SEPIA
Il fait soleil ce matin mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres.
Marthe est assise dans son rocking-chair et essaie de maîtriser sa respiration. Son cœur bat beaucoup trop vite. Elle a posé ses mains sur ses genoux.. Regarde les veines bleues pulser à ses poignets, les étoiles rousses en semis sur la peau de papier, les doigts tordus.
Ils viennent de partir et jamais elle ne s’est sentie aussi vieille.
Bien sûr, elle sait qu’elle l’est. Ses mains le lui disent depuis longtemps et certains jours plus que d’autres quand l’arthrose les transforme en griffes de douleur.
« - Mais j’ai seulement 80 ans … » a-t’elle crié à son fils Pierre.
« - Ca n’a aucun sens de dire ça, maman. »
« - Mais pour moi, si ! Ma mère est morte à 94 ans, mon père à 92. Dans ma famille, 80 ans, c’est encore jeune. »
Pierre l’a appelée la semaine dernière pour lui annoncer leur venue aux environ de dix heures. Ils ne passent pas souvent chez elle. Elle a été surprise, puis ravie, et comme à chaque fois, pleine d’espoir au sujet de Louise. Louise est toujours tellement mielleuse : « Vous êtes sûre que vous vous sentez bien, mémé Marthe ? » Son air pincé, sa moue réprobatrice crispent les nerfs de Marthe, mais c’est la femme de son fils, et à chaque fois, elle se dit que Louise n’aura pas son petit air méprisant et que leur visite se passera au mieux.
Elle s’est levée tôt. Ses mains se taisent aujourd’hui mais la préparation du thé est longue et fastidieuse.
Elle se demande comment ils auraient abordé la question si elle n’avait pas fait tomber la théière au moment de la poser sur la table. Un brusque éclair de douleur a mordu ses mains qui se sont ouvertes. Explosion, fracas, feu d’artifice de liquide brûlant et de morceaux de porcelaine.
Pour le bouquet final, il a fallu attendre…
Après un bref instant de panique qui laisse Marthe tremblante et paralysée, Louise s’occupe de tout. Les dents serrées, elle fait asseoir Marthe, et ramasse, éponge avec de grands gestes efficaces. Pierre, en retrait, regarde prudemment par la fenêtre.
« Bon, dit Louise en s’asseyant face à Marthe. On était justement venus pour vous en parler… »
Marthe se redresse, le souffle soudain court et regarde Louise fouiller dans son sac et en retirer comme de grandes cartes colorées. « Jetez donc un coup d’œil sur ces brochures, mémé Marthe. »
Marthe baisse les yeux et serre les doigts pour les empêcher de trembler. La douleur hurle maintenant en s’insinuant partout, jusque dans ses coudes. Malgré ses lunettes, elle a du mal à voir les grandes lettres qui dansent puis s’immobilisent. « Résidence pour personnes du troisième âge », lit-elle.
Ils sont partis maintenant et Marthe regarde ses mains. La scène qui a suivi reste embrouillée dans sa tête, elle sait qu’elle s’est levée, qu’elle a crié, qu’elle a jeté les brochures par terre. Pierre a tenté de la calmer mais Louise, furieuse, s’est mise à crier aussi. Marthe n’arrive pas à se souvenir des mots échangés. Elle les voit prendre leurs manteaux et partir, elle voit Louise se retourner, les lèvres serrées, le regard dur. « Nous reviendrons » a t’elle jeté avant de claquer la porte.
Marthe coule un regard vers les brochures, le détourne aussitôt. Elle ne partira pas d’ici. Elle aime cet appartement. Elle se souvient du rire de Raymond la première fois. « L’envolée, quel drôle de nom pour un immeuble » avait il dit.
Marthe se lève et va chercher dans l’armoire son album de photos. Elle caresse un moment la douceur du vieux cuir qui apaise les ruades de son cœur. Elle ouvre l’album, et retient sa respiration, comme si elle plongeait…
…Marthe, 16 ans, lit dans le jardin de ses parents. Le soleil ruisselle sur ses cheveux dénoués, ses bras nus. Surprise par l’objectif, elle a levé les yeux, un demi-sourire sur ses lèvres entrouvertes.
…Marthe, 20 ans, en robe blanche, est aux côtés de Raymond. Son cœur bat dans ses tempes, les grains de riz crépitent autour d’eux.
…Marthe, 25 ans, est assise sur le sable, et serre le petit Pierre contre elle, sa bouche enfouie dans les cheveux fins du bébé, le regard vers l’horizon.
...Marthe, 80 ans, est de nouveau heureuse.
La mer et le ciel se mêlent dans une blondeur rousse, qui envahit tout, et le monde devient sépia.
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