2. Gris Coeur — Vendredi 22 janvier 2021
Grigny est un monde à part. Certes, comme dans tous les jardins de logements sociaux, il y pousse des fleurs bétonnées dont les pétales atteignent les nuages et que des mouches en uniforme butinent de temps en temps. Parfois, quand les cœurs s’échauffent et que la fierté s’en mêle, des guerres éclosent entre Evry et Viry-Châtillon, de mauvaises herbes que le temps n’a pas su déraciner. Grigny, pour les ultracrépidariens qui n’y vivent pas, est le symbole de l’échec à la française, là où sont abandonnés les enfants de la Liberté. Grigny, c’est la pauvreté, la violence et les commerces de ceux qui n’ont pas appris à vivre autrement. Grigny, c’est un peu le Compton de la Cinquième République.
Du moins, c’est ça, la réputation de Grigny. C’est pire du côté de la Grande Borne. Il parait qu’on n’y voit guère la vie défiler ou la mort surprendre.
Grigny existe et survie. Et la Grande Borne, ensevelie sous la neige, subie le froid qui n’épargne personne, et surtout pas Marie, coincée dans onze mètres carrés de murs fissurés.
Elle presse l'ourlet de son bonnet contre ses oreilles, essaye de se concentrer sur les formes qu’elle dessine. Un vent glacial s’engouffre dans la pièce à travers un trou mal bouché dans la vitre, soulève les factures posées sur la table d'appoint, oublie d’effacer les puanteurs que dégage la litière.
Quelqu’un vomit.
Marie balance le cahier sur le bras du fauteuil défoncé, se lève pour remplir un verre d’eau. La fuite n’a pas été réparée. De l’eau arrose son pull et trempe le tapis crasseux qui revête le sol.
Elle écarte la nappe plastifiée, mur de fortune qui sépare la pièce unique en deux.
Sur le canapé-lit, sa mère repousse la couverture qui la réchauffe à peine. Son visage est pâle comme la mort. Ses cheveux emmêlés, longs et ternes s’éparpillent sur ses épaules frêles et dénudées. Ses cernes, alourdies par le mascara qu’elle n'a pas retiré la veille, lui donnent quinze années de plus que ses vingt-sept ans.
— Quelle heure? Grommelle-t-elle d’une voix craquelée avec une grimace.
Elle a vomi dans son faux sac Chanel. Son haleine pue l’alcool, les soirées clandestines et les haut-le-cœur. Marie jette un coup d’oeil à l’écran du téléphone qui charge par terre.
— Treize heures quarante-trois.
Elle prend le sac contrefait, le dépose sur le micro-ondes qui sent le plastique brûlé quand on l’allume. Des moucherons volent au-dessus de l’évier. Elle a oublié de faire la vaisselle.
— Monsieur Mayoute est passé. Il dit que c’est à nous de faire le ménage cette semaine. Il dit aussi que tu lui dois encore deux euros pour les cigarettes.
— Qu’il aille se faire foutre. Je dois rien à personne moi…
Sur le canapé-lit, Emmy se redresse difficilement, ses bras et jambes endoloris, ses yeux encore baignés de larmes. Monsieur Mayoute n’aura pas son argent. D’ailleurs, il lui est redevable. N’est-elle pas au courant de toutes ses indiscrétions perverses ? Pense-t-il qu’elle ne voit pas la lueur dans ses yeux quand il regarde Marie ? Ses lèvres tremblent, le froid brûle ses narines, irrite sa gorge. Elle remonte la couverture jusqu’à son cou. Ses pieds sont gonflés d’ampoules. Personne n’a pu la déposer cette nuit.
La tuyauterie gronde. Marie nettoie le sac Channel sans une grimace de dégoût. Habitude oblige. Elle ressemble à son géniteur, partage avec lui des yeux bleus, un nez en trompette et des pommettes piqués de tâches de rousseurs. Ses cheveux blonds ont été coupés par la voisine, Madame Rodriguez, qui se revendique coiffeuse.
Le visage de sa fille lui est insupportable.
Ce visage lui rappelle la solitude et la colère.
Ce visage qui lui rappelle la vie. Sa vie. Dix ans de vie gâchée.
Elle repousse le verre que lui tend Marie. L’eau coule sur le duvet et imbibe le matelas. Elle jure à voix haute, balance la couverture qui retombe sur les sacs jumbo bourrés de vêtements mal séchés. Marie apporte un torchon pour éponger le petit sinistre. Emmy s’énerve, arrache le tissu de ses mains.
— Laisse-moi tranquille, putain !
Elle allume une cigarette dans des gestes frénétiques et l’odeur du tabac se mêle à toutes les autres. Marie n’a pas bougé et se tient là, près du lit, un air idiot sur le visage. Insupportable.
— Qu’est-ce que tu fous encore là? T’as pas des devoirs ?
— J’ai tout fait. Je devais juste apprendre la leçon d’histoire.
— Ouais, c’est bien. Vas faire la vaisselle alors. Et ne me fais pas chier, je suis pas d’hum…
Une quinte de toux l’étouffe à moitié.
— Dégage. Dégage, je te dis…
Marie tire sur le mur plastifié avant que les insultes ne pleuvent. C’est mieux quand sa mère dort. C’est calme, silencieux (si on omet les Bourgoins qui se battent et s’insultent à longueur de journée) et Marie joue à Candy Crush sur le téléphone de sa mère aussi longtemps qu’elle le désire. Mais aujourd’hui, le studio sent les toilettes publiques à cause des deux messieurs qui ont débouché la bouche d’égout en bas de l’immeuble. Et puis, elle doit récupérer le seau à serpillère et la javel chez Monsieur Mayoute. Il déduit de trente euros le loyer de ceux qui font le ménage dans l’immeuble et à chaque fois, c’est Marie qui remplace sa mère au brossage des escaliers. Quand Emmy disparait pendant des jours, Marie fait le ménage chez Monsieur Mayoute contre dix euros.
