarde quelqu’un d’une certaine façon, il se fait toujours obéir. C’est comme si la personne en face savait qu’à partir de là, il a fini de parler. Après ce regard, il cogne. Même Farid, qui en était à le traiter de con, ça l’a calmé d’un coup. Pourtant, ça se voyait, qu’il avait envie de nous laisser. Moi, si j’avais su, à ce moment-là, pour le « sourire du diable », je peux vous garantir que je me serais barré vite fait.
Rachid, quand il a parlé à travers les gros doigts de Djibril, il avait l’air largement moins sûr de lui.
« Bon-ben-heu, je connais au moins trois des cachettes des grands d’la cité. Je sais exactement où chercher et comment faire pour tout bien remettre comme il faut. Vrai de vrai. »
Pourtant, je vous assure qu’il bredouillait et qu’il tirait une drôle de gueule, notre chef à lunettes. A côté de lui, et malgré sa petite taille, Djibril avait l’air d’une montagne.
« Bon. Mais le problème, c’est qu’ils sauront forcément que quelqu’un les a volés. Sûr. Puisqu’il manquera quelque chose. »
Je regarde Farid du coin de l’œil et je vois bien qu’il s’énerve un peu beaucoup. Il est tout rouge et il fait la grimace. Je dirais qu’il a l’air de trouver tout ça très, très con. Pourtant, c’est super logique, ce que dit Rachid.
Sauf que si les « vieux potes » de mon frère se rendent compte que quelqu’un leur a piqué de l’argent, ils vont être furieux. Et s’ils devinent que c’est nous, on va se faire grave massacrer.
Je pense ça très fort dans ma tête. J’aimerais que Rachid et Djibril – surtout lui, en fait – m’entendent dedans la leur. Mais j’ose pas parler, maintenant. Le dernier truc dont j’ai envie, c’est d’un coup de poing dans la tronche.
« Et si on nous voit ? » a demandé Farid.
Farid connaissait la réponse à cette question et je me suis dit que, s’il prenait la peine de braver les poings de Djibril, ben, cette réponse me plairait pas du tout. Je me suis mis à avoir vraiment les chocottes. Vous savez comment ça fait ? Je parie que vous savez – tout le monde sait. Même mon frère. Même mon père. Y a que Dieu qui a jamais peur. Et encore, un jour, Farid m’a dit que s’Il nous avait crées, c’était surtout pour se rassurer.
« On nous verra pas. La vie d’ma mère qu’on nous verra pas ! » a dit Djibril. « J’ai réfléchi, qu’est-ce' vous croyez ? On va faire ça tout comme j’vous dirai et ça va marcher. »
Impressionnant, le Djibril, quand il s’y met. Rachid s’était légèrement ratatiné pendant tout le temps qu’il avait causé. Il venait peut-être de comprendre que c’était plus trop lui qui commandait. Ou alors pour la forme. Si on se faisait choper, il serait le premier à prendre cher. Pratique. Pas sympa, mais pratique. Du Djibril tout craché. Il veut bien jouer les patrons, gonfler les biceps et, franchement, il adore se bastonner. Mais dès qu’y a un adulte à l’horizon, faut qu’il puisse se planquer quelque part. Derrière Rachid, par exemple.
Farid et moi, on devait tirer une drôle de tête, parce que Djibril s’est cru obligé d’ajouter.
« J’vous jure, les mecs. C’est vrai. »
« Merde-merde-merde ! » j’ai pensé.
« On est mal barré. Tout ça, ça va mal finir, et dans une heure, j’aurai plus de nez. »
Bon, en fait, j’avais raison et j’avais tort. Mais je vous dis pas pourquoi.
