Si quelqu'un s'était trouvé adossé contre le mur très précisément à cinq pas sur la gauche de là où Thomas Kravik avait lancé son mégot, il aurait vu le bout de cigarette incandescent réaliser une demi-sinusoïde parfaite au-dessus de la tour escalier qui se détachait sur l'horizon.

Et si la même personne s'était tenue au même endroit vingt-sept jours plus tard très précisément, il est fort à parier qu'elle aurait éprouvé à ce moment là un vague sentiment de déjà-vu.

Pour l'heure, la tour engloutissait dans ses souterrains la voiture familiale de Jon Cobol et ne l'en laisserait ressortir que dix heures plus tard. C'était là, dans un bureau du dernier étage qu'il exerçait avec amertume la profession de développeur. Et contrairement à Thomas Krazik, Jon n'entrevoyait aucune échappatoire.

Sa carrière était un malentendu. Il s'était retrouvé là-dedans parce qu'il savait compter et parlait anglais. Ses études l'avaient mené dans une voie de garage et en faisant demi-tour il était tombé sur une armée de recruteurs qui embauchaient n'importe qui pour les envoyer s'asseoir entre une chaise et un clavier.

Jon n'était pas contrariant et avait besoin d'un salaire, il avait signé. Un peu inquiet au départ quant à ses capacités il s'était vite rendu compte que la stratégie de recrutement dont il avait été l'objet était la bonne : coder c'est donner des calculs à faire à une machine en lui parlant anglais, tout le monde peut le faire.

Il n'aimait pas ce boulot mais sa nature conciliante faisait de lui un élément qu'on valorise de temps à autre pour qu'il continue à donner de sa personne pour l'entreprise. Il était donc devenu responsable technique au sein d'une petite équipe qui développait des formulaires web pour une obscure administration territoriale.

Comme chaque matin, les places réservées aux employés étaient toutes occupées, il rangea son véhicule plus loin sur une zone libre, retourna à pieds vers l'entrée du hall et se plaça dans une file d'employés qui attendaient un ascenceur.

- Hé !

Jon eut à peine le temps de se retourner qu'il recevait dans l'estomac une masse lourde et informe. Plié en avant, se tenant le ventre, il laissa choir le projectile au sol. Un sac de sport.

- C'est ouf comme t'a pas d'abdos mec.

Mikael était l'ancien stagiaire de Jon. Quand il était arrivé, deux ans plus tôt, Mikael était un nerd, introverti et pas vraiment porté sur l'effort physique. A un moment quelque chose avait vrillé et il s'était mis à camper dans la salle de sport du centre commercial au premier étage. Il y avait gagné trois tailles de T-shirt, une obsession pour les muscles et un début de melon. Ce changement agaçait Jon mais il conservait une certaine bienveillance à l'égard de son ancien apprenti.

- Ouais, faudra que je m'y mette un jour.

L'ascenseur arrivait, Jon s'y engouffra. Mikael le suivit et enchaina la conversation sans prêter attention aux regards de reproches que lui lançaient les suivants dans la file.

- On fait quoi aujourd'hui ?

- Comme tous les autres jours, Minus.

- Nan mais je veux dire, il y a Axel qui est là. Il vient pour quoi ?

- Je sais pas.

- Tant qu'il rince ce soir, le reste je m'en fous.

C'était un autre changement qui était arrivé en même temps que la muscu, Mikael s'était mis à fréquenter les afterworks avec la même assiduité que la salle de sport. Et les soirées où Axel, le big boss, faisait le déplacement jusqu'à eux étaient réputées pour leur taux d'alcoolémie et leur propension à générer des anecdotes suggestives.

- J'espère que Manon viendra aussi. La dernière fois elle est pas passée loin de ma b

La tolérance de Jon avait des limites. Il fit comprendre à Mikael qu'il ne l'écoutait plus et porta son attention sur son téléphone.

L'ascenseur stoppa sa montée et s'ouvrit sur l'open-space.