Pour faire la vaisselle, à cause du trou dans la vitre, Marie est obligée d’enfiler son poncho à capuche. Un cadeau de Madame Ndiaye, qu’elle a trouvé dans les vêtements oubliés de la laverie. Madame Ndiaye lui a promis que l’odeur d’huile s’en irait. Ça fait plus d’un an et à l’école, on l’appelle « la friteuse ».
Elle plonge ses mains dans la mousse. L’eau est gelée. Son haleine fait de la buée sur la vitre. Par la fenêtre, les voitures sont enterrées sous les flocons de neige qui couvrent Grigny. Dans l’allée, Aïssatou revient de la boucherie avec sa maman. Madame Niangaly ne peut plus travailler à cause de ses reins. Marie les observe marcher lentement jusqu’à la porte de l’immeuble. Les roues du cabas de Madame Niangaly tracent des sillons profonds dans la neige. Elle se demande si Nelson va les aider à monter les courses. Avant, il attendait toujours Madame Niangaly à la porte de l’immeuble. Mais depuis la mort de Monsieur Niangaly, Nelson ne descend plus. Aïssatou dit qu’il travaille avec les grands et que le soir, Madame Niangaly s’énerve quand il lui dit de ne pas s’occuper des factures.
Trois coups à la porte. Elle sursaute.
De l’autre côté du mur plastifié, elle entend le bruit sourd de sa mère qui tombe du canapé-lit.
— Qu’est-ce que t’attends ? Ouvre cette putain de porte et rattrape-le !
Marie lâche l’assiette qui se brise dans l’évier et se précipite vers la porte qu’elle ouvre à la volée. Au fond du couloir, une deuxième porte claque, résonne contre les murs. Des pas précipités dans les escaliers. Elle s’élance à sa poursuite. Il est trop rapide et dévale les marches deux à deux, trois à trois.
Dans le hall d’entrée, les grands sont installés sur des chaises pliantes. Ils rient fort et se taquinent, emmitouflés dans des doudounes, Nike aux pieds, Ninho aux oreilles. Marie les dépasse et ils font silence, car elle est la fille de la cinglée du sixième étage et l’élève préférée de Nadia, la maîtresse des CM2 à l’école Aimé Césaire.
Dehors, dans le parking, un moteur rugit. Une moto s’éloigne dans un nuage de fumée qui fait fondre la neige.
Marie remonte les six étages, essoufflée. La porte du studio est grand ouverte. Sa mère a récupéré l’enveloppe déposée sur le pallier. Elle est assise sur la table d’appoint, occupée à compter des billets, cigarette à la bouche. Son vieux pull délavé retombe au-dessus de ses cuisses, ne cache pas ses hématomes.
— Il y a combien ?
— Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? Tiens, prends ça, dit-elle en lui tendant deux billets de dix euros. Va t’acheter de quoi bouffer. Tu me saouleras plus.
Le réfrigérateur est vide. C’est la troisième fois en deux semaines qu’elle sonne chez Madame Ndiaye pour plier ses vêtements en échange d’un plat de tieb — rien à voir avec les sandwichs immondes à un euros cinquante que sa mère l’envoie acheter en bas de la rue. Vingt euros, c’est déjà ça.
— Il manque du dentifrice. Et la lessive pour Madame Ndiaye. Du jambon et des pâtes, du sel, des saucisses. J’ai vu qu’il y a des promotions à la boucherie.
Sa mère ne l’écoute pas. Son visage a repris de ses couleurs. Elle plie soigneusement les billets, les range dans son faux sac Louis Vuitton. Marie sait qu’elle a prévu de tout dépenser en alcool et en cigarettes. Et puis, sa mère doit de l’argent à tout le monde, même au livreur de pizzas et aux Témoins de Jéhovah. Donc Marie fera comme la fois précédente. Elle attendra que sa mère soit trop saoule et volera quelques billets dans son sac. Au moins, elle pourra remplir le réfrigérateur et le petit placard.
Marie va se rassoir sur le fauteuil, récupère l’enveloppe vide sur la table basse. Une écriture en patte de mouche mentionne son nom et celui de sa mère : Emmy et Marie Brochart. Discrètement, elle glisse l’enveloppe sous le coussin du fauteuil, avec les douze autres qu’elle garde comme un trésor. Elle reprend son carnet à dessins et imagine le visage de cet inconnu qui frappe à leur porte le quinze de chaque mois. Elle n’ose pas le dire à haute voix, bien sûr, mais elle croit que c’est son père. Alors elle le dessine. La mine de son crayon trace le sourire qu’elle n’a jamais vu, le regard qu’elle n’a jamais croisé, la voix qu’elle n’a jamais entendue et l’affection qu’elle n’a jamais connue.
Ce n’est pas le portrait du porc, du connard, du mec toxique que sa mère aime dépeindre et insulter. Il est celui qui pense à elle et qui connait son nom, même si Marie ne connait pas le sien. Et un jour, quand Emmy sera trop saoule pour l’en empêcher, il viendra la chercher pour l’emmener loin, très loin.
En attendant, elle rêve. En attendant, elle l’imagine. En attendant…
— Et cette vaisselle, elle va se faire toute seule ? On est pas à l’hôtel cinq étoiles ici. Bouge-toi !
*Gris Cœur, Kemmler
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