A peine cinq minutes plus tard, on s’est rassemblé tous les quatre au pied d’un des rares arbres de la cité. Rachid, à genoux, grattait la terre entre deux grosses racines. La sueur lui brouillait un peu la vue, alors il a dû s’essuyer les lunettes deux ou trois fois avant de finir son trou. Farid ne tenait pas en place. Il avait les yeux partout, tournait la tête de tous les côtés, des fois qu’un des grands ne surgisse à tout bout de champ. Et il tremblait, oh la la comme il tremblait ! Moi, je la ramenais pas plus. J’étais debout, à côté de lui, carrément tétanisé. Si l'un des vieux potes de mon frère se pointait à ce moment-là, jamais je serais capable de bouger. Et rien que cette idée suffisait à me donner envie de pisser dans ma culotte.
Djibril, visiblement, s’en foutait. Penché par-dessus la tête de Rachid, il arrêtait pas de demander si c’était la bonne cour, le bon arbre, les bonnes racines. Et l’autre quatre-z-yeux qui répondait oui, oui, oui, oui. Parce que maintenant, c’était clair et net dans sa tête : s’il trouvait rien, Djibril lui casserait la figure. Il n’avait pas le choix. Il devait absolument trouver un bout de shit, de l’argent, n’importe quoi. La question de savoir ce qu’on pourrait bien faire d’un bout de shit ne se posait pas. Peut-être que Farid l’avait sur le bout de la langue mais rien ne l’aurait décidé à parler. Trop la frousse, quoi.
« Ça y est, c’est bon, a dit Rachid. »
Il touchait du doigt un truc marron, qui ressemblait un peu à du bois, mais en plus lisse. Djibril l’a poussé d’un coup de reins et s’est précipité sur la trouvaille. En deux temps trois mouvements, il a dégagé le morceau, l’a reniflé puis l’a levé en l’air en signe de victoire.
« C’est du shit, les copains ! On va l’avoir, notre pizza. »
Farid l’a empoigné doucement. « Viens, faut pas qu’on reste ici. On peut nous voir. » On s’est vite réfugié dans la cage d’escalier du bâtiment D, chez moi en fait. Je savais que ma mère ne sortirait pas de la journée et que mon père et mon frère ne rentreraient pas avant huit heures. J’avais quand même un peu peur à cause des voisins. N’importe qui pouvait passer et nous surprendre avec le shit, et alors là, je sais pas ce que je pourrais inventer pour expliquer qu’on voulait juste s’acheter une pizza.
N’empêche que j’avais jamais vu du shit avant. J’étais curieux. D’après ce que m’avaient raconté des plus grands que nous, tu dois mélanger le shit avec une cigarette avant de la fumer. Mais ce machin-là, c’était vraiment gros.
« Putain, c’est pas un petit bout ! C’est carrément une boîte d’allumettes ! » qu’il s’est exclamé, le Djibril.
- Ouais, familiale. »
Ça, c’était Farid. Il regardait le petit pavé brun avec mépris. Je voyais bien que ça ne lui plaisait pas.
« A quoi ça sert ? » j’ai dit.
Farid s’est contenté de renifler en baissant les yeux. C’est Djibril qui s’y est collé.
« Tu sais, mon cousin, il fume de longue. Il dit qu’on se sent bien, qu’on a envie de rigoler et qu’on raconte un peu n’importe quoi. Y en a même qui voient des trucs bizarres ou qui se mettent à chanter sans raison.
- C’est comme de l’alcool, non ? Ça m’étonnerait que le prophète approuve. »
Là, Farid a bondi sur ses deux jambes.
« Arrête une fois pour toutes avec ton prophète ! Si tu veux savoir, il en fumait souvent, lui aussi, du haschisch. C’est culturel, ce truc. C’est comme le vin pour les Français. Mais merde, regardez-les, ces « grands » qui s’envoient ça comme on bouffe des haribos. Ils sont tout mous, ils ont les yeux rouges et ils font rien qu’à glandouiller en râlant sur les « Céfrans ». Tu trouves ça bien, toi ?
- Ça veut dire quoi, « culturel » ?
- Oh, putain… »
C’est marrant comme ce jour-là Farid se lâchait question vocabulaire. Je l’avais rarement entendu parler aussi mal. D’habitude, il cherchait ses mots comme pour nous en mettre plein la vue. Pour une fois, c’était un peu n’importe quoi. Un peu comme quand Djibril lui a répondu, sauf que lui, il cause jamais vraiment bien.
« Z’y va, oh cousin ! Tu nous lâches, on est pas en récré ! Si tu veux pas méfu, c’est toi qui vois, mais nous, on va le goûter avant de le vendre. »
Pis il a rigolé et il a ajouté : « Pédé. »
Y a eu d’abord un long silence, du genre de ceux que tu sens bien passer. Le genre qui fait tout froid partout. J’ai cru que Farid allait se mettre à pleurer, qu’il allait partir sans se retourner et qu’on le reverrait plus jamais. Puis j’ai distinctement entendu quelque chose se casser, très très loin, et je savais pas ce que c’était. Alors Farid a parlé et sa voix m’a rappelé celle du directeur de l’école. Sauf que Farid, c’est un enfant comme moi, alors je vous dis pas l’effet que ça nous a fait.
« Petit con, merdeux, morpion invertébré. T’as vraiment qu’un petit pois dans la tronche, et c’est pareil pour Rachid et Mohammed s’ils se mettent à faire exactement tout ce tu leur dis sans réfléchir deux minutes avant de foncer. Tu crois vraiment que tu vas vendre cette merde sans que toute la cité soit au courant ? Non mais t’es con ou tu l’fais exprès ? Tu veux que j’te dise ce qu’il va se passer ? Y a un dealer qui va s’apercevoir qu’un pauvre imbécile lui a fauché son gagne-pain, il va piquer une crise et ensuite, il va se mettre à chercher jusqu’à ce quelqu’un lui dise : “ C’est marrant, le p’tit Djibril a vendu du hasch à un étudiant. Aha, t’aurais vu la gueule de l’étudiant ! ” »
Moi, ça m’a glacé d’un coup. Rachid, pareil. Djibril, ça a mis un peu plus de temps à lui arriver au cerveau. Mais il est resté con, quand même, silencieux et tout. Je suppose que lui non plus n’avait jamais entendu Farid parler de cette façon. Encore une fois, j’avais l’impression de me faire engueuler par M. Burgala, le directeur. Je peux vous dire que devant lui, y en a pas un pour faire le mariole. Même Djibril, il se tait.
J’ai regardé Farid et j’ai compris que c’était le moment ou jamais de l’appuyer.
« J’ai pas envie de fumer ça, moi. Même la pizza, maintenant, j’avoue que ça me tente plus vraiment.
- Vous êtes marrants, vous autres. On a le shit en main, là ! Qu’est-ce qu’on en fait ? On va le remettre là où on l’a trouvé ou on l’balance ? »
Farid a juste tendu la main.
« Donne. J’ai une idée. »
J’ai pas compris tout de suite. Ce n’est qu’en voyant la porte de l’entrée se refermer dans le dos de Farid que j’ai fini par me dire : « Il va le leur rendre… Mince alors, il va se faire tuer ! »
J’ai regardé Rachid, qui fronçait les sourcils en se grattant le nez. Il ressemblait à un dessin que j’avais vu dans mon livre de lecture. Il ne lui manquait que les points d’interrogation au-dessus du crâne. Et puis c’est Djibril que j’ai regardé. Il tirait une de ces tronches ! On aurait dit un des méchants de Dragon Ball quand il s’énerve parce qu’il arrive pas à éclater Son Go Ku.
« Z’y, va, les keums ! On peut pas le laisser partir ça comme. »
Tiens, il m’étonnait, là. J’aurais jamais imaginé qu’il puisse se faire le moindre souci pour Farid.
« J’vous parie c’que vous voulez qu’il veut tout s’garder pour lui. »
Ah, je me disais aussi. Et là, à les regarder tous les deux, Rachid et Djibril, j’ai eu comme une vision. Quand j’en ai parlé à Farid, quelques jours plus tard, il m’a vissé le fond des yeux avant de lâcher :
« Laisse le prophète en dehors de ça. C’était pas une vision, mais une révélation. Tu as juste découvert une vérité à laquelle tu ne t’attendais pas parce que tu refusais de la voir. »
Il cause bien, le Farid. Je crois que je l’ai déjà dit. Mais comme d’habitude, il a dû s’apercevoir que je pigeais rien. Je ne sais pas si c’est vraiment Allah qui m’a ouvert les yeux, mais Farid, des fois, il est un peu compliqué, comme garçon.
Djibril a toujours été une brute épaisse et stupide, et Rachid, un mouton. Il obéira, quoi qu’il se passe, à n’importe quel tas de muscles et sera prêt à suivre le premier caïd venu parce qu’il ne réfléchit pas plus que Djibril. Voilà ce que j’ai vu à ce moment-là.
Tous deux ont couru vers la porte. Djibril l’a ouverte un peu vite et Rachid se l’est prise dans la figure. J’ai rigolé. Djibril, ça lui a pas plu.
« Quoi ? Ça t’fait marrer ? Tu viens ou j’te défonce ! »
J’ai secoué la tête sans arrêter de sourire. J’ai levé les yeux au ciel. Je me suis mis en route en marchant vraiment lentement. Pour l’agacer. Puis j’ai dit :
« Sinon j’te défonce, ou j’te fracasse, ou bien j’te tue… Tu sais dire que ça, hein, Djibril ? Tu sais pas demander les choses poliment ? »
Je l’ai senti un peu hésitant sur le coup, mais bon, c’est Djibril.
« Viens, j’te dis ! Et grouille, merde !
- Je viens. Évidemment que je viens. Mais pas parce que tu me casserais la gueule si je venais pas. Farid va rendre le shit à ses propriétaires et il vaut mieux qu’il y ait quelqu’un avec lui au cas où il aurait des ennuis. »
Ah, ce que j’ai pas dit ! J’aurais sans doute mieux fait de la fermer. Djibril a baissé les yeux, ses doigts se sont mis à jouer avec les plis de son pantalon. Je crois même qu’il tremblait un petit peu.
« Ouais. D’accord, ouais. Mais euh, Farid, il sait parler et tout va bien se passer, non ?
- Je pense que oui, » j’ai dit. « Mais il vaut mieux qu’il soit pas tout seul. On sait jamais. »
Silence. Un peu longuet, en plus, comme silence.
« Bon. Moi, j’y vais. »
Je les ai laissés derrière, dans cette cage d’escalier pourrie, et je ne les ai revus que le lendemain, dans la cour de l’école. On s’est pas parlé. Plus jamais on s’est parlé. Ou en tout cas, plus comme avant.
J’ai couru comme un malade. Farid était parti depuis plus de cinq minutes. Il devait sûrement être en train de discuter avec les dealers.
Je l’ai trouvé, un rien penaud, devant la boulangerie de Nasser, un vieux bonhomme qui passe son temps à fumer la pipe sur les marches de sa boutique. Farid hésitait encore. Ça se voyait. Tant mieux, que je me suis dit. Puis je me suis rendu compte qu’il regardait vers un immeuble précis. Sans doute qu’il pouvait les voir, de là où il se tenait.
« Farid ! J’ai crié. Attends ! … Je viens… avec… toi. »
Je suffoquais, j’en pouvais plus, mais quand je l’ai vu me répondre d’un signe, j’ai ralenti ma course. En fait, je me suis tout bonnement arrêté de courir. Mes poumons étaient en feu et je soufflais comme un chien.
« Je suis content que tu sois venu.
- C’est normal. Toi et moi, on est ami.
- Je sais. Je suis content pour ça aussi. »
Et on y est allé. Ensemble.
Un jour, mon frère m’a laissé regarder un western avec lui. D’habitude, il est plutôt du genre à éteindre le poste quand il me trouve devant. Il dit toujours que c’est trop violent et que ça peut me perturber. Du coup, c’est toujours lui qui choisit dans le programme et c’est souvent qu’il m’interdit d’allumer l’écran.
« Ce film est une merde infâme et t’as pas besoin de voir tout ce sang. Va lire un livre. »
En général, je me résous plutôt à brancher ma Playstation.
Là, c’était différent. Il a regardé le film avec moi et pouvait alors commenter au fur et à mesure en répondant à toutes mes questions. Et vous pensez bien que j’en avais pas qu’un peu, des questions ! Ce western m’a tout d’abord semblé beaucoup plus sanglant que les films dont me parlent les copains. Les cow-boys avaient tous l’air de gangsters ou de clochards, avec leurs barbes de dix jours, leurs cheveux pas coiffés et cette sueur dégueulasse qui brillait au soleil. Ils tuaient sans rien dire, tranquillement et simplement. Parfois quatre ou cinq personnes en moins de trois secondes. J’étais soufflé. Même le héros de l’histoire avait l’air sale et méchant, mal rasé, jamais souriant. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’est le duel.
Les trois cow-boys se tenaient dans un cercle de pierre, au centre d’un immense cimetière. On nous les montrait parfois d’assez loin, puis carrément de tout près. Du coup, on distinguait parfaitement les rides, les poils de barbe, les gouttes de transpiration et leurs regards fixes et mauvais. J’avais presque l’impression de respirer à leur rythme et je me perdais dans ces yeux qui me semblaient sortir de l’image pour me pourchasser jusque dans mes rêves.
J’ai ressenti exactement la même chose en traversant le parking qui nous séparait des cinq dealers. Au début, on marchait comme deux enfants marchent dans leur quartier. Puis ils nous ont aperçus et peut-être ont-ils remarqué que nous ne les lâchions pas des yeux. Alors ils nous ont regardés. Fixement. En plein dans la pupille. A chacun de nos pas, leurs regards durs, mais plus vides encore que ma tirelire. Et ce silence qui s’installait. Ils ne parlaient plus. Ils se contentaient de nous regarder.
« Salam Haleikoum », a dit Farid.
Il s’est touché le cœur du poing droit tout en leur tendant le morceau de shit. J’aurais cru qu’il s’y prendrait autrement. J’ai chuchoté le nom du prophète en baissant les paupières à l’instant même où Farid enchaînait :
« On a trouvé ça. Quelqu’un l’a déterré et l’a laissé tomber. »
J’ai regardé les cinq dealers, qui ont regardé Farid pour se regarder ensuite les uns les autres, s’attarder un instant sur moi, avant de reporter toute leur attention sur Farid. J’avais une furieuse envie de pisser.
« Comment tu sais que c’est à nous ? »
Celui qui venait de parler portait un survêtement Adidas et des Rayban sur le nez. Il ne souriait pas plus que les trois cow-boys mais sa voix ne m’a pas paru hostile. Je suppose qu’il était plutôt content de récupérer son morceau. Je me suis avancé, un peu effrayé quand même, et j’ai dit :
« Excuse. Je suis le frère de Saïd. Des fois, il parle avec vous et je vous entends sans faire exprès. Alors on s’est dit que si c’était pas à vous, vous sauriez au moins à qui le rendre. »
Derrière les verres fumés de ces lunettes, le type m’a observé pendant au moins deux minutes. Je commençais à vraiment flipper quand il a éclaté d’un rire de détraqué :
« Hé héhééé…. Merci, les mômes. Héééé hé hééé… C’est super. Hé hé hééééé… »
Ça a duré quelques secondes puis tout s’est arrêté d’un coup.
« Allez. Cassez-vous. »
Il a empoché le morceau et s’est remis à causer avec ses copains, comme si Farid et moi, on avait pas été là, devant eux, à ne pas piger que c’était fini, qu’on pouvait partir.
Alors on est parti.